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L’Essaillon
« Entre la Tourre et lou Crapoun,
I a moun païs, qu’ei Sederoun »
Alfred Bonnefoy-Debaïs

Etudier, préserver et faire connaître le Patrimoine Historique, Naturel et Culturel de Séderon et de sa Région

Lou Trepoun 46
Un canton rural et son juge de paix sous la Monarchie de Juillet
Article mis en ligne le 26 octobre 2013
dernière modification le 13 décembre 2014

par CONSTANTIN Jean

Ce texte est un discours. Il a été prononcé par Jean CONSTANTIN, alors magistrat à la Cour d’Appel de CHAMBERY lors de l’audience de rentrée du 16 septembre 1968.

Jean CONSTANTIN, issu d’une famille séderonnaise, a été maire de notre village du 22 mars 1959 au 26 mars 1977.
Nous reviendrons sur la personnalité de Jean CONSTANTIN et aussi sur ce texte que les Séderonnais sauront « décoder ».

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MONSIEUR LE PREMIER PRÉSIDENT, MONSIEUR LE PROCUREUR GÉNÉRAL,
MESDAMES, MESSIEURS,

Dans un discours de rentrée, un très Haut Magistrat rappelait qu’il convenait à ceux qui rendent la justice de ne pas s’exclure volontairement de la cité.
Il n’est pas douteux en effet que les Magistrats ont une tendance et peut-être une formation qui les incitent à demeurer, ne disons pas dans une tour d’ivoire, mais un peu à l’écart de la communauté.
Cette attitude n’est pas orgueil, mais plutôt la manifestation du souci, toujours légitime, souvent excessif, de ne prêter le flanc à aucune critique et au fond, il est permis de le croire, l’expression d’une certaine timidité.
Il serait pourtant indispensable de connaître, au travers des causes qui nous sont soumises, les préoccupations de nos semblables, leurs faiblesses fréquentes, leurs vertus toujours exposées à de dangereuses embûches, les malices de leur destin.
A telle tâche, ne sauraient suffire une bonne conscience, une exacte connaissance et une juste appréciation du droit.
Pourtant, un magistrat a réalisé cet idéal, le Juge de Paix aujourd’hui disparu.
Vous me permettrez de vous entretenir de l’un d’entre eux, vivant la vie d’un petit village de montagne dans les Alpes du Sud, au siècle dernier, à l’époque où Louis-Philippe d’Orléans, roi des Français, promenait dans les rues de Paris sa tête en forme de poire, sa corpulence d’homme mûr et son parapluie prudent pour la plus grande joie des caricaturistes.
Notre Magistrat cantonal n’était pas Grand Juriste, mais il possédait, selon le voeu que THOURET exprimait à la tribune de l’Assemblée, expérience et usage et était homme de bien. Il serait temps de vous le présenter.
Nous sommes en 1840. Monsieur ROCHEGUDE approche de la soixantaine ; descendant d’une vieille famille terrienne, il vit dans un gros bourg du sud du Dauphiné, où le soleil est déjà provençal, l’olivier prospère, la vigne capiteuse.

Pays de lumière et de sagesse aussi, qui fut seulement troublé par les guerres de religion, au temps où le Baron des Adrets, Montbrun, Lesdiguières, la Beaume-Suze et quelques autres de moindre importance ravageaient la contrée pour la défense d’une foi qu’il leur arrivait de soutenir, tantôt dans un camp, tantôt dans l’autre, au gré des circonstances ou de leurs intérêts.
Dans les deux cas, c’était toujours le manant qui sautait du haut des tours, avait ses récoltes et sa maison brûlées, sa femme et ses filles outragées. De ces malheurs communs, naquit une tolérance commune et un certain scepticisme issu de la constatation des revirements des grands.
Enfant sous la révolution, qui fut dans le pays sans apporter de grands troubles, les conditions d’existence étant assez égales et la petite noblesse terrienne seule demeurée, vivant d’une vie très proche de celle des cultivateurs aisés, il vit planter l’arbre de la liberté.
A cette occasion il participa aux rondes et aux danses populaires. L’arbre, un bel orme, a grandi et prospéré. Il existe encore. Malgré ses origines, il a une majesté toute royale.
Il donne cependant des signes de vieillesse et ses plus hautes branches n’ont plus la vigueur d’autrefois. Qu’importe, il demeure un symbole. Pourtant la jeune génération ignore s’il est là pour commémorer un événement local, la naissance d’un prince, celle de la République ou tout simplement s’il doit y être pour la beauté du lieu.
Il est vrai que depuis sa naissance, la France a connu une dizaine de régimes.
L’Empire a suivi la République, n’apportant pas de bouleversements profonds dans la vie du bourg.
L’enfant est devenu homme, en état de porter les armes, mais il a maison prospère et terres à cultiver.
Riche, il a aussi quelque instruction et du bon sens, l’autorité et le crédit que donne une situation assise.
Ses convictions politiques, pour être sincères, sont de celles qui s’accommodent de tous les pouvoirs, s’ils assurent l’ordre, le bien-être et le respect de la propriété ; tel est le cas de l’empire pour des hommes de sa condition. Il est donc satisfait, il le montre, on le sait. Aussi, dès l’âge de 30 ans, sur les instances et les conseils de M. le Sous-préfet, et par la grâce des élections censitaires, le voici Maire et Conseiller d’arrondis¬sement. Bon administrateur, homme de modération et de sagesse, il est plus utile dans sa commune qu’aux armées, puis n’est-il pas équitable de laisser à ceux qui ne possèdent rien la glorieuse récolte des champs de bataille ? Il demeure dans celle-là.
L’aigle est foudroyé, les lys s’ouvrent puis se referment pour céder la place à une monarchie à l’image et au gré de la bourgeoisie triomphante.
Pour M. le Maire Conseiller d’arrondissement, ces changements se sont accomplis sans apporter à son existence de modification. Sa voie était depuis sa jeunesse tracée. Il a fondé un foyer prospère, crû en richesse et considération. Louis-Philippe est un souverain à sa convenance, il n’y avait donc qu’à continuer à œuvrer, à prospérer, à vivre selon les règles de la sagesse de tous les temps. N’est-ce pas la terre, le soleil et l’eau aidés du travail des hommes qui donnent le riche froment et les fruits savoureux ? Les princes n’ont rien à voir à l’aventure.
Il reste dans ses fonctions comme il y a été courtoisement incité par M. le Sous-préfet qui, le sachant influent, est fort désireux de ne pas l’aliéner au régime nouveau. Et les années continuent à s’écouler au cours égal des saisons. Le voici à l’âge mûr où naissent certaines ambitions ; aussi aspire-t-il à devenir Magistrat.
Sa fille dotée est mariée à un notaire du voisinage. Son fils, père de deux enfants, est fort capable de lui succéder dans les travaux comme dans les honneurs et les charges. Ses affaires sont parfaitement arrangées.
