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L’Essaillon
« Entre la Tourre et lou Crapoun,
I a moun païs, qu’ei Sederoun »
Alfred Bonnefoy-Debaïs

Etudier, préserver et faire connaître le Patrimoine Historique, Naturel et Culturel de Séderon et de sa Région

Le juif errant au Quatre…
Article mis en ligne le 30 juin 2020
dernière modification le 19 août 2022

par sandy-pascal

J’ai essayé, il y a quelques années, de retracer la vie d’une personnalité locale, Ephrem Pascal (Trepoun n° 56 de 2014) ayant la chance d’avoir une correspondance suivie entre lui et ma grand-mère, sa filleule et petite cousine. Je rappelle qu’il était vice-chancelier de l’Évêché et surtout que la mémoire familiale le perpétuait comme un homme d’une grande gentillesse et humanité. Je me suis à ce moment-là posé des questions sur ses prénoms : Ephrem, Samuel, d’autant qu’à Barret, les Samuel, Ephrem, Ismaël n’étaient pas rares. A Barret, un peu en contrebas de l’église, nous avons le quartier Juiverie… Si j’ajoute qu’une série de coïncidences m’ont fait lire ou relire des romans retraçant le périple des Juifs d’Europe de l’Est (Hilsenrath, Ikor) ou celui des Juifs espagnols (« Retour à Séfarad ».- Assouline) vous conviendrez que ma curiosité ait été aiguisée. Davantage encore lorsqu’en judéo-provençal (appelé aussi shuadit, mais ce terme est controversé) me fut mis dans les mains « La reine Esther, tragédie provençale ». Les études et revues sur les « Juifs du Pape » (j’y reviendrai) ou « Juifs du Comtat Venaissin », sont nombreuses, mais en Baronnies ? La Juiverie de Barret-de-Lioure était-elle anecdotique ? Où, quand, comment ?

1. La tradition orale

Comme il faut bien une entrée dans un domaine inconnu, le raisonnement a été le suivant : si nous avons eu une population juive conséquente, il doit y avoir une tradition orale, sinon je remue de l’eau…

J’ai été comblée avec « Traditions orales sur le Juif errant en Dauphiné et Savoie » dans : Le Monde alpin et rhodanien. Revue régionale d’ethnologie / Année 2004.

© Essaillon

Les enquêtes de Charles Joisten,au XX°, complétées par Alice Joisten, font une large place à nos villages. Les dates indiquées sont les dates où Joisten a relevé ces récits.
 
 
 

Je relève :

  • « Au lieu-dit le Quatre (commune de Séderon), dans une maison seule au bord de la route, une dame qui veillait en attendant le retour de son mari, entendit tout à coup du bruit et la porte, qui n’était pas fermée à clef, s’ouvrit et laissa passer un homme d’une taille exceptionnelle ; elle n’en avait encore jamais vu d’aussi grand. Une fourche sur l’épaule, il fit le tour de la pièce sans rien dire et ressortit. On dit que c’était le Juif errant. (Ballons, Drôme, 1959) »

En deux mots, la légende du Juif errant, c’est qu’ayant refusé de porter secours à Jésus-Christ allant à son supplice, ce personnage a été condamné à l’errance éternelle : « Je m’arrêterai et reposerai ; et tu chemineras ! ». Depuis ce temps, il a toujours été errant en pays étranger…

Il est vu comme un géant ou comme un ouvrier prodigieux, selon les légendes.

Alice Joisten (p. 33) :

« C’est dans la Drôme que la vision du marcheur éternel est la plus frappante. Il porte parfois les bottes magiques du conte :

  • De quelqu’un qui marche vite, on dit qu’« il marche comme le Juif errant » (Séderon, Ferrassières, 1960), ou qu’« il a les jambes du Juif errant ». (Montfroc, 1960)
  • Le Juif errant marchait très vite et faisait de très grands pas. Il avait des « bottes de sept lieues » (Eygalayes, 1960) ; il faisait de très grands pas, car il avait des « bottes de cent lieues ». (Lachau, 1960) ».

