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L’Essaillon
« Entre la Tourre et lou Crapoun,
I a moun païs, qu’ei Sederoun »
Alfred Bonnefoy-Debaïs

Etudier, préserver et faire connaître le Patrimoine Historique, Naturel et Culturel de Séderon et de sa Région

Serge Fiorio, portrait de l’artiste en huit tableaux
Article mis en ligne le 1er décembre 2016
dernière modification le 29 décembre 2019

par LOMBARD Alain, POGGIO André

Serge Fiorio venait donc régulièrement à Séderon. Son œil de peintre a vu, la dominant du haut de Lioron, la grande cuvette de notre territoire. Une réminiscence en est peut-être restée, mais dans quel(s) tableau(x) ?
Ma réponse est en couverture de ce Trepoun. Inutile de tenter de vous persuader des ressemblances : la falaise et les pentes de la montagne centrale ont les caractéristiques de la Tour… mais plus encore celles du Fort de Mévouillon ! Contentons-nous de la vision de ces champs bornés de taillis et de murets de pierre, la moisson, le troupeau broutant à proximité de la maison, ces montagnes basses limitant un grand ciel bleu pur – cela suffit pour recouper des souvenirs d’une autre époque.
Et essayons d’aller à la rencontre d’un grand peintre. Pierre Magnan, dans sa préface au magnifique « Serge Fiorio » édité en 1992, n’écrivait-il pas : « (Serge Fiorio) dont l’œuvre respire à la même hauteur que celui, écrit, de son cousin Giono ». Et Jean Cocteau : « (pour) reprendre la formule de Gongora saluant Le Greco : Serge Fiorio, excellent peintre… ».
Fiorio définissait ainsi sa passion « J’ai dit souvent à quel point j’étais lié à ce que je faisais. Cela exclut tout orgueil en moi, et la Providence ferait-elle qu’un jour mes toiles valent une fortune, que je ne les aimerais pas plus pour cela. Mon attachement à mon œuvre n’a ni raison pratique, ni commerciale, ni matérielle. J’aime ce que je fais parce je fais des choses que j’aime. Ma peinture est la manifestation la plus directe, la plus authentique et la plus sincère de ce que je suis. Et ma certitude dans une telle affirmation, qui peut sembler prétentieuse, je la maintiens avec force, avec l’assurance que j’aurais à dire « j’existe ». J’y trouve ma joie, mon équilibre, ma bonne humeur, la profondeur féconde d’un monde insaisissable, et rien ne peut m’empêcher de rêver pour elle, et par elle ».
Ne reste plus qu’à laisser la parole à André Lombard - c’est lui le meilleur guide - pour nous aider à découvrir « …ce peintre singulier qui fut, en même temps qu’un ami inoubliable, un frère » !

Le premier Fiorio que j’ai vu

Chardon dans la neige
Serge Fiorio
© Essaillon

La Providence, à laquelle je crois, a fait qu’à l’âge de 10 ans je voyais déjà mon tout premier Fiorio, somptueux :
Chardon dans la neige
Le tableau participait, unique, à une exposition de groupe organisée dans l’église haute de mon village natal par l’Association des amis du vieux Banon.
Littéralement subjugué, je n’ai donc pas eu grand mérite ni - quel qu’il soit - le moindre effort à fournir afin de mordre à l’hameçon et apprécier d’entrée cette peinture

Forcément, et comme devant n’importe quelle autre, personne ne peut être enthousiaste en bloc devant la peinture de Serge ; d’autant que son monde, tout en étant un et indivisible dans son originalité, est par ailleurs multiforme. Maître d’œuvre, ne connaissait-il pas lui-même la gamme des impressions qui vont du coup de cœur à certaines réserves devant son propre travail ?
D’ailleurs, je ne cesse de découvrir et suis, à chaque découverte, un peu plus étonné encore du nombre et de la variété des œuvres, tout autant que de leurs divers degrés d’inspiration - Serge travaillant pourtant en général si lentement et avec une telle application ! Avant tout selon une certaine tradition qui serait à remettre au goût du jour chez les artistes : en humble artisan consciencieux, tout simplement. Mais cela poursuivi, par contre, sans interruption notable pendant 80 ans bon poids, fait que l’arbre-Fiorio porte des fruits en abondance !
Mission accomplie, ce qu’il nous laisse est même si proprement impressionnant que, ne me faisant pas d’illusion, je désespère de pouvoir un jour parfaire quoi que ce soit concernant ma connaissance de cet homme et de son œuvre de peintre que j’ai pourtant connus et fréquentés, l’un et l’autre, pendant quarante ans !