Il y a quelque temps déjà, s’entretenant au cours d’une session du Conseil d’arrondissement avec l’un de ses collègues représentant un canton de montagne, il a appris que le Juge de Paix du lieu, vieux brave homme, venait paisiblement de s’éteindre et n’avait pas encore été remplacé.

Ce Conseiller, comme lui Maire de sa commune, comme lui gros terrien, maître de poste et lieutenant de louveterie par surcroît, connaissant les projets de notre homme avec lequel il sympathise, aimant comme lui les jouissances que confère un prestige local, les plaisirs d’une bonne table, d’une partie de chasse menée avec de bons chiens, lui suggère qu’il remplacerait le magistrat défunt à la satisfaction de tous.
Il lui vante les charmes du haut pays qui, pour être différents de ceux du pays des plaines et des collines, n’en sont pas moins certains. Le gibier et le poisson sont abondants, le loup peut encore se traquer par les froids hivers et le sanglier permet au chasseur patient les longs affûts, silencieux et immobiles où le cœur bat au rythme de l’aboiement d’abord lointain puis rapproché de la meute ; le miel est parfumé, l’agneau de bonne qua¬lité et le vin, tout le monde le sait, prend du bouquet avec l’altitude.
D’abord quelques protestations dictées par une modestie nécessaire aux bons usages, les soucis familiaux, le bien à mener, l’âge qui vient du mauvais bout. Protestations qui n’abusent aucun des deux compères et il est entendu qu’après avoir rappelé sa candidature aux autorités, le Maire de la plaine viendra rendre visite à celui de la montagne pour faire la connaissance des lieux. Il n’y en a que pour deux jours avec un cheval et un cabriolet également solides.
Voici donc les démarches qui commencent : d’abord le représentant du Gouvernement. La Sous-préfecture a pris la place de l’ancien Évêché, le dernier Prélat n’a pas été une victime de la tourmente révolutionnaire. Son épiscopat, pour ne pas être aussi crotté que celui de Luçon, a été supprimé au milieu du siècle précédent, ne pouvant nourrir dignement son évêque et un évêque renté et bien né ne pouvant se complaire en si modeste résidence.
Tel qu’il est cependant, l’Évêché ne manque pas d’allure avec sa façade Louis XIV, son jardin à la française, ses vastes communs. Monsieur le Sous-préfet s’en satisfait, il ne saurait avoir les exigences d’un prélat de l’ancienne monarchie.
Ce représentant du Gouvernement connaît bien son monde et est connu de lui, sa famille, de petite mais ancienne noblesse, est originaire du pays et quelques mésalliances, au demeurant de bon aloi, l’apparentent à la plupart de ceux qui dans le sud du département, on serait encore tenté de dire de la province, sans avoir blason possèdent maison avec pigeonnier, vigne sur le coteau et verger dans la plaine.
La visite ne le surprend pas, il l’attendait depuis quelque temps déjà. L’accueil est cordial et dans ce pays subtil, à peine marqué d’une légère condescendance, que fait pardonner un sourire, soulignant qu’elle est le fait de la fonction mais non de l’homme.
Le candidat le sait bien et les politesses formulées, les propos échangés sur la santé respective des épouses et des enfants, la complexité des tâches administratives, les perspectives de récolte, les difficultés éprouvées à se faire servir devant les exigences accrues des petites gens, on aborde le gros œuvre.
En fait c’est un rituel à observer. Du chef-lieu on avait déjà demandé à la sous-préfecture qui pourrait remplacer le vieil homme défunt. Le nom de notre ambitieux avancé avait reçu un accueil favorable et sa requête, avant même qu’officiellement formulée tenue pour certaine, avait fait auprès du Gouvernement l’objet d’un rapport aussi circonstancié qu’élogieux.
Monsieur le Sous-préfet, sachant que la chose était sûre, n’en fit point mystère ; il convenait aussi, la séparation des pouvoirs étant sinon effective du moins apparemment respectée et un Juge de Paix étant, nul ne l’ignore, un magistrat de l’ordre judiciaire, que visite soit également rendue au Président du Tribunal et au Procureur du Roi.
La visite au premier n’étant que de courtoisie fut courte ; plus longue, étant d’utilité, la visite au second.

Comme il se doit, le Palais de Justice occupe les lieux d’un ancien couvent dans la chapelle duquel l’éloquence de la barre a remplacé celle de la chaire et les condamnations à l’emprisonnement et à l’amende, les absolutions obtenues après une confession sincère et un repentir dont la fermeté n’empêchait pas toujours les décevantes récidives.
Ici encore la réception est bonne. Le procureur, ancien avocat au Barreau d’une ville voisine, entretient avec le Conseiller d’arrondissement des relations amicales ; leurs épouses n’ont-elles pas des parentés communes ?
Même cérémonial qu’à la Sous-Préfecture. Monsieur le Procureur Royal, au courant des grands desseins de Monsieur le Conseiller d’arrondissement, a adressé au Procureur Général un rapport favorable et favorablement retransmis au Garde des Sceaux. De ce côté également la nomination est acquise.
Ainsi l’on peut aller maintenant, en toute quiétude, vers le haut pays proche et pourtant inconnu.
Il prévient le Maire de Font-Colombe, tel est le nom du chef-lieu convoité, du jour de son arrivée. Il ira en la seule compagnie de Pierrot, jeune valet, auquel sera confié le soin de la garde-robe et de l’équipage, ne voulant exposer sa femme à un voyage fatigant.
Les routes de montagne sont à l’époque mauvaises, l’œuvre de restauration entreprise par l’empereur ne s’est pas étendue à des chemins ne desservant que d’humbles bourgades, sans intérêt économique ou stratégique, aussi ne sont-ils entretenus que grâce aux soins de cantonniers nonchalants et aux prestations réticentes des habitants. Il lui faut, de surplus, coucher à mi-chemin au petit village de Saint-Caume. L’auberge ne doit pas en être fameuse.
Enfin il est désireux de se faire par lui-même une opinion que n’orientera aucune influence extérieure, même et surtout peut-être celle de son épouse.
Les souhaits de départ sont quelque peu émus et Monsieur le Juge en puissance, avant de mettre son attelage au trot, se retourne pour saluer de la main tout son monde réuni sous le grand portail.
Un claquement de fouet, le cheval part à bonne allure rapidement modérée, l’horaire ayant été soigneusement prévu pour que les voyageurs parviennent à destination sans avoir le corps trop endolori ; le cabriolet, nous le savons, est solide mais ses roues sont cerclées de fer, ses ressorts plus résistants qu’élastiques et les cahots souvent répétés.
La première étape sera de 40 kilomètres ; il faut compter dix heures, avec le temps nécessaire au dîner de midi et au repos du cheval.
En ce mois de mai 1840, les matinées sont belles et à six heures du matin, lorsqu’on s’est mis en route, le soleil tôt levé est déjà haut.
Le paysage est d’abord familier jusqu’à l’arrivée au pied des montagnes. Là se trouve un gros bourg cerclé de ses remparts aujourd’hui remplacés par un boulevard planté de magnifiques platanes.