Étant un géant, il laisse la trace de ses pas…

« Le Juif errant mettait un pied sur la Montagne de Chamouse, l’autre sur celle de Pale. (Eygalayes, 1960) ».

La carte ci-jointe localise ces relevés abondants.

Cette fois, je peux chercher : les Juifs, dans les Baronnies et spécifiquement « chez nous », ne peuvent pas n’être qu’une légende…

2. Ni vraiment errants, ni tout à fait enracinés

Je ne vais pas faire un historique complet de la présence juive en Dauphiné, les historiens eux-mêmes employant le conditionnel pour étayer leurs propos. Cette présence est illustrée ça et là par des documents où les juifs apparaissent comme les « fiscalins [1] » des Dauphins, dès le IX° siècle (Cartulaire de St Hugues du 11 août 894, où Louis l’Aveugle parle des « judeis et judeabus fiscalinis nostris ».)

L’idée est donnée : les juifs représentent une source de revenus non négligeable et sont, selon les besoins du Dauphin, tour à tour protégés ou proscrits, tolérés par la population ou traqués.

Néanmoins c’est au XIV° et XV° siècles qu’ils trouvent une place importante dans notre histoire, que leurs noms sont fréquents dans les actes concervés aux archives.

Il faut déjà se rappeler que ni le Dauphiné ni la Provence ne sont en France, que cette portion de la France actuelle fait encore partie du Saint Empire romain germanique.

© Essaillon
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Domaine royal
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Royaume de France
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Saint-Empire romain germanique

Les juifs du Royaume de France ont été expulsés du domaine royal en 1182 par Philippe Auguste puis rappelés en 1198. Expulsés, ré-admis, expulsés encore… Les historiens médiévistes jusqu’au début du XX°, ont attribué ces revirements à l’anti-judaïsme chrétien (l’anti-sémitisme n’a de sens qu’à l’époque contemporaine). Les historiens, à partir du XX°, ont une grille de lecture beaucoup plus utilitariste, puisqu’ils notent qu’à chaque expulsion correspond une campagne de «  captiones  » ; de saisie brutale de leurs biens. Et d’impôt supplémentaire pour avoir le droit de revenir. Tout cela est corrélé avec les besoins du « Trésor royal ». Il est probable que les deux (anti-judaïsme et besoin d’argent) coexistent.

En 1306, des juifs sont réfugiés en majorité dans le Sud de la France, donc hors du domaine royal. Beaucoup de communautés se sont formées à Lunel, Montpellier, Narbonne et dans tout le Languedoc. Je dis 1306, car c’est la date où Philippe le Bel réitère un ordre d’expulsion de tous les juifs du royaume de France, mesure qui, de délai en délai, fut totalement effective en 1328.

Quoi de plus proche pour une fuite du Languedoc que la Provence et le Dauphiné – je le rappelle toujours pas en France ? Tout naturellement, l’implantation des juifs y a été très importante.

Provence : Jewish Settlement, Mobility and Culture. « Provicia judaica », D. IANCU-AGOU

Le Dauphiné est une communauté historique d’une totale complexité avec fluctiation des territoires au gré des alliances, ventes et héritages des barons locaux. Ainsi, pour ce qui nous intéresse aujourd’hui, le Dauphiné, sous l’égide du Dauphin Humbert II, s’accroît des baronnies de Montauban en 1305 et de Mévouillon en 1317.

Les effectifs de population juive se sont accrus fin XIII° (expulsion des juifs d’Angleterre en 1290, qu’on retrouve à Manosque…) Cette population est présente au début XIV° dans la totalité de l’espace qui nous intéresse, plus dense en haute Provence, surtout dans la vallée de la Durance, voie de communication, de commerce et frontière vers d’autres lieux en cas de nouveau revers… Dans les grandes villes (Aix, Arles, Marseille, Salon, Tarascon) la population juive au milieu du XIV° est estimée à 10 %. Je ne parle pas ici d’Avignon, Carpentras, Orange… où les juifs représentent une population plus considérable.

