Lors de la venue de Pierre Magnan à Séderon, Henri Barras a réalisé une vidéo de la séance. C’est la transcription de la piste audio qui est présentée ci-dessous. J’y ai ajouté quelques rares notes, mises en italique et encadrées de crochets [].
Pour faciliter la lecture, les titres des livres sont en caractères gras et les citations sont en caractère gras italique.
Comme il s’agit d’une causerie, le style oral a entraîné de nombreuses répétitions. Je les ai presque intégralement conservées, ne me sentant pas le droit d’apporter une touche personnelle à cet entretien qui fut l’affaire de tous. Surtout que pour l’introduction, j’avais déjà pris la parole :
André Poggio : Pierre MAGNAN est un homme célèbre. La première fois que je lui ai écrit, en 1996, j’avais rédigé ainsi l’enveloppe
Ecrivain
Basses Alpes
La lettre est arrivée puisque j’avais eu une réponse. Je n’ai donc pas besoin de faire sa présentation. Par contre, il faut que je présente à Pierre Magnan son public.
Bonjour à tous, au nom de l’Essaillon dont je précise, pour les quelques-uns qui ne le sauraient pas, qu’il s’agit d’une association qui a pour objet de faire connaître mais aussi de protéger le patrimoine historico-culturel de Séderon.
Et c’est à ce titre, cher Pierre Magnan, que vous comparaissez aujourd’hui devant ce tribunal populaire. Car vous êtes accusé : pour avoir écrit dans un livre le seul mot « Séderon », vous êtes tombé sous notre juridiction.
Pierre Magnan : je l’ai inventé !
AP : rapide rappel des faits – dans La Folie Forcalquier, à la page 165 de l’édition Denoël, on peut lire :
J’avais ce soir rendez-vous à Séderon avec l’une de ces cueilleuses de fleurs, laquelle m’attendait avec plaisir à chacun de mes passages. Nous faisions l’amour au fond d’une longue grange odorante où sèche l’été cette fleur aux formes étranges – il s’agit de tilleul, bien sûr – et aux pages 194-195 du même livre :
J’atteignis Séderon à nuit close, alors que le ciel était encore rose sur les baroques montagnes de la Drôme… Mon attelage s’engageait à fond de train sur le pavé de la venelle, passait de justesse sous une étroite poterne que depuis le Moyen Âge on n’avait pas eu le loisir de mettre à bas.
Voilà deux affirmations que nous retenons à votre charge : d’après vous, au moins une femme de Séderon a la cuisse légère et, d’autre part, nous vivons encore à l’heure moyenâgeuse.
PM : attendez – j’ai pas dit qu’elle faisait l’amour avec tout le monde, je ne suis pas engagé là-dedans – et le « je » du personnage n’est pas moi !
AP : à votre décharge, reconnaissons le courage que vous avez manifesté lorsque nous vous avons invité à cette séance. Je cite votre lettre :
Et pourquoi diable n’irais-je pas à Séderon ? Je suis allé à Jausiers, à Draix, à Blégiers, à La Javie, à Chichilianne (dans le Trièves) à St Etienne-en-Devoluy, à Volonne, à Banon, à Sault, à Noyers-sur-Jabron, etc. Pourquoi pas à Séderon ?
Je terminerai mon réquisitoire par une question qui préoccupe nos voisins de Lachau depuis plus d’un an, depuis Laure du bout du monde. Eourres, où se déroule l’action du roman, c’est de l’autre côté de cette montagne. Pour aller d’Eourres à Buis ou à Laragne, à Mévouillon ou à Séderon, ou dans les autres villages que vous citez, il faut obligatoirement traverser Lachau. Pourtant Lachau n’est jamais nommé. Pourquoi ?
Nous attendons réponse à cette dernière accusation.
PM : lorsque je fais un livre, je regarde d’abord une carte de géographie, en général une carte d’Etat-Major. Et la circonscription de mon histoire n’allait pas jusqu’à Lachau, tout simplement. Du point de vue de la géographie, Lachau est en dehors, et puis il faut bien le dire que, comme c’est une histoire pratiquement vraie, peut-être la seule que j’ai écrite qui soit vraie, il fallait bien que je brouille un peu les cartes.
Une voix : monsieur Magnan, on vous achètera une carte d’Etat-Major de la région. Vous verrez qu’on ne peut pas aller d’Eourres à Séderon sans passer par Lachau.