Mais qu’est-ce qui caractérise la peinture de Serge Fiorio, nous la rend si proche, si familière ? je crois que l’une de ses particularités, et non la moindre, est qu’elle ne s’adresse jamais à l’intellect. Elle va à vol d’oiseau, comme on dit, droit au cœur, émeut.
Le peintre Eugène Martel, en sa compagnie par les rues de son Revest [du Bion] natal, le désignait comme étant « le saint François d’Assise » de la peinture.

Pays rêvé

- La terre d’élection de Serge Fiorio fut sans conteste la Haute-Provence, vers laquelle - jusqu’à ce qu’il y accoste pour s’y installer aussitôt en 1947 - il ne cessa d’être aimanté. « Pays rêvé », il en reçut la lumière un beau matin, tout en haut des Escaliers de la Plaine à Manosque, en compagnie de Giono chez qui il séjournait de temps en temps. Comme un saint reçoit les stigmates.

Conversion soudaine, transfigurant le monde sur-le-champ en une vision inédite au regard du jeune peintre à qui la révélation brusque de la lumière haute-provençale saute tout à coup aux yeux et le chamboule, l’aveugle. Le choc fut rude, sans esquive ni parade possible. Il mit, dira-t-il plus tard, pas mal de temps à intégrer complètement « l’événement », puis encore du temps à le mettre à profit. Ce qu’il fit peu à peu…

Serge, Jean Giono, et Aldo Fiorio
© Essaillon
Haute Provence - 33X41 - 1984
© Essaillon
Jean Giono était le cousin germain du père de Serge et d’Aldo Fiorio

Peindre

 En dehors de son solide et tout autant subtil métier, qu’en parfait autodidacte il a patiemment construit, peindre était pour Serge un pur plaisir musical.
Lignes, formes et couleurs sont des instruments sensibles dont il joue sur la toile pour exprimer en images des états intérieurs, les faire "réellement" exister à l’extérieur, les y incarner pour tenter l’aventure de les parfaire en quelque sorte.
Aussi, naïf absolu celui qui le croira purement figuratif, attaché seulement à reproduire proprement avec art et, du coup, par méconnaissance, le rangera dans le catalogue des régionalistes de tout poil, des pittoresques, ou bien, alors en toute ignorance, dans le tiroir des grands maladroits dans lequel, tout un temps pas si lointain encore, on crut bon devoir remiser le Douanier Rousseau.
Dans son art, l’acte même de peindre lui fournit un sésame pour accéder à la clé musicale de chacune de ses toiles : « L’inspiration c’est être là, au travail, disponible ; rien, jamais ne vient vraiment tout seul, savoir se laisser aller à la rencontre est essentiel ». Par ailleurs, un proverbe italien n’assure-t-il pas que « L’occhio del padrone ingrassa il cavallo » ? Le faisant sien tout naturellement et s’agissant, dans le cas, de son Pégase personnel, il peint autant qu’il le peut sans jamais vraiment discontinuer : « Parfois, du matin au soir ça galope d’une force, si vous saviez ! » Seul le manque de bonne lumière l’arrête, le stoppe net, lui fait sagement lâcher la bride du rêve et mettre aussitôt pied à terre de sa monture : « Maintenant, à cette heure, je n’y vois plus assez, sauf peut-être pour quelques détails. Et puis d’abord, si je continue mon travail à la lumière artificielle, j’ai tout de suite les yeux qui pleurent ! ».
Aussi, aux jours gris, la pause de midi est très courte. Il veut « en abattre » : une faim de loup sur fond de musique intérieure !

Pureté des ciels

DR
© Essaillon

 Extraordinaire pureté, hors norme, de certains ciels de Serge ! C’est d’ailleurs là l’une des principales « spécialités maison » qui font la renommée de sa peinture, attirent l’attention puis frappent l’esprit, et encore bien au-delà.
La peinture est alchimie dans tous les sens du terme : sans le métier, par exemple, l’artiste ne vaut rien et, dans le cas si particulier des ciels Fiorio, c’est un haut métier qui est l’échelle indispensable pour atteindre à de tels sommets.
Toujours réalisé totalement – et avant toute chose, si ce n’est la mise en place de la composition à la mine de plomb – le ciel détermine tout le reste de la toile, qui est forcément peint en rapport, baigné en esprit dans sa "couleur" pour qu’ensemble au bout du compte ils ne fassent qu’un. Allant sensiblement plus loin et plus profond encore à ce propos, Serge n’hésitait pas à déclarer avec force « En tout premier, c’est le ciel qui commande ! »

Et, en bon exécutant, il lui obéissait toujours sagement, de bonne grâce, pour faire ainsi que la toile « tienne ».