Sous les arcades de la place du Marché, le relais du Roi-Dauphin où la chère est convenable et l’hôte bien traité, surtout si comme c’est le cas, il est connu ; or notre homme se trouve encore à l’extrême frontière territoriale de sa notoriété.
Puis la route est reprise, elle traverse une gorge resserrée qu’elle partage avec une claire rivière aux eaux limpides et bruissantes. Certains érudits prétendent que les éléphants d’Hannibal y trempèrent leur trompe, d’autres affirment que c’est à la Drôme que revient cet honneur ; si on les interroge sur les sources de leur certitude, une constatation s’impose, le problème n’est pas résolu.
Mais insoucieux de ces questions historiques, le chemin abandonne le torrent, se love et se déroule comme un serpent paresseux montant au travers des oliviers puis des chênes verts, des pins et des pierrailles à 900 mètres d’altitude, au col de Peyre-Haut où s’érige un oratoire dédié à saint Damien. Le cheval est dételé quelques instants (une bête laissée dans les brancards se repose mal) et le maître et le jeune valet, après avoir salué le saint, jettent d’abord un coup d’œil au pays qu’ils viennent de quitter, puis repartent vers l’inconnu.
A une lieue à peine, sur un éperon rocheux, se dressent les tour ruinées du château de Saint-Caume, qui fut une des plus puissantes forteresses de ces Baronnies que le Sire d’Albon acheta à ses derniers seigneurs appauvris, alors que comme les princes des Baux ils avaient régné sur les monts et la plaine ne dépendant que de l’Empereur.
Le village se groupe autour de lui, en demi-cercle, à une extrémité l’église, à l’autre le temple ; papistes et huguenots font bon ménage, s’assistent volontiers dans les travaux des champs, les femmes s’y retrouvent au lavoir, les hommes au cabaret, devant un jeu de cartes l’hiver, un jeu de quilles ou de boules l’été. Mais pas de mariage, ou alors on quitte le pays.
Les oliviers ont disparu ; à en juger par l’aspect des rares vignes, le vin doit manquer de moelleux, l’air est plus frais, déjà se dessine une économie pastorale.
Bonne surprise en arrivant au bourg, l’auberge n’a pas mauvaise apparence, l’aubergiste se tient au seuil pour saluer son hôte. Il l’attendait. Le Maître des postes de Font-Colombe a un relais chez lui et l’a prévenu qu’il tenait à ce que le voyageur soit traité avec honneur.
Dans la grande salle, après avoir quitté son manteau et tendu les mains à l’âtre, où brûle un bon feu car les soirées sont encore fraîches, celui-ci s’installe à une table, revêtue de la plus belle nappe de la maison et s’apprête à faire honneur au repas. Il a grand faim et la chère est bonne.
Nous disons bonne, peut-être ne conviendrait-elle pas à nos estomacs d’aujourd’hui qui, pour accorder paisible sommeil, ne peuvent supporter que faible et légère nourriture. Tel qu’il est il convient parfaitement à notre homme et à son serviteur. En voici la composition dans sa rustique et robuste simplicité :
Pour commencer, bien sûr, la traditionnelle soupe qu’a parfumée une grosse saucisse fortement épicée, mangée ensuite en larges tranches, puis une omelette au jambon, une paire de jeunes pigeons bien habillés de lard, enfin une salade, un fromage de chèvre plié dans des feuilles de châtaignier et des noix qui donnent saveur au vin. Quant à celui-ci, il avait eu le bon goût d’être fils d’un terroir réputé bien connu du voyageur.
Le repas terminé, l’aubergiste est venu demander à son hôte, qui l’a courtoisement invité à sa table à prendre le dernier verre en sa compagnie, s’il était satisfait.
Depuis longtemps déjà, le petit valet dort d’un bienheureux sommeil dans une chambrette où l’hôtesse, après qu’il eut piqué du nez dans son assiette, attendrie par son jeune âge, l’a porté plutôt que conduit, dérogeant ainsi à l’usage qui veut que les domestiques fassent litière à paille près de la bête dont ils ont le soin.
Demain la route sera dure, il sera sage de partir tôt afin d’arriver au sommet du col, frontière du canton désiré, avant que bête et gens n’aient trop à souffrir des ardeurs du soleil. Le col, à 1 300 mètres d’altitude, est le domaine de tous les vents.
Il porte à cause de cela un nom imagé, sonnant aux oreilles de façon gauloise en la chantante langue d’Oc. Vous m’excuserez de le passer sous silence, il ne saurait convenir à la bonne tenue d’un discours de rentrée.
Les cartes du Ministre de l’Intérieur l’ont baptisé de façon plus décente, mais moins pittoresque.
Un en-cas sera emporté car il ne s’y trouve à mi-pente qu’un modeste hameau composé de cinq maisons trapues écrasées sous leurs toits brunis de tuiles sarrasines. Au sommet un refuge. Mais l’on n’a voulu infliger à aucun saint de posséder oratoire en un lieu si immodestement nommé.
Le déjeuner pris, nouveau départ, l’air est plus léger avec l’altitude ; de temps en temps, l’homme et l’enfant descendent de voiture pour se dégourdir les jambes et alléger la peine du cheval qui ne paraît apprécier que modérément cette randonnée montagnarde.
Enfin le sommet et la contemplation de la terre promise ; elle s’étend sur 400 km2 en un enchevêtrement de crêtes, de rocs, de grands versants tantôt dénudés, tantôt habillés de chênes, de hêtres et de pins. Comme fond de décor, le Dévoluy, l’Obiou, les Ecrins, le Viso étincelants de neige, se découpant dans un azur de pureté cruelle.
Dans ce cahot se sont creusées quatre vallées divergentes recueillant des eaux capricieuses et d’humeur fantasque qui s’écoulent rapides vers la Durance et le Buech, ou plus pressées encore d’apporter leur maigre et frigide tribu à la grande mer latine, vont directement s’unir au Rhône que les hommes ont baptisé « Fleuve Dieu » depuis qu’ils en ont fait un esclave.
Dans chacune d’elles, quatre à cinq villages réunissant au total 5 500 âmes, soit une densité de population de 15 habitants au kilomètre carré, comparable à celle de la Sibérie moyenne, et qui depuis un siècle a diminué de moitié.
Presque tous, comme le chef-lieu, s’étirent tout au long d’une rivière, que bordent des saules et de grands peupliers d’Italie frissonnant au souffle des vents, portant dans leurs plus hautes branches des nids de pies à l’abri des ambitions conquérantes des garnements les plus audacieux.
Ils sont entourés de petits jardins abrités de haies vives, tous soigneusement entretenus, où poussent les menus légumes et notamment les cardons et les céleris destinés au gros souper de la nuit calendale.
Puis les prairies arrosées, les champs de blé, d’avoine et d’orge, les carrés de pommes de terre, de choux, de lentilles et d’épeautre.
Les vergers sont rares, mais plantés comme au hasard : des pruniers, des pommiers, des poiriers, des cerisiers, aux fruits de modeste apparence mais de saveur fine.
