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L’Essaillon
« Entre la Tourre et lou Crapoun,
I a moun païs, qu’ei Sederoun »
Alfred Bonnefoy-Debaïs

Etudier, préserver et faire connaître le Patrimoine Historique, Naturel et Culturel de Séderon et de sa Région

Les manuels d’arithmétique pour les marchands
dans la France du XVe siècle

L’étude que le Trepoun consacre au livre de Louis Dethès se termine par ces extraits d’un article paru en 2003 dans le bulletin n°444 de l’Association des Professeurs de Mathématiques de l’Enseignement Public, reproduits avec son aimable autorisation.

Article mis en ligne le 29 décembre 2016
dernière modification le 1er janvier 2017

par SPIESSER Maryvonne

A la fin du Moyen Age se forgea peu à peu une tradition nouvelle à l’intérieur de l’arithmétique pratique, liée à la nécessité d’une formation mathématique plus exigeante pour les futurs marchands…

Les arithmétiques commerciales en France… nous possédons une quinzaine de textes d’arithmétique marchande originaire de la France actuelle, pour une période qui va de 1420 à la fin du siècle. La langue d’écriture est le français ou l’occitan (avec ses variantes). A titre de comparaison, environ 300 manuscrits ont été conservés dans les bibliothèques italiennes. Pourquoi ce décalage ? Essentiellement parce que le grand commerce est plus développé en Italie qu’en France, ce qui a contribué à la création d’écoles spécifiques à l’enseignement des techniques mathématiques nécessaires au commerce et a créé un groupe social qui a fait vivre et évoluer ce type de mathématiques. En France un tel milieu humain est beaucoup plus restreint, beaucoup moins influent. Néanmoins, la composition de traités « marchands », tout au long du XVe siècle, répond à des besoins nouveaux en matière de formation professionnelle.
Les métiers du commerce se complexifient, ce qui va de pair avec la sédentarisation progressive du bourgeois-marchand qui peut maintenant se permettre – cela devient également une nécessité – de donner une formation à ses fils ; elle est notamment d’ordre mathématique et linguistique.
En 1460, dans un poème dédié à son fils, un marchand lyonnais écrit : « Après avoir étudié à l’école, il te faut prendre un parti ; alors ne soit pas embarrassé ; pour devenir marchand, tu dois d’abord apprendre à bien calculer, car c’est la voie pour connaître et comprendre au plus vite le compte de l’or et de la monnaie »… A cette époque Lyon, avec ses foires qui durent plusieurs semaines… est une place économique et financière importante où on assiste, vers 1465, à l’arrivée massive de marchands et banquiers italiens.

Les contenus mathématiques et la constitution d’un type d’arithmétique propre au Sud de la France

Les manuels d’arithmétique marchand originaires du Sud forment un groupe assez homogène dans la mesure où ils sont bâtis sur un modèle commun calqué sur le premier texte du genre actuellement connu, le « Compendi del art del algorisme » de Pamiers. Le contenu des arithmétiques commerciales peut être reconstitué à partir du plan suivi dans ce manuscrit.
Pour mener à bien ses affaires, le marchand doit d’abord savoir compter, calculer et manier la règle de trois, qui est sa « règle d’or ». C’est pourquoi les premiers chapitres répondent à ces priorités. Ce sont, dans l’ordre :
I – Numération et opérations sur les entiers
Il s’agit de l’exposé de la numération décimale de position, avec utilisation des chiffres indo – arabes, et de la pratique des opérations écrites sur papier
II – Opérations sur les fractions
Après la réduction des fractions au même dénominateur, les opérations sont présentées dans le même ordre que pour les entiers ; elles sont suivies de méthodes de simplification, puis de calculs approchés de racines carrées ou cubiques… la justesse des opérations est contrôlée à l’aide de la preuve par 9, ou encore par 7.
III – Règle de trois et applications
Etant donné la diversité des monnaies de l’époque, le marchand doit connaître les rudiments du change, il pratique le troc, il doit savoir calculer des intérêts, régler la gestion des affaires dans une société et bien d’autres questions encore. Or la règle de trois est « la plus profitable et la plus convenable à tous les comptes ».
Une fois expliquées les techniques nécessaires à l’exercice du métier, viennent trois chapitres supplémentaires portant chacun le nom d’une règle : règle d’une fausse position, de deux fausses positions, règle d’apposition et rémotion (appositio et remotio : action d’ajouter et d’enlever)…