Le Comtat venaissin a en effet été cédé au St Siège en 1274 et Avignon en 1348. Ils sont restés sous administration papale jusqu’à la Révolution, en 1791.

La Cour papale a favorisé l’activité des juifs, puis, en 1322 Jean XXII expulse les juifs d’Avignon et du Comtat. Lesquels se réfugient en Dauphiné et en Savoie. Cette expulsion est de courte durée, mais certains juifs du pape restent…

En 1394, les juifs sont définitivement expulsés du Royaume de France et, là encore, s’établissent au plus proche…

L’histoire des juifs du pape est abondamment documentée, les juifs du Comtat venaissin formant une communauté qui – encore aujourd’hui – a sa revue « L’Écho des Carrières » très documentée. Les « Carrières » sont les quartiers juifs, fermés de part et d’autre, qu’il serait impropre, au sud de la Loire, d’appeler « ghetto », cette fermeture étant quelquefois imposée, souvent volontaire, pour protéger le quartier du commerce les jours de shabat, par exemple.

 

3. Routes et trafics en Dauphiné

Sous l’influence du séjour des papes à Avignon – de 1309 à 1418 – capitale du monde chrétien, les marchands, voyageurs, colporteurs ou banquiers lombards sillonnent les chemins pour relier l’Italie du Nord et la ville papale. De Briançon à la Durance, à partir de Gap, les voyageurs ont naturellement pris les chemins où les péages étaient le moins cher.

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C’est ainsi que de petites cités, comme Buis-les-Baronnies, ont vu leur vie économique dynamisée par l’hôtellerie et les marchands ; que nos villages bientôt rendormis ont connu une brève prospérité.

« Les manans et habitons gagnoient les uns en tenant hostelleries publiques, les autres en vendant leurs blez, vins, foins et autres fruytages, les autres en faisans chars, chareties et aultres habillemens y appartenant, les autres en vendant leurs chevaulx, mules et autres bestes de charroy avec leurs harnoys et les labour eux en faisoient plus grand laborages, tellement que rien ne vacoit dont vos rentes et revenues et celles des gens d’Église et des nobles du pals estoient très bonnes et de grand revenue… Brief, les dits voyages vous souloient estre très proffitable et à vos diz pays en tant et diverses manières et fassons que c’est merveilles que chascun de bon entendement peut assez panser [2] ».

Quand le départ des papes fut acté, Buis-les-Baronnies déplora « pendant près d’un siècle » la perte de cette richesse… « Cum ipse locus (Buis-les-Baronnies) esset suificienter populosus et in facultatibus… opulentus, nunc autem tam propter guerras… quam eciam propter carenciam itinerîs Lombardie quod pro tune iliac transibat et multa comoda habitantibus in ipso loco afferebat,… propter defectum Curie Romane qui Avinione pro tune residebat, predictus locus est in numerositate populi et in affluencia facultatum in tantum diminutus quod vix in medietate populi et opum remansit et continue diminutur. »

Ce texte nous indique que Buis-les-Baronnies était assez peuplé avec des revenus opulents ; que lorsqu’il était sur le chemin des lombards, de nombreux avantages affluaient dans ce lieu ; que lorsque la Curie Romaine qui résidait à Avignon est partie, le nombre d’habitants de ce lieu choisi et les richesses ont cruellement diminués et que cette diminution continue.