Aux Adrets que le soleil dore, les amandiers frileux adouciront au printemps par la grâce de leur fragile et éphémère robe blanche l’austère sévérité des lieux.
Aux Ubacs, les noyers dispensateurs d’huile blonde enrichiront les plus pauvres maisons de meubles simples dont on sait maintenant qu’ils sont des œuvres d’art.
Plus haut, les fermes isolées que l’on appelle ici des granges, à la limite de l’immense pâturage à l’herbe parfumée, trop pauvre pour qu’y tintent les clarines, il se contente de l’harmonie des grelots des moutons et des chèvres qui le parcourent.
De ces troupeaux, les bergers silencieux, souvent poètes, toujours un peu fous, se racontent à eux-mêmes ou à leurs chiens fidèles et doux d’étranges et mystérieuses histoires nées de leurs rêves et de leur solitude.
Les vivaces feuillus assurent du travail aux bûcherons et surtout aux charbonniers. Venus de Bergame et du Piémont, souvent en famille, ils s’installent à l’ombre d’un fayard, près d’une source, et ne descendent dans la vallée que le dimanche, pour de modestes achats, entendre la messe, boire au cabaret quelques verres de vin avec des compatriotes ce jour-là rencontrés et jouer avec eux à la mora qui, se passant de cartes ou de dés, ne nécessite que des mains promptes et un regard vif.
Si le canton reçoit des bûcherons, ses fils aussi font deux fois par an un voyage.
Passée la nuit de la Saint-Jean d’été, où dans le ciel que traverse sur champ d’étoiles la barre scintillante du chemin de Saint-Jacques, s’allument les feux qui brûlèrent d’abord au culte païen avant d’être touchés par la foi, les hommes quittent leurs montagnes.
Ils s’en vont par groupes de trois, franchissent au Sud par des cols aux noms sonores la haute chaîne du Ventoux et de Lure qui les séparent de la Provence.
C’est le temps des moissons du bas pays où les blés, comme les filles, sont précoces et épanouis.
Les voici donc dans les mas des plaines d’Arles ou de Montmajour, qui sait, peut-être à Maillane au mas du Juge où le petit « Frédéri », qui devint le grand Mistral, est alors un enfant.
Dans ce pays que les Dieux ont béni, les poètes célébrés, où le haut cyprès, sombre arbre de la bienvenue, et la lyre d’argent des oliviers fré¬missent et chantent au vent venu comme eux des terres rudes, ils accompliront leur tâche féconde. Puis ils reviendront, riches de quelques écus dans leur ceinture, d’un carré d’indienne pour leur mère ou leur femme, d’un médaillon pour celle qui tient leur coeur, couper le blé de leur pain.
Vers la Saint-Mathieu, quand les lourdes grappes couleur d’ambre ou de violette feront courber les ceps à livrée changeante d’émeraude pâle, de pourpre et d’or, ils descendront à nouveau vers la terre heureuse en bandes de garçons et de filles participer aux joyeuses vendanges ; les mères, un peu inquiètes, demanderont aux jouvencelles de ne cueillir que les fruits de la vigne ; promesse leur en est toujours faite.
A l’inverse, au printemps, par les pistes et les drailles, précédées des béliers combatifs et des boucs sataniques, montent de la grande et petite Crau les lentes cohortes de la transhumance avec leurs bailes et leurs bergers aux capes brunes, aux larges chapeaux, leurs petits ânes vifs, leurs chiens infatigables, jamais en arrêt, et qui pour un profane paraissent jouer les mouches du coche.
Tous trouveraient bien le pays à leur guise, mais les sédentaires n’en¬tendent pas céder place. Le temps des grandes invasions est passé et l’armée pacifique et bêlante doit continuer son chemin pour avoir droit au repos et à la verte splendeur des alpages.
Aux premiers froids, le retour, les bâts des ânes et parfois les bras des bergers chargés de tendres agneaux nés très haut près du ciel au cours des nuits profondes où les feux ne seront pas allumés pour que n’avortent pas les mères en gésine.
Puis ce sera l’étable chaude et l’herbe courte qui pousse dans les galets des lits abandonnés depuis des temps immémoriaux par cette dévergondée qui s’appelle Durance.
Il faut songer à la descente. Font-Colombe ne s’aperçoit point, deux rochers abrupts ne laissant passage qu’au chemin et au torrent la dérobent aux regards ; le but est cependant proche.
Et l’on arrive ainsi à l’entrée d’un étroit et court défilé. Aussitôt franchi : le bourg, d’abord son église, puis un pont médiéval à trois arches et la rue principale.
Point n’est besoin de demander où demeure Monsieur le Maire ; dès le pont, le garde champêtre en blouse bleue, baudrier de cuir à plaque de cuivre « Respect à la Loi », s’est présenté et a dirigé Monsieur le Juge, déjà respectueusement salué tout au long, si l’on peut dire, du court trajet, au logis de Monsieur RIVAINE.
Celui-ci, averti par ces rapides estafettes que sont les enfants, venu au devant de son ami lui donne une affectueuse accolade. L’attelage est conduit à l’écurie par un valet qui ne laisse pas au jeune Pierrot le soin de libérer le cheval de ses harnais, et qui, tout en vexant quelque peu le garçon, ne manque pas de le satisfaire.
Sur le seuil du logis, Madame RIVAINE : c’est une grande jeune femme aux cheveux blonds, aux yeux clairs, au sourire aimable qui imaginant la fatigue du voyageur, les premières paroles de bienvenue échangées, le conduit elle-même dans la chambre qui lui est destinée afin qu’il puisse mettre de l’ordre à sa toilette et s’y reposer quelques instants.
Cette chambre, réservée aux invités de marque, est claire et confortable ; on y a fait une flambée car, souvent fermée en cette saison, elle est froide.
Imaginez-la avec sa fenêtre à rideaux de tulle, son grand lit recouvert d’un dessus de soie aux dessins gracieux, sa commode galbée, ses fauteuils et sa table de milieu Louis XV.
Sur la cheminée une grande glace dans un cadre de bois doré. Au sol, un tapis de peau de chèvre. Une alcôve est aménagée en cabinet de toilette, une autre en oratoire, car Monseigneur l’occupe lors de ses rares visites épiscopales, la cure ne permettant guère de le recevoir dignement.
Quelques bibelots, certains détails décèlent que la maîtresse de maison est femme de goût, soucieuse du bien-être de ceux qui reposent sous son toit.
Pierrot a apporté la garde-robe de son maître qui, tout ragaillardi par quelques ablutions et le contact du linge frais, redescend guilleret.
Le soir, les deux hommes dîneront seuls dans la petite salle à manger. Madame RIVAINE a tenu à les servir afin qu’ils puissent converser librement. Mais il est de mauvais ton d’importuner dès son arrivée, celui que l’on reçoit, de questions et sujets sérieux. Il sera donc parlé du voyage et comme toujours en pays rural, du temps et des récoltes, de la vigne, des troupeaux et du blé.