Paysages d’Arlequin

– Paysan dans l’âme, et en ayant exercé le métier, Serge Fiorio ne pouvait qu’être un observateur attentif du jeu de la répartition entre sauvage et cultivé dans sa vision du paysage, sous la lumière révélatrice du ciel de Haute-Provence.
Chaque mois de juillet, il ne manquait pas de monter jusqu’au village perché de Vachères pour y admirer, en vue plongeante, l’alternance des ors variés des céréales plus ou moins mûres avec la gamme de bleus des lavandes et des lavandins, eux à des stades de floraison différents selon les variétés. Tout cela réparti sur le vaste panorama avec en premier plan les monts de Lure, eux-mêmes en contreforts du massif des Alpes
La couleur des paysages de ses tableaux est précautionneusement conduite diminuendo en intensité, et même progressivement changeante en descendant vers l’horizon. Les larges brosses caressent le ciel tout d’abord, tout entier, et puis les grandes collines animales, sur le dos. Collines au pied desquelles s’organise et s’étale, à ras-bord du sauvage, le puzzle-patchwork multicolore des champs en culture. Les détails, eux, ne feront qu’en tout dernier ressort les minutieux délices de ses nombreux petits pinceaux. Alors, à ce moment-là, tout le cultivé se pare peu à peu, s’habille, bien à la manière de « ses Paysages d’Arlequin » – le mot est du poète Axel Toursky, et il est juste. Ne dit-on pas, en effet, une pièce de tissu ou d’étoffe comme on dit pareillement, de façon tout aussi courante et imagée, une pièce de terre ?

Paysage - 100X81cm - 1979
© Essaillon

Peintre-paysan tout autant que grand couturier, Serge coud ses champs les uns aux autres. La couture est faite au petit point : arbustes, arbrisseaux, chemins, ruisseaux, touffes d’herbes, sont en eux-mêmes « de belles trouvailles toutes faites » puisqu’ils font trait d’union entre la couleur et l’espace en enfermant les parcelles dans leur unité.
Cadastrant la terre, les champs ajoutent souvent à l’infini des ciels tandis que grâce à eux, à leur présence significative, le paysage se civilise. Ciels sous lesquels en retour les couleurs, au sol, peuvent chanter d’autant plus haut et fort qu’ils sont souvent très volontairement peints vastes et sereins, profondément lumineux et, de plus, laissés vierges de tout nuage.
La vie des hommes, celles de la terre et du ciel, se trouvent là toutes les trois unies, communiant en un parfait accord.

L’ordonnancement géométrique des champs en parcelles de couleurs en regard de tout le sauvage environnant, les hameaux et les villages, le serpentement des haies et des routes, des chemins, l’âme toute droite et flamboyante à l’automne des peupliers, les divers travaux des hommes, des femmes, les jeux des enfants, et leurs fêtes à toutes et à tous, sous les ciels si divers de chacune des quatre saisons. La saison de l’âme c’est l’hiver sous la neige, à cause du silence si haut et si vaste qui s’y répercute si clair, faisant écho à un silence intérieur.

Hiver en Lure - 54X65cm – 1987
© Essaillon
Quatre saisons - 38X46cm - 1980
© Essaillon

Penchée vers la terre nourricière en bonne campagnarde, l’automne est, elle, la saison des souvenirs et du temps qui passe, et presse, et jute de tous ses fruits en abondance.
L’été ça moissonne de partout, et ça gratte sec dans tous les coins. Chaque gerbe soulevée et comme portée en offrande vers le ciel au bout de la fourche en bois à trois banes est un trophée solaire, pour le moins.
Le printemps est le temps et le lieu de la multiplication d’une multitude de coups de clairon lumineux sur le gris et le sec. D’abord celui, rose ou blanc, c’est selon, des amandiers en fleur, en bouton, puis très vite derrière toutes les couleurs s’y mettent. Partout le vert redevient vert, et rien qui cloche dans la fanfare.
Avant de peindre tout cela à vol d’oiseau, il y eut pour l’apprenti-artiste un long chemin, plein d’ornières et de précipices, d’à-pics, de mirages et de chausse-trappes.
Mais il a réussi - son œuvre peint est bien de la bonne veine, tout enveloppé de mystère -« n’en faisant qu’à son œil » du début à la fin, comme l’écrivit Delteil.