4. La vie des juifs en Dauphiné

Tout n’est pas rose pour les juifs des Baronnies pendant cette période. Humbert II, le Dauphin, pressure largement juifs et lombards (ceux-ci sont toujours liés dans les décisions, concurrents dans le commerce de l’argent) pour financer sa croisade. Il finit par expulser les juifs du Dauphiné, et part en croisade. Son régent, l’archevêque de Lyon, Henry de Villars, en son absence et avec l’autorisation du pape, annule l’expulsion des juifs et lombards et autorise à nouveau leur présence en Dauphiné « moyennant une somme de 1 000 florins applicables aux frais de la guerre contre les Turcs ». Il en rend ainsi compte au Dauphin : « J’ai consulté N. S. Père le Pape au sujet des lombards dont vous avez ordonné l’expulsion générale : il m’a répondu que vous pouviez bien supporter ce que supporte l’Église et qu’il n’était pas utile de les expulser, alors qu’on pouvait en tirer profit : en conséquence, j’ai décidé que cette année ils payeraient double pension, ce qui produira 1 500 florins qui vous seront réservés ; les années suivantes ils ne payeront que la pension simple.

Quant aux juifs, sur les conseils du Pape, il a été convenu avec eux qu’outre leurs pensions ils vous payerontun subside de 1 000 florins, dont 500 cette année et 500 l’année prochaine [3] ».

5. Persécution et créances

Au printemps 1348 « la peste noire » s’étend dans les État Delphinaux et dans toute l’Europe pendant 3 ans. Le secrétaire delphinal Humbert Pilat note dans le registre delphinal : « En Provence, tous les Juifs ont été massacrés, soupçonnés de l’empoiseonnemnet des puits et des fontaines, car la rumeut s’est irrésistiblement propagée que la mortalité universelle qui règne de par le monde, telle qu’il n’en a jamais été de semblable, provient du poison. A Veygnes, en Gapençais, quatre-vingt-treize Juifs, au Buis, à Nyons, Sainte-Euphémie, Mirabel, Visan, Villedieu, Orange, Valence, Tain et le Dauphin a ordonné que l’on enquête sur toute l’étendue du Dauphiné. »

Les juifs ayant échappé aux massacres ont vu leurs biens mis sous séquestre, et dans les « baillages méridionnaux des Baronnies », le Dauphin s’adjuge les biens échappés au pillage, notamment les créances dont les victimes étaient titulaires. C’est ainsi que le compte du châtelain de Mévouillon (exercice 1348-1349) mentionne les dépenses effectuées pour transporter du Buis au château de Montauban les cartulaires et instruments (actes notariés) des juifs.

Je ne m’étendrai pas sur l’imbroglio juridique de plus de 30 ans pour que les juifs encore présents récupèrent leurs créances. Ce qui m’intéresse, c’est que ces précieux documents (moitié hébreux, motié latin) sont encore aujourd’hui aux archives de Grenoble, et que des esprits éclairés les ont traduits !

Nous avons là entre 1327 et 1344, 902 créances de juifs du Buis, avec leur nom, la date, la nature, le montant, le nom des débiteurs !

Sont prêteurs à Buis, 45 personnes : 12 juives et 33 juifs (Mosson du Buis, Bonne Dame, Cescot, Alandrat ou encore Facon, Montellion, Davinon, Salamonet de Caderousse, sa fille Blanche et son gendre Signoret !)

Beaucoup selon la coutume des juifs du pape, marquent leur nom de leur origine : il y a Bonafos de Rosan, Lionet de Rodez, Jacob de Lunel, quoique tous « habitor Buxi ».

Leurs activités de prêteur vont pour les uns de Mollans à Sainte-Euphémie et vallées afférentes à l’Ouvèze, d’autres couvrent l’est ou le sud avec Brantes. À l’ouest ce sont les communautés juives de Nyons qui prêtent, plus loin celles des juifs de Rosans, d’Orpierre et surtout de Serres.

Les prêts pouvaient être contractés auprès d’un intermédiaire, « stipulant » au nom d’un prêteur. Selon les années, un prêt sur 3 ou 5, est ainsi effectué dans la petite localité même auprès de l’intermédiaire juif local.