Le repas terminé, la maîtresse de céans propose sans grande conviction, sûre d’avance de la réponse, non pas du café qui empêche de dormir mais une infusion de tilleul ou d’hysope, et au sourire de son mari, elle sort d’un petit placard mural, que ferme une porte de merisier, un flacon d’eau-de-vie de prunes de la meilleure année, qui se hume autant qu’elle se déguste, puis se retire.
Il est le temps du repos. A demain les choses importantes, la visite doit durer quelques jours ; en regagnant sa chambre où le bougeoir a été allumé, le foyer couvert afin qu’il conserve sa chaleur et n’importune pas de ses reflets mouvants le repos de l’hôte, Monsieur le Juge est satisfait et s’endort comme il se doit de la part d’un magistrat, même virtuel, la fatigue aidant, de surplus, du sommeil du juste.
Le lendemain il s’aperçoit qu’il a dormi d’une traite beaucoup plus tard que de coutume.
Les coqs ont depuis longtemps chanté lorsqu’il descend. Le déjeuner est servi. Madame RIVAINE s’enquiert de sa nuit et s’inquiète de savoir s’il n’a pas été troublé par le départ bien avant le jour de trois grandes charrettes, chargées de charbon de bois à destination d’Aix-en-Provence, et l’arrivée matinale des courriers. Il peut la rassurer sans hypocrisie.
Voici le maître de maison qui fera visiter sa demeure à son hôte après qu’il sera restauré, et d’abord ses écuries et son chenil dont il tire une légitime vanité : son fils l’accompagne.
Nous avons oublié de dire que Maître RIVAINE, veuf, passé la trentaine, avait épousé en secondes noces sa gracieuse femme qui, beaucoup plus jeune que lui, avait accepté, sinon avec amour, du moins sans déplaisir, ce bel homme dans la force de l’âge, riche et que l’on savait bon.
Depuis elle menait le train, comme l’on dit dans le pays, et son mari de surcroît, avec une autorité qui pour être discrète n’en était pas moins aussi effective que salutaire et bien exercée, par tous bien acceptée.
De cette union étaient nées d’abord deux jumelles à la satisfaction mitigée du père, non à cause du nombre mais du sexe, puis le jeune garçon objet de son orgueil, ayant comme lui dans le sang la passion des chevaux et des chiens.
En réalité, ce chérubin de dix ans est un redoutable chef de bande, toujours à l’affût d’un tour pendable, auquel M. le Curé et le régent de l’école s’efforcent, sans grands résultats, d’inculquer latin, grammaire et calcul.
Il excelle par contre au maniement du fouet et le dru vocabulaire des postillons et des charretiers est pour lui sans secret. Il ne l’emploie qu’à bon escient, à mieux dire dans des circonstances qui ne lui font courir aucun danger, assuré qu’il est de complicités coupables mais effectives. Au fond, il est d’une âme droite et d’esprit vif.
Aussi rassurez-vous sur sa destinée. Il n’a pas fini aux galères comme le lui prédisait sa mère, usant d’une vieille expression encore en usage et qui ne croyait pas, Dieu merci, à sa prédiction.
Nonagénaire, alors que les cloches de l’armistice de la première guerre finissaient de sonner, il a terminé ses jours chez un de ses fils, loin du pays, après un destin bien rempli. La vieille famille s’étant appauvrie, puis dispersée ; ses descendants occupent dans l’Administration, la Magistrature et les professions libérales, de fort honorables situations. Je tiens de l’un d’entre eux, à peine mon aîné, beaucoup de ce récit entendu de sa bouche.
Peu de choses à dire du logis lui-même, c’est une construction un peu lourde, dont le rez-de-chaussée est occupé par une vaste salle commune où les hommes prennent leurs repas, le maître au haut bout de la longue table, quand il n’a pas d’invité. Une salle que nous connaissons et un petit salon constituent les appartements privés.
Une grande cuisine et l’office sont la demeure où s’affairent les femmes.
Madame RIVAINE, occupée à veiller au bien-être des gens, au bon ordre des choses, mange le plus souvent debout sur le coin d’un dressoir ou encore après tout le monde, rapidement servie.
Un escalier à vis, logé dans une grosse tour ronde, se terminant en pigeonnier, accède d’abord aux chambres de la famille et à la lingerie, puis à celles des femmes et aux greniers.
Derrière la maison, un jardin va jusqu’à la rivière, quelques beaux arbres, une volière et des massifs de fleurs, objets de soins jaloux, lui donnent un aspect de parc.
De l’autre côté de la rue, séparés d’elle par une cour, se trouvent les communs et le chenil.
D’abord de vastes écuries voûtées en ogive, ce qui est rare dans la région. Un puits en occupe le centre auquel a été adjoint tout récemment une pompe qui, tout en étant fort pratique, ne laisse pas d’être anachronique.
Tel qu’il est cependant, ce système permet de déverser dans le large abreuvoir circulaire une eau abondante dont la température s’égalise à celle du lieu, point de grande importance pour la santé des chevaux qui, comme chacun sait, sont bêtes délicates, sujettes aux coliques et aux congestions pulmonaires.
De grands hangars destinés aux équipages, aux charrettes et aux marchandises, une petite forge, une sellerie où sont accrochés aux murs les harnais et les lourds colliers ornés de grelots et de motifs composés de clous de cuivre. Un local, où couche la domesticité masculine, complète l’ensemble dominé par d’immenses greniers où s’entassent la paille, le foin et l’avoine que la configuration du terrain permet de rentrer directement par le derrière du bâtiment.
Dans l’écurie, bien des box sont vides, les chevaux et les mulets sont encore assez nombreux pour que le visiteur en soit surpris : son hôte lui en donne la raison.
Le bourg, avec ses sept cents habitants étant la plus grosse agglomération à plus de trente kilomètres à la ronde, fait figure de capitale.
Personne dans ce pays pauvre et peu peuplé, ni dans la commune ni dans les villages voisins, n’a les moyens de procéder à des transports qui n’intéresseraient pas des étrangers. Seuls les RIVAINE en avaient la possibilité. Aussi de père en fils aîné, ont-ils assuré la liaison avec les villes, Marseille et Grenoble surtout, exportant le charbon de bois, les balles de laine et de tilleul, les fûts d’huile de noix, les plantes médicinales, les ovins, les peaux de chevreaux auxquelles Grenoble doit une industrie prospère.
Ils ramènent de ces villes tout ce que le pays ne produit pas : du vin, du fer, du cuir, des objets fabriqués, des denrées alimentaires, du sel, des épices, des caisses de morue séchée et des harengs saurs appelés irrévérencieusement des gendarmes car de même que ceux-ci font leur tournée à deux, ceux-là, on ne sait pas trop pourquoi, se vendent toujours par paire.
Ce trafic est irrégulier, gêné par les mauvaises routes et les longs hivers.
Quant à la poste, qui n’a lieu que tous les deux jours, des cavaliers y suffisent, le courrier étant rare et les abonnements aux journaux, en l’occurrence Le Moniteur et les Débats, n’excédant pas la douzaine.