Exposition Fiorio à la Galerie 65 – Cannes, 1969

– où Picasso se livra, pour son propre plaisir, au vol de l’affiche de l’exposition !
Madame Duclaud, de la Galerie 65, vit revenir le jardinier de Picasso à qui elle avait offert l’affiche le jour du vernissage. Tout penaud, celui-ci revenait tout simplement en réclamer une autre, preuve que lui aussi y tenait : « Désolé, Picasso m’a piqué mon affiche ! »
C’est Lucien Clergue qui, ayant découvert ce Manège punaisé en bonne place dans l’atelier de Notre-Dame de vie (la demeure de Picasso à Mougins) rapportera l’histoire à Serge un jour qu’il vint, spécialement pour cela, lui rendre visite à Montjustin.
Des années plus tard, Claude-Henri Rocquet évoque l’anecdote dans Rêver avec Serge Fiorio, et s’exclame : « Quel hommage ! ». Il raconte encore que, l’interrogeant là-dessus, Serge n’hésitera pas à lui déclarer – toute modestie mise à part – que Picasso s’était sans doute livré à ce vol poussé par une haute admiration pour Le grand cheval blanc du manège, mais qu’il la devinait cependant mêlée d’un regret. Et, rapportant précisément son propos, Claude-Henri Rocquet écrit : « C’est sans doute, dit Serge, que, cela, Picasso savait qu’il ne pouvait plus le faire ».
En regard de quoi, Rocquet remarque et note encore : « Sur l’un des murs de l’atelier de Serge, non loin du chevalet, il y a la reproduction d’une gravure, ou d’un dessin du Picasso de l’époque bleue, ou rose : un couple attablé dans un café, un couple pauvre, solitaire, rêveur, le menton sur la main, le coude sur le marbre de la table ou du guéridon ».
Dialogue de peintres à travers le temps par œuvres interposées, histoire sans paroles !

affiche de l’exposition à Cannes - 1969
© Essaillon
Picasso - Le repas frugal - eau-forte – 1904 (DR)
© Essaillon

Manèges et Carnavals

– C’est sur des airs populaires, aigrelets parfois, un peu verts, ou alors sur des musiques qui s’étirent en torsades pur sucre dans les miroitements et les ors en toc de la fête foraine, au son de l’orgue de barbarie, de l’accordéon, qu’à la fois monte et descend, tout au long de sa longue hampe, l’hiératique cheval de bois et tout son merveilleux.
Abonné à l’unité du cercle, le parcours du cheval de manège est celui d’un autre Pégase : la monture de rêve ! Je me plais à imaginer l’enfant Fiorio assistant à cet initial lever de rideau sur son imaginaire… Les nombreux et divers Manèges peints tout au long de l’œuvre y perpétueront cette toute première confrontation avec le monde du rêve et de la beauté réunis.
« C’est beau quand la machine est mise en route ! ». Cela, Serge l’a dit et répété souvent devant son chevalet, peignant un Manège.

Serge Fiorio à l’œuvre
chevalet, manège…
[photographie datant des années 50]
© Essaillon

Etrange esprit que celui de ce peintre qui, à tous les coups, enfourche Pégase sur un simple cheval de manège, brûle toujours Carnaval en place publique, selon la coutume, le faisant se refléter – en flamme ! pauvre diable ! – dans l’eau du bassin, préalablement ligoté à la colonne de pierre de la fontaine qui est le centre de gravité au cœur du village.
Carnaval aussi où l’on change volontiers de tête et de peau, de pantalon et de veste, de caraco, de binocles.
Serge renouait là avec l’esprit fameux de son carnaval de Taninges, avec celui de scènes burlesques de la vie villageoise dont il avait été acteur ou témoin et qu’il a eu la bonne idée de ressusciter de temps en temps tout au long de son œuvre. Tout particulièrement dans ses extraordinaires Carnaval au village, tous sertis d’un humour de toutes les couleurs et de toutes les formes ; qu’il prolongea encore, élargissant le thème, par de somptueux Carnaval en forêt campés dans des décors de neige tout autant chargés de mystères.

Carnaval au village - 65X54cm – 1977
© Essaillon
Carnaval en forêt - 60X73cm - 1970
© Essaillon

« Rembobinant » quelque peu...