Le Dauphiné est devenu nominalement « français » en 1349, mais ne cessant pas pour autant d’être terre d’Empire germanique, en en conservant les libertés et prérogatives.

6. Péages et revenus

Depuis le milieu du XIII° siècle, les communautés urbaines et paysannes rachètent aux seigneurs des obligations fiscales et obtiennent un grand nombre de concessions de foires et marchés. Humbert II favorise la vie économique en réglementant la voirie, les forêts, les établissements financiers [4].

Grâce à la réglementation des péages (registre de péages) nous connaissons les routes (chemins praticables aux mulets de charge et aux porteurs). Cette autonomie a démultiplié les passages des marchands lombards, car emprunter les « routes » du Dauphiné évitait de payer les droits de passage plus importants en Royaume de France.

Les juifs, seuls autorisés au prêt à intérêt, se sont livrés au commerce de l’argent, et, ainsi que les lombards, ont institué des établissements financiers, nommés « casanes, comme ceux des lombards. On sait qu’il y a eu au Buis une importante casane. Les seigneurs delphinaux n’ont pas tardé à reconnaître leurs aprtitudes et à leur confier le recouvrement de leurs sources de revenus.

Les revenus des châtellenies delphinales (la leyde, le four, le moulin banal, le banvin, les gabelles, les péages) étaient affermés à l’enchère : celui qui offrait la plus forte somme assumait les chances et périls de l’entreprise.

Ainsi, à l’image des lombards avant eux, les juifs, tantôt seuls, tantôt associés à des chrétiens, ont géré les péages et routes principales, en laissant dans les petits villages d’autres juifs à leur solde gérer les petits péages.

Les moulins delphinaux du Buis ont été exploités par exemple (contrat de juin 1331) par les juifs Crescas Hendion et Fachon. La leyde du sel, du poids de Nyons fut adjugée (1332) au juif Asuturge du Puys. La leyde, les péages et poids de Mirabel-aux-Baronnies furent attribués (1338) à 3 juifs : Vidal de Narbonne, Bonafoscia et Sanilon.

Sur la carte ci-dessous, on voit qu’à Séderon il y a un important péage : logique puisque Séderon est en Provence, et Mévouillon et autres lieux en Dauphiné. La logique veut aussi que le péage soit au « Quatre » et six siècles plus tard, la tradition orale nous restitue le Juif du Quatre, même si c’est sous les trais du « Juif errant »…

7. Les lombards

Le terme « lombard » a volontairement été laissé sans majuscule car il est quasi devenu l’équivalent de « marchand lombard ».

J’ai été frappée dans mes lectures par le parallélisme, la concurrence entre les lombards et les juifs. Les lombards étaient soit « mercatores » soit « usurarii ». S’ils ne formaient pas dans nos pays de grandes compagnies, comme en Champagne, à Nîmes ou Montpellier, ils étaient petits marchands dits « singuliers », et avaient aussi leur « casane », sans qu’on puisse distinguer, des juifs ou des lombards, qui furent les premiers.

Sont dits « singuliers » les « tenanciers de tables de prêt ou casanes comme on les appelle dans le Sud-Est », les « courtiers, épiciers, marchands de draps ou de chevaux… ». D’après les historiens, beaucoup s’y fixaient définitivement, épousant des femmes « locales ». L’émigration italienne est si ancienne qu’elle fait partie de nous…

J’y insiste, parce que Gilbert Picron dans sa « Toponymie de Barret-de-Lioure, ce que disent les noms de lieux et de lieux-dits » explique le nom du « Col de Lombard » par le vent venant de Lombardie auquel ce col est particulièrement exposé.