Une fois par semaine une voiture, patache plutôt que diligence, est à la disposition des voyageurs jusqu’au chef-lieu d’arrondissement, distant de plus de soixante kilomètres, par les routes que vous savez.
Le maître de céans ne cache pas à son ami qu’une telle activité n’est guère rentable, il faut trop de monde, de chevaux et de matériel, pour un transport discontinu, presque saisonnier, dont le fret de retour ne paye guère.
La rétribution de l’Etat pour le service de la poste, est insuffisante. Quant aux voyageurs, qui ne se déplacent pas pour leur plaisir, beaucoup sont peu argentés ; de plus, les connaissant, on ne peut leur refuser le crédit qu’ils sollicitent. Le reste se devine.
Enfin, l’entretien et la nourriture des hommes exigent une domesticité féminine relativement importante qu’il faut également nourrir et payer.
Heureusement, nous l’avons dit, Monsieur RIVAINE est riche, ses domaines bien menés lui assurent une large aisance, ce qui lui permet de continuer son entreprise, somme toute gratuite, dont à défaut de profit il tire satisfaction de maintenir une tradition de famille (il sera le dernier à aller jusqu’au bout) et l’orgueil légitime d’être utile au pays auquel il est lié par toutes les fibres de son corps et de son coeur.
La matinée se termine. Une visite de connaisseur au chenil, puis l’heure du repas.
L’après-midi sera consacré à la visite de la maison du juge ; l’on ira également saluer le Notaire qui est suppléant de Paix.
La demeure appartient au Maire, elle est spacieuse, sa façade principale orientée au sud est ornée d’un cadran solaire marqué de 1720 – sa devise est « ULTIMA FORSAN » – peut-être la dernière. L’habitant de l’époque devait être un philosophe d’humeur grave soucieux d’être à tout instant en état de comparaître devant le Seigneur. Quoi qu’il en soit, elle est agréable et bien disposée, une salle ouvrant directement sur la rue permettra au magistrat de tenir, quand il lui conviendra et comme la loi l’y autorise, habitant le chef-lieu, ses audiences à domicile plutôt qu’au prétoire situé à la mairie
En fait, Monsieur ROCHEGUDE ne devait jamais user de cette faculté.
Une écurie et un jardin la complètent, les gros meubles s’y trouvent, elle est libre, le défunt juge vivait avec une de ses filles qu’une fée mal intentionnée et quelques disgrâces physiques avaient vouée au célibat. Elle s’est retirée chez une de ses sœurs, mariée, près de Sisteron, où elle a reçu bon accueil, pouvant encore se rendre utile et son père prévoyant ayant arrangé ses affaires de façon à ce qu’elle ne soit à charge de personne et en état de transmettre, aux neveux de son choix, un petit héritage.
Pour la première fois notre homme est embarrassé et regrette l’absence de son épouse, l’organisation d’un intérieur n’est pas son fort ; aussi demande-t-il à Madame RIVAINE de le renseigner sur ce qui devra être apporté.
Celle-ci accepte volontiers. En fait, elle avait déjà établi une liste de ce qui se trouvait dans le logis. Façon plus courtoise de procéder et tout aussi efficace.
Quant au Notaire, il rassurera le nouveau magistrat sur les tâches qui l’attendent ; elles ne sont ni abondantes ni très compliquées, il est à son entière disposition pour l’initier et le suppléer, connaît tous les sujets de litige qui peuvent opposer les uns aux autres les gens de la contrée ; au surplus, le greffier, également secrétaire de mairie, exerce depuis trente ans et la procédure est pour lui sans mystère.
Pas d’autres visites, les autres seront faites après l’installation ; les quelques jours à venir sont consacrés à parcourir la région, conduit par le Conseiller d’arrondissement, si bien qu’à son départ, Monsieur ROCHEGUDE aura une connaissance exacte de sa nouvelle patrie montagnarde.
Le voyage de retour est sans histoire ; Pierrot, quant a lui, n’avait jamais passé d’aussi belles vacances.
A l’arrivée, après les embrassades, les questions sont nombreuses ; la nomination est parvenue entre temps. Madame ROCHEGUDE, dûment renseignée, prépare le déménagement, le cœur malgré tout un peu gros.
Quelques jours encore et le nouveau magistrat, ayant prêté serment devant le tribunal civil, s’achemine ainsi que son épouse vers leur nouvelle résidence.
Pierrot est aussi du voyage, accompagnant le convoi. Il avait assisté aux préparatifs avec une désolation muette. Orphelin, enfant de l’Assistance publique, il portait pour ceux qui l’avaient pris tout jeune et en ces temps durs aux pauvres, traité avec bonté, une affection profonde.
Aussi Monsieur ROCHEGUDE ayant parlé de la nécessité d’avoir, outre une servante que l’on trouverait sur place, un petit valet pour s’occuper des gros travaux, du cheval et du jardin, sa femme qui a deviné le rêve du garçon suggère qu’il ferait parfaitement l’affaire.
Sa proposition est acceptée d’enthousiasme, les deux époux ayant au fond un égal désir d’un compagnon qui leur rappellerait ce qu’ils viennent de quitter et avec lequel ils pourraient s’en entretenir.
Nos voyageurs sont à nouveau les hôtes du Maire pendant que l’on procède à l’aménagement de leur demeure. Les RIVAINE ont mis à cet effet à leur disposition bêtes et gens pour que tout soit bien et rapidement fait.
L’ordre règne, le bûcher a été garni, le grenier fourni de provende, la cave nettoyée a reçu les tonneaux de bon vin, provenant des anciennes vignes et des meilleures années, qui ont fait le chemin.
Sous la direction des deux femmes qui, malgré ou peut-être à cause de la différence d’âge, se sont fort heureusement immédiatement prises de sympathie, l’organisation est parfaite, si bien que deux jours après leur arrivée, les ROCHEGUDE sont installés dans cette maison et ce village, qui il y a si peu de temps encore étaient ignorés d’eux, comme s’ils y avaient toujours vécu.
En est-il vraiment ainsi ?
Ils ont pris solitaires et silencieux leur repas du soir puis ont regagné leur chambre. La lumière parcimonieuse et tremblante de la petite lampe à huile y laisse régner de grandes zones ténébreuses, presque hostiles, et celle-ci éteinte, Monsieur le Juge s’en prend à regretter ses vaines ambitions, la chaleur du foyer qu’il a abandonné pour elles.
Quant à Madame ROCHEGUDE, est-il nécessaire de dire qu’elle a mouillé de quelques pleurs le mouchoir placé sous l’oreiller ?
Le matin ensoleillé dissipera heureusement les fantômes de la nuit.
Le déjeuner pris, Monsieur le Juge va faire quelques visites ; il n’y a pas d’heures d’usage.
D’abord le presbytère tout proche. Le Curé y vit modestement ainsi que son vicaire, la maison et les cordons de la bourse sont tenus par la mère du premier, pour laquelle c’est difficile besogne.