– Les tableaux ont des vies bien peu ordinaires. Une fois nés, ils ne cessent de voyager, passant au fil du temps d’une main et d’une maison à une autre, et sont toute leur vie tributaires de l’histoire personnelle mais aussi – alors en dernier ressort, c’est le cas de le dire ! – de la mort pure et simple de leur dernier acquéreur ou héritier en date ; faisant de lui un dépositaire-responsable, puis le moment venu, un passeur. L’ennemi juré - et le plus mortifère entre tous - de l’œuvre d’art restant bien entendu, inverse au musée et à l’exposition temporaire, l’aveugle coffre-fort qui lui est une sorte d’oubliette passagère, sinon de tombe véritable pour des années !
Plus que n’importe où ailleurs, Serge adorait savoir ses tableaux accrochés tout simplement en bonne place « chez des gens ». « Rembobinant » quelque peu, je me souviens encore parfaitement, comme si j’y étais, du temps où à Montjustin, en nombre autour de Serge nous nous réjouissions en chœur quand Serge vendait l’un de ses tableaux. Dans les années soixante-dix, où se situe mon propos, la chose n’était pas encore si courante qu’elle l’est devenue tout de suite après, dès le début de la décennie suivante. Aussi, c’était là prétexte à la confection, au partage et à la dégustation conviviale d’une tarte, à lever le verre, trinquer, parfois en chansons, avec l’acheteur ou l’acheteuse qui venait découvrir et « récupérer son bien » acquis sur commande, emportant parfois tout cela avec soi, comme pour un pique-nique amical, bien calé et recouvert d’un grand linge blanc dans le coffre de la voiture.
Pour fêter tous ensemble avec le peintre ce qui, des deux côtés, était bel et bien un heureux événement. Pensez donc, « Un Fiorio à la maison ! ». Ce à quoi Serge répliquait, « Encore un de débarrassé ! »
Sinon, si l’achat s’était spontanément fait à l’atelier, par coup de foudre au cours d’une visite, Serge descendait lui-même tout guilleret à la cave, balançant au bout de sa main un panier d’osier ou un cabas de toile où coucher une ou deux bouteilles (d’un délicieux vin muscat le plus souvent). Dans le même temps Ida, sa sœur, ne se faisait pas prier pour confectionner une pâtisserie dont, au moment de couper les parts, elle serait tout à l’heure très fière parce qu’entièrement de ses mains - et tout autant de son cœur – « fatta in casa ».
Autant dire que la vente d’une peinture ne restait jamais anodine et comptait dans la vie chaleureuse des Fiorio, y avait sa place comme un anniversaire ou n’importe quelle autre heureuse réjouissance collective ponctuant la vie ordinaire qui, entre nous soit-dit, ne l’était pourtant déjà guère, tant le moindre prétexte était bon à rehausser de couleurs et de sens un quotidien, ainsi cuisiné, rarement banal. Ne serait-ce rien que par la présence à l’étage d’un peintre inlassable au travail en son atelier !
Plus que « de la main à la main », les ventes, réceptions ou livraisons de commandes, avaient bien plus souvent lieu plutôt « cœur à cœur » ! Foin, dans l’histoire de Serge avec ses acheteurs, des galeries et des marchands dont, dès qu’il l’a pu, il s’est débarrassé dare-dare et dès lors toujours tenu loin, faisant délibérément la sourde oreille à leurs demandes, incessantes après le succès retentissant de ses grandes expositions européennes des années soixante. Le fin du fin restant pour lui le troc, qu’il ne pratiqua pas assez à son goût, mais néanmoins autant qu’il le pût !
Aujourd’hui, après une si totale dispersion des œuvres, Serge ayant de son vivant vendu tous ses tableaux, je suis heureux de voir ponctuellement revenir telle ou telle œuvre chez des amis ou des connaissances par le biais des ventes volontaires assorties d’enchères. Et, ce qui est heureux jusque-là, sans que les prix montent en flèche.
Après m’être réjoui à Montjustin avec les membres de la tribu des départs de tableaux fins prêts comme des bateaux neufs pour la pleine mer, voilà que, de temps en temps, je me réjouis de les voir aujourd’hui « rapatriés » chez des proches, ou pas très loin, dans leur entourage ! Resté comme on le sait attaché à chacun des Fiorio, je suis tout à fait rassuré quand j’apprends que le tableau parle vraiment à la personne, à la famille ; c’est là pour moi l’assurance qu’il bénéficiera d’égards et de soins, en même temps que s’ouvre par là la possibilité que l’œuvre - revenue parfois de loin dans l’espace ou dans le temps - pourra être prêtée volontiers, de bon cœur, pour figurer un jour ou l’autre dans un nouvel ouvrage ou participer à une exposition éventuelle.

Textes d’André LOMBARD
extraits de « Habemus Fiorio », de sergefiorio.canalblog
et mis en page par André Poggio