Enfants et adolescents, nous allions à pied de la ferme familiale à Barret par un chemin de l’Ubac de Baïs qui était, dans la famille, dit depuis toujours (ou du moins depuis des temps immémoriaux, comme disent les notaires) « chemin des Italiens »… Mes grands-parents, à mes questions, répondaient : « Ça s’est toujours appelé comme ça, même avant les charbonniers… »

Étant donné le point de passage naturel que constitue le Col de Lombard entre Barret et Séderon, je m’autorise à avoir un avis différent de celui de Gilbert Picron sur l’origine du nom. Jamais je n’ai entendu qualifier un vent de « lombard », qui d’ailleurs – merci Wikipedia – s’appelle la lombarde [5].

La présence de lombards itinérants est, par contre, bien attestée. Pour moi, je vois le marchand lombard, avec sa mule, passer par le col de Lombard et redescendre sur Séderon tout naturellement par le chemin des Italiens…

J’ai volontairement laissé de côté toute la diaspora juive de Digne à Manosque, où pourtant les communautés, les centres intellectuels forment une foisonnante histoire, ne voulant pas allonger un texte probablement déjà un peu indigeste… Contrairement à ce qui se passe en France, en Dauphiné et en Provence, les juifs sont des citoyens, intégrés à la polulation par la langue : juifs et chrétiens ont en commun l’usage de la langue provençale, comme en témoigne les minutes de procès. Jude nostri (nos juifs) comme dit Humbert II, peuvent s’installer, participer, on l’a vu, aux enchères, bénéficient comme les chrétiens du privilège de « non extrahendo », c’est-à-dire de ne pouboir être jugés hors du fief de juridiction dont dépend son domicile. Ils sont inscrits au cadastre, seuls leurs impôts diffèrent, la « tallia judeorum » leur étant spécifique.

8. Et maintenant ? Quand les juifs deviennent français… et catholiques

Le Dauphiné a été peu à peu unifié par les rois de France, le Conseil Delphinal est devenu, sous Louis XI un parlement du royaume, la centralisation monarchique a fait son œuvre.

L’édit d’expulsion des juifs a été étendue aux grands fiefs au fur et à mesure de leur réunion à la couronne de France. L’édit d’expulsion des juifs de 1498 pour la Provence puis le Dauphiné sera réitéré en 1501, et appliqué à ceux qui refusent le baptême. Ainsi certains partent en Afrique du Nord, leur histoire transparaissant dans leur nom : Sarfati (sarfat signifie français en hébreu contrairement à ‘nos juifs’ dit « Provençal »), Narboni (de Narbonne), Elbaz (de Béziers).

D’autres, nombreux, se convertissent bon gré, mal gré, et deviennent ce qu’on appelle les « néophytes », l’équivalent des marranes en Espagne. De génération en génération, cinq siècles plus tard, personne ne se souvient de ses ancêtres juifs…

Avant le XVI° siècle, les juifs de Provence et Dauphiné sont connus sous deux identités, l’une juive pour leur commaunauté, suivie du nom de leur lieu de provenance : comme Mordechaï ben Joseph Avignon ; l’autre française, qui les identifie dans le milieu français environnant : Astrugi Avignon, Salvetus Bedarrides. Les noms de famille marquant l’origine changent avec les pérégrinations des juifs qui les portent : ainsi l’un des plus célèbres financier juifs du baillage des Baronnies, Symilon (ou Samuel) de Lambesc, devint Symilon d’Hyères puis, à Hyères, Symilon de Nyons, nom sous lequel il a été assassiné au Conil (garenne) du Castelet en 1340. Cet assassinat a créé toute une controverse entre les grands rabbins de Haute Provence (Orange, Nyons et Manosque) sur le point de savoir si sa femme pouvait se remarier… « Le même juif pouvait se voir désigné dans le même temps et le même lieu par les toponymes des différentes cités où il avait séjourné et rarement par le nom de la localité où lui ou sa famille avait vu le jour. » [6] Les juifs de l’époque voulant marquer leur origine, « de Béziers » deviennent Debèze ou Bèzes, et « de Thèze » deviennent « Dethèz » ou Dethès ».