Heureusement, depuis le Concordat, le prêtre ne vit pas uniquement de l’Autel, ce qui est grande chance en ce pays où l’on a fâcheuse tendance à penser que Dieu doit pourvoir tout seul à la subsistance de ses ministres.
Puis le Receveur de l’Enregistrement dont c’est le premier poste ; sa jeune femme, d’origine citadine, ne nourrit qu’un espoir : partir au plus tôt ; la pauvrette le dissimule de son mieux, sans grand succès d’ailleurs, mais elle est pardonnée, tous comprennent que Font-Colombe n’est pas résidence pour elle.
Le Percepteur et l’Agent Voyer, hommes d’âge moyen, tous deux mariés et pères de famille, paraissent d’agréable compagnie. Le Médecin, ancien officier de santé militaire, ayant participé aux guerres de l’Empire, racontant volontiers ses campagnes, vit avec une servante beaucoup plus jeune que lui, ce qui fait quelque peu jaser. Il n’a pas grosse clientèle. On lui préfère en général Firmin le Rebouteux ou Nanette de la Grange de Pravardian, qui a le grand secret ; on la soupçonne de sentir le fagot.
De toute manière, les malades ont constaté que leur traitement valait bien celui de l’homme de l’art et coûtait moins cher.
Le tour est terminé ; au long de la semaine, notre Magistrat recevra les personnages de moindre importance qui viendront se présenter à lui :
Le Maréchal des Logis commandant la Brigade de gendarmerie à cheval, pour la circonstance en grande tenue, bicorne, sabre, gants blancs, un peu empêtré dans cette magnificence.
L’Huissier en même temps bedeau, dont la femme tient l’unique mercerie du village ; les frivolités qu’elle y vend ne sauraient, en dehors de Font-Colombe, induire en tentation la moins coquette des descendantes de celle pour qui l’homme a perdu le paradis terrestre.
Suivent l’Instituteur que l’on appelle encore le régent, fidèle à la calotte de velours et aux bas de coton noir, puis le Brigadier forestier aussi silencieux qu’un pâtre, que son chien attend à la porte. Tous partent contents, car Monsieur ROCHEGUDE n’a pu résister au désir de leur faire goûter le vin de sa vigne, qui est de meilleur aloi que leur piquette coutumière.
Et la vie professionnelle va commencer. A la première audience tenue par le suppléant, Monsieur le Juge va être installé dans ses fonctions, cérémonie sans prétention, consistant en la lecture par le greffier de la minute constatant la prestation de serment et la rédaction d’un procès-verbal.
En principe, il doit indiquer deux audiences par semaine. Elles sont en réalité beaucoup moins nombreuses ; en fait, Monsieur le Juge a surtout de la pratique aux trois grandes foires de l’année : les gens faisant ainsi d’une pierre deux coups ; son traitement est de 120 F par mois. Quelles sont ses occupations ? Il n’en sera pas fait de longs exposés, pourquoi vouloir être plus savant que notre homme qui se contentait, selon le désir exprimé par THOURET, d’avoir de l’expérience et de l’usage. Au Pénal, il avait à connaître de contraventions minimes relatives au maintien du respect de la propriété, de quelques coups échangés à la sortie d’un cabaret à l’occasion du tirage au sort ou des fêtes votives, ayant le plus souvent leur origine dans d’obscures rivalités de clochers.
D’ailleurs, il s’agit dans ce dernier cas d’une exception. Presque toujours les combattants rentrent chez eux, tamponnent d’eau froide un oeil poché, un nez plus volumineux que de coutume, reprennent le lendemain leur travail sans solliciter un certificat, que nos médecins par excès de conscience ne refusent jamais.
Au Civil et jusqu’à une certaine somme des actions personnelles et mobilières, des contestations entre fermiers et bailleurs, maîtres et valets, ou entre voisins, le plus souvent pour des bornages, l’entretien et l’usage des canaux d’arrosage, l’élagage des haies. Cette brève énumération correspond cependant à ce qui était courant dans le canton.
Sa grande tâche et la plus utile est la conciliation. Il y excelle surtout lorsque les femmes des antagonistes n’assistent pas à l’audience ; il est cependant parvenu à ce que ce soit le cas le plus fréquent par d’habiles moyens qui ne sont pas de notre sujet.
Même lorsqu’elles sont présentes, son autorité lui permet de rabattre le caquet à la plus rebelle, beaucoup mieux que ne le faisait son vieux prédécesseur.
Les parties accordées sortent ensemble pour trinquer au même cabaret, les autres, Dieu merci, les plus rares, vont s’abreuver dans deux débits distincts.
Ainsi la population, à qui rien n’échappe, connaît le résultat de l’aventure. Est-il nécessaire d’ajouter que tout cela se dit et se passe au prétoire comme dans la rue en patois local, né de la langue d’Oc sans en avoir hérité l’harmonie.
Tout se déroule paisiblement à la satisfaction de tous. Grâce à l’expérience du greffier, le magistrat de surplus étant considéré, les rapports avec le tribunal d’arrondissement et le Procureur du Roi sont excellents.
Cette quiétude devait cependant, en une circonstance unique, recevoir une atteinte, d’ailleurs fort bien supportée.
Le 22 novembre 1844, à la nuit tombée, la femme d’un maquignon, dans le mauvais sens du terme, de surplus usurier, voyait s’arrêter à sa porte la jardinière vide de son mari, le siège taché de sang. Il s’était rendu le matin, de l’autre côté de la montagne, à la foire de la Sainte-Cécile.
Les gendarmes prévenus alertèrent le Juge et le Maire ; ils retrouvèrent sur la route, en un lieu désert, le corps de l’homme tué d’une décharge de chevrotines en plein visage. Aucun autre indice ne fut relevé.
A quoi bon une autopsie, la cause de la mort était certaine, la découverte des projectiles ne présentait aucun intérêt, tout le monde, à l’époque, coulait ses munitions et possédait un fusil ; le mobile du crime n’était pas douteux, il s’agissait d’une vengeance car il ne manquait ni montre ni portefeuille bien garni.
Mais il y aurait eu beaucoup de suspects, les agissements de la victime lui avaient attiré des haines profondes ; en ce pays dur on a la rancune tenace et partout la vengeance est un plat qui se mange froid.
Le Juge, sans être au courant de la procédure criminelle, fit ce que le bon sens imposait puis l’usurier fut enterré ; il eut à cause des circonstances une assistance digne de meilleures vertus que les siennes.
Une chute de neige et un froid glacial rendant les chemins impraticables ne permit pas la venue du Procureur et du Juge d’instruction ; aussi, après une information de pure forme, l’affaire fut-elle close. Le lieu du crime s’appelle encore la Croix de l’Homme Mort.
Si l’exercice de la profession était sans histoire, la vie courante s’écoulait également sereine.
Des battues organisées par le Lieutenant de Louveterie mais le plus souvent la chasse au lièvre et à la perdrix rouge, ou au temps des passages à la grive et à la bécasse. Monsieur le Juge s’était également révélé assez bon pêcheur ; il accompagnait aussi son ami RIVAINE dans ses déplacements les plus proches.