Les problèmes
Le plan précédent montre qu’il faut distinguer deux catégories de problèmes : ceux qui sont en rapport direct avec le commerce, problèmes que le marchand peut rencontrer au quotidien, et ceux qui couvrent un domaine plus large, plus ou moins connectés au milieu du négoce.
Situations directement tirées de l’organisation du commerce – Deux modèles méritent que l’on s’y arrête : le partage des biens dans une association et la gestion des contrats commerciaux. Ils sont la source de nombreux exercices qui en donnent un reflet simplifié.
Les sociétés commerciales sont nées en Italie dès le XII-XIIIe siècle. Elles s’étendront plus tardivement aux autres pays. Les compagnies sont l’un de ces types d’associations qui regroupent des hommes pour un temps, en vue d’une opération commerciale donnée. Le partage des gains ou des pertes se fait proportionnellement à la fraction de capital apportée par chacun Les contrats sont matérialisés par des accords établis entre associés dans une compagnie. Les bénéfices sont alors répartis suivant le contrat préétabli. Ici encore le modèle fait appel à des raisonnements très simples fondés sur la règle de trois. En revanche, les situations où il y a rupture de contrat, lorsque le bail dure moins que le temps prévu par exemple, complexifient notablement ces problèmes et le rédacteur est parfois amené à laisser au lecteur le soin de choisir la solution qu’il juge la plus équitable.
Problèmes plaisants et délectables – Problèmes qui ne sont pas directement liés à la pratique du négoce et qui peuplent pourtant les manuels pour marchands…

A la lecture des textes, on a souvent l’impression d’un entassement éclectique d’exemples. Les problèmes utiles aux marchands côtoient les autres (les non-utiles) dans les mêmes chapitres, les énoncés « bruts » se mêlent aux questions pseudo concrètes. Ce qui tient lieu de critère de regroupement, c’est la méthode, la règle. Il y a manifestement un style propre à ces ouvrages, des formes quasi standard d’énonciation des problèmes et des solutions…

A la lecture d’un énoncé, l’apprenti marchand doit savoir à quelle catégorie il appartient, afin d’appliquer la méthode adéquate. Et pour mémoriser facilement, il est important que la formulation soit percutante, donc brève. L’entraînement est fondamental dans les manuels d’arithmétique commerciale. C’est pourquoi les exercices sont multipliés, les « recettes » et formules inlassablement répétées.

Conclusion
Il se forge en France, durant le XVe siècle, un nouveau type d’arithmétiques qui se développent en dehors de l’Université. Ce sont des ouvrages pédagogiques, qui reflètent la nécessité d’une formation mathématique pour les futurs marchands.
On ne sait pas bien comment est dispensé cet enseignement. Si le préceptorat est certainement un des moyens de formation, l’étude des traités d’arithmétique fait cependant apparaître des signes de la constitution d’un enseignement professionnel collectif.
L’apprenti marchand apprend à calculer et à gérer mathématiquement des situations qu’il rencontrera au quotidien, il se mesure aussi à des exercices plus plaisants, qui complètent sa formation. En incluant de tels problèmes, les traités commerciaux ont contribué à préserver et à diffuser un patrimoine qui s’est enrichi au cours des temps et au contact de différentes civilisations. Les méthodes d’apprentissage sont fondées sur l’application de règles présentées de manière algorithmique et accompagnées de nombreux exemples d’entraînement… »

Maryvonne SPIESSER

De très nombreuses similitudes entre les manuels d’arithmétique étudiés par Maryvonne Spiesser et le livre de Louis Dethès sautent aux yeux.
Dès lors on peut affirmer que le livre de notre séderonnais s’inscrit dans la tradition d’un enseignement spécialisé à destination des marchands. Et constater qu’il est également la preuve matérielle que cet enseignement, dans des formes n’ayant pratiquement pas évolué, continuait d’être diffusé dans le Sud de la France en 1746, soit trois siècles plus tard.