Dès le XVI° s’établit une appellation unique, à consonnance français. Les juifs du Comtat sont désignés au XVII° siècle sous leur nom francisé : Joseph de Milhau, Samuel de Lattes, et plus sour leur nom rituel.

Il va de soi que sous la Révolution, s’appeler de Sisteron, de Carpentras, de Milhaud, n’est pas recommandé. Ainsi leur nom de famille devient Sisteron, Carpentras, Milhaud, Carcassonne.

Avec le décret de Bayonne (1808), Napoléon oblige les juifs de France à avoir un nom de famille définitif et à le déclarer à l’état civil : Yacob ben Haïm devient Comprat Vidal Bonsatrug-Avignon, Immanuel ben Yacob, devient Emmanuel Bonfils-Orange… Les « fils de » – ben Samuel, ben Yacob – prennent pour nom de famille Bonfils. Le passage du nom juif au nom français est quelquefois indécelable : Ychouda ben Ruben devient Vidal Bonsatrug-Avignon, Levi ben Guershom devient maître Léon de Bagnols-Orange…

Le choix du nom de famille peut être un nom de métier, comme Sartor (tailleur). C’est ainsi que la branche commune de la famille avec Ephrem Pascal, point de départ de ma curiosité, est effectivement identifiée comme un nom juif : les Bladier, de Barret-de-Lioure (habitant la Juiverie) ont donné au XIX° siècle un maire, Hyacinthe à Barret. Ce maire a eu 3 filles, l’une donnant la branche Augier (la mienne), l’autre la branche Pascal. Bladier en effet, n’est pas – comme je l’ai cru – un cultivateur de « blad », un marchand de grains, mais un courtier, prêteur de semence aux agriculteurs malchanceux, avec intérêt…

Du fait de la langue commune, les XVI° et XVII° siècles sont pour les néophytes une époque où se développe les surnoms ou sobriquets qui deviennent leurs noms : Baron, Babi, si nombreux qu’un ouvrage leur est consacré. Quelquefois le nom juif est traduit directement en provençal : Mardochée devient ainsi Ange ou Lange.

Pour d’autres noms, on peut avoir une hésitation entre 2 origines : Cassan, porté par les juifs du Comtat, vient pour les uns de « casse » (chêne), pour d’autres de « caçin », titre donné aux dirigeants des communautés juives. Pour Mistral, les Cassin ou Cassan, sont de vieilles familles provençales chrétiennes, juifs convertis au XVI°.

La tradition a voulu que nos néophytes donnent à leurs enfants un prénom rappelant leur origine… Puis c’est devenu un prénom « de famille » – comme d’autres sont Joseph de père en fils – sans que l’on ait même la moindre idée de la judéité de l’origine. C’est ainsi qu’entre 1880 et 1900 on relève dans les registres des naissances à Barret-de-Lioure des Théotiste, Athalie, Elie, Lombard (!), 2 Ephrem, Salomon, Ismaël, 2 Samuel… A Mévouillon, pour les mêmes dates, 4 Ephrem, 3 Samuel, Rachel, Elie, Abel, Isaïe, une Orthalie, une Hermaclée, sans compter les noms de famille Vidal et Samuel recensés comme un des principaux noms juifs du Comtat.

A Séderon, je ne trouve que 2 Abel et un Tobie (à l’origine, juif de la tribu de Nephthalie, à la vie si exmeplaire que le « Livre de Tobie » est un des livres de l’Ancien Testament).

Donc soit moins de néophytes sont restés à Séderon soit leurs traditions familiales se sont plus vite perdues.

Et donc ? Me direz-vous… Et donc, je suis contente de penser que tous, au-delà de ce que nous savons et pouvons donc exprimer, nous portons un passé opaque et romanesque.

Si vous ne vous êtes retrouvés ni dans le passé protestant (Trepoun n° 40) ni dans le passé juif de notre contrée, quelqu’un, un jour, travaillera peut-être sur les invasions ottomanes du Moyen Âge…