Tous les jours où presque, nos notables se réunissaient non dans un café mais dans une salle de l’auberge qui leur était, à l’heure de l’apéritif, réservée. Ils y jouaient tout en s’entretenant, même de politique, sans danger d’ailleurs pour la bonne harmonie de leurs rapports, car leurs opinions à tous étaient conformistes.
A la mauvaise saison, le plus souvent chez le Maire ou chez le Juge, des veillées étaient organisées : quelques parties de cartes ou d’échecs, l’arôme d’un cigare, le parfum d’une vieille eau-de-vie, la chaleur d’un bon feu de bûches constituaient des joies simples mais appréciées.
La gent féminine potinait dans la pièce voisine des événements du village, parlant même chiffons, s’étant abonnée en commun au Journal des Modes, s’offrant la gourmandise d’un gâteau de sa confection ou de quelques biscuits accompagnés de deux doigts de vin de noix ou d’eau de coings de fabrication familiale. Puis vers dix heures, tout le monde à la clarté de la lune, ou, si elle manquait au rendez-vous, d’une lanterne, regagnait son logis
Les réunions n’excluaient pas une participation à la vie quotidienne du bourg. Madame ROCHEGUDE faisait elle-même ses emplettes, accompagnée de sa servante si la charge était trop lourde, et ne dédaignait pas de bavarder chez les commerçants ou même en cours de route.
Elle s’enquérait de tous, connaissait leurs joies et leurs peines, rendant discrètement service et assistant avec Madame RIVAINE Monsieur le Curé dans ses tâches paroissiales.
Quant au Magistrat, il se laissait sans façon aborder dans la rue et donnait volontiers le conseil sollicité. Il s’arrêtait aussi avec plaisir chez le charron ou le bourrelier et même chez le forgeron du bas du village. Celui-ci, ancien Dévorant, avait fait son tour de France, son nom de compagnon était « Dauphiné la Vertu ». Dauphiné d’accord, mais pourquoi la Vertu, se demandaient les mauvaises langues qui lui reprochaient avec quelque malice de vendre ses fers au prix d’or, pure imagination, fruit de leur avarice, de battre sa femme aussi fort que son enclume, alors que cette dernière ne s’était jamais plainte, de s’enivrer, ce qui était vrai, mais chacun sait que la forge donne soif.
Tout cela ne l’empêchait pas d’être bon ouvrier, toujours prêt à rendre service.
Le temps passait. Deux fois l’an, au printemps et aux vendanges, un voyage chez leurs enfants. Il devait en être ainsi pendant quinze années. La Monarchie de Juillet fut remplacée par une République éphémère puis par un Empire moins prestigieux que le premier. Tous ces événements furent peu ressentis à Font-Colombe où le Maire comme le Juge restèrent en place.
A mesure cependant que les saisons succédaient aux saisons, les ROCHEGUDE sentaient en eux le désir de la terre natale. Certes, ils appréciaient le respect et l’affection dont ils étaient entourés, mais la chasse devenait plus pénible, les veillées moins attendues, la servante portait plus souvent le panier, l’hiver paraissait chaque année plus précoce et plus froid, le feu moins gai et moins chaud, les voyages plus longs.
Ils éprouvaient davantage l’absence de leurs enfants et de leur pays proches mais qui leur paraissaient chaque jour plus lointains et ressentaient profondément le besoin d’aller passer auprès des leurs le reste de leur âge.
Monsieur ROCHEGUDE demanda donc de quitter ses fonctions. Tout le village apprit cette décision avec tristesse, mais même les RIVAINE qui la ressentirent comme un arrachement, ne firent rien pour dissuader les deux vieux époux de ce qui était leur intérêt, rendant ainsi l’inévitable séparation moins amère.
Vint le jour du départ, non plus dans le cabriolet, mais dans le break plus confortable du Maître des Postes, dont le fils avait exigé d’être le conducteur.
Pierrot était aussi du voyage mais reviendrait, car marié, il s’était établi à Font-Colombe, aidé en cela par son maître.
La population tout entière, groupée près du pont, vint faire ses adieux, souhaiter bonne route et jours heureux à ceux qu’elle ne reverrait plus. Il n’y eut pas que des poignées de mains, quelques larmes furent versées.
L’équipage disparu, tous sentirent qu’une page de leur modeste vie était tournée.
Dans le grand tombeau des destinées humaines pour reprendre une parole de MAETERLINCK, tous reposent : le Juge et le Maire, comme Pierrot, Nanette la sorcière, Dauphiné la Vertu.
Font-Colombe n’a plus de Maître des Postes, les camions ont remplacé les attelages, la forge s’est éteinte, la Cure est sans vicaire, filles et garçons ne vont plus aux joyeuses vendanges à la Saint-Jean d’été, et il n’y a plus dans la montagne de bergers, faiseurs de contes, pour allumer les grands feux millénaires.
Mais le ciel criblé d’étoiles est toujours barré par le chemin de Compostelle, les clairs torrents poursuivent leur course immuable.
Les grands pâturages sont redevenus comme aux premiers âges, le domaine enchanté de la solitude, du soleil, du silence et du vent, insoucieux, ayant pour eux l’éternité, de la brève agitation des hommes.
Cette histoire, je n’ose dire ce discours, est achevée ; elle n’a pas atteint le but qu’assignait à celui-ci un Garde des Sceaux de témoigner par une dissertation érudite et élevée du goût de la Magistrature pour les choses de l’esprit.
Elle ne reflète avec une sincérité peut-être maladroite, en tout cas sans prétention, que l’amour que l’on est en droit de vouer au passé d’un sol même rude dont on est issu, a ses habitants même humbles et à leur modeste sort.
Nous vivons un temps inhumain et cruel où le cœur n’a plus guère de place, où au nom de l’intelligence et de l’esprit, trop nombreux sont ceux qui revendiquant pour eux seuls la certitude de la totale vérité, qu’ils refusent aux autres, oppressent en son nom, font régner intolérance et servitude, singulière façon de « préparer les lendemains qui chantent »
Il ne siérait point de terminer sur une pensée morose et de dire que les générations à venir se forgeront inéluctablement une existence sans joie. Souhaitons que ceux qui ne connaîtront plus, sur une terre géométriquement divisée, que les termitières préfabriquées et uniformes, les espaces verts aménagés par des techniciens moins poètes que la nature et les vacances collectives, en seront satisfaits, n’ayant rien connu d’autre, et puis qui sait, la raison, le bon sens, le goût du beau, comme la Princesse du conte de PERRAULT, ne sont peut-être qu’endormis.
Il serait vain de philosopher. Nous n’avons du passé qu’une image irréelle. Faisons confiance en l’avenir ; pourquoi serait-il une géhenne ?
L’Espoir, toujours vivace au cœur des hommes, est certainement la prescience d’une marche vers le bonheur et l’harmonie qui, ayons-en la foi, les amènera aux portes lumineuses du paradis retrouvé.

© Essaillon