PM : les cartes d’Etat-Major, vous savez, elles sont pas très lisibles… Oui, mais vous comprenez, c’est une question de groupement. L’histoire nécessitait que ce soit extrêmement réduit, l’espace dont je parle. Donc Lachau pour moi était…
Eourres, c’est un Eourres que j’ai inventé aussi, enfin pas tout à fait mais presque. Je suis allé à Eourres une fois, dans une église où on donnait des quatuors. C’était 9 heures du soir, 10 heures et j’ai pas eu le temps de regarder beaucoup Eourres. La seule chose dont je me souvienne, c’est qu’il y a une source, une fontaine qui est très parcimonieuse au bas de la rue principale. Je crois que c’est la seule chose que j’aie vu d’Eourres. Parce que vous savez, mes livres, la plupart du temps tout est inventé. Pas, en général, pas la géographie – les lieux exacts ne sont pas inventés. Mais toute la population des villages que je décris est inventée. Elle n’a aucune réalité dans les choses que vous connaissez. C’est toujours des personnages…
A Barles, par exemple, il y avait 60 personnes comme ici, et je parlais du vieux cimetière de Barles, et j’avais vu une fois ce cimetière où il y avait une fente de boîte aux lettres… J’y étais avec une amie et plusieurs autres et on m’a dit « tu devrais faire une histoire avec ça » et naturellement j’ai répondu « qu’est-ce que vous voulez que je fasse avec une fente de boîte aux lettres ? ». Bon, d’accord, il y a une fente de boîte aux lettres sur le cimetière, c’est indu, ça n’est pas normal – tout simplement, comme la commune de Barles n’est pas très riche, un jour la vraie porte du cimetière est tombée en ruine et on est allé chercher dans une des nombreuses ruines qu’il y a dans ce village, on est allé chercher une porte et par hasard il y avait une fente de boite aux lettres dessus. Les gens ne se sont pas posé de question, ils ont mis la porte, un point c’est tout, c’est tout le mystère. Et là-dessus l’histoire est partie d’une phrase « contre la porte du cimetière de Barles, il y a une boîte aux lettres » et à partir de là j’en ai fait 350 pages. [il s’agit bien sûr du roman les courriers de la mort]
Vous savez, le cerveau d’un romancier, c’est un cerveau à compartiment. Il y a comme ça un certain nombre de phrases-clé qu’il a inventées au cours de ses longues nuits d’insomnie et il s’en sert pour faire ses histoires.
Par exemple, je cite toujours cet exemple parce qu’il est caractéristique, j’ai écrit un roman qui s’appelle la naine et l’idée m’est venue tout simplement parce qu’un jour, j’étais en train de faire la signature d’un de mes livres (c’était la maison assassinée) chez mon éditeur, et au moment où je faisais cette signature – ça consiste à envoyer à des gens qui ne les liront jamais – c’est-à-dire les critiques – 200 ou 300 livres qui vont se balader comme ça dans la nature, on n’en entendra jamais plus parler – et à chacun il faut faire une belle dédicace au personnage auquel on l’envoie. Bon, c’est un pensum qui est normal, c’est comme ça. A ce moment-là, j’étais en train de chercher la formule pour un critique célèbre, dont j’ai oublié le nom d’ailleurs, et à ce moment-là passe le directeur littéraire de chez Denoël (mon éditeur), il passe derrière moi en courant, il me dit « Pierre, tu sais, nous faisons une revue qui s’appelle « l’infini » qui paraît tous les 3 mois, à l’automne nous allons faire un numéro sur le sexe. Tu devrais nous faire un article là-dessus ». Bon, je lui réponds oui comme j’aurais répondu non parce que j’étais très absorbé par ma dédicace. Et puis le soir en rentrant chez moi, je me dis « mais qu’est-ce que tu peux bien dire de nouveau sur le sexe, tu n’en sais pas plus que tout le monde, en tout cas il n’y a pas de raison que tu écrives un article là-dessus. Comment tu vas faire – 30 pages il a dit – mais comment tu vas te débrouiller pour écrire 30 pages sur le sexe, c’est pas possible ». Et à ce moment-là une phrase me traverse la tête : « une naine m’a aimé lorsque j’avais 14 ans » et tout le livre, je n’ai pas écrit 30 pages d’un article, j’ai écrit tout le livre à partir de cette phrase.
Vous voyez donc, par exemple en ce qui concerne Eourres, ça m’est tombé sous la main. Eourres, voilà c’est ça, c’est tout… mais il n’y a pas une réalité physique sous le nom que je donne aux livres. Laure du bout du monde, pour moi…
Mais il y a quand même quelque chose qu’il faut dire, c’est que, un jour, j’ai été invité à un pays qui s’appelle – il y a un c au lieu d’un ç – La Motte-Chalancon, que tout le monde croit être La Motte-Chalançon – je suis allé faire une signature comme je fais aujourd’hui, et en allant là-bas je me suis dit « mais c’est le bout du monde ici ». C’est incroyable, vous savez, ces montagnes qui descendent comme ça et puis la route, si on peut appeler ça une route, qui suit comme ça pendant des kilomètres et des kilomètres, c’est vraiment le bout du monde. Pour moi, La Motte-Chalancon, c’est le bout du monde… et longtemps j’ai gardé dans ma tête l’image de ce village, l’image de cette route pour y aller, pour y parvenir et j’avais envie d’écrire un livre qui se passe dans un de ces endroits. Et quand l’histoire m’a été donnée, littéralement, ça cadrait avec le cadre, ça cadrait avec l’endroit, ça cadrait parfaitement avec ce que j’avais vu au point de vue des montagnes, des vallons, etc. Au point de vue géologique, c’est formidable ce pays, c’est une véritable mine de réflexion, c’est fou, vous habitez un pays qui est, la Drôme, la haute Drôme, le haut des Basses Alpes, avec ces montagnes pointues, c’est extraordinaire, c’est indescriptible et d’ailleurs je ne parviens pas à le décrire parce que dans ce livre…
Actuellement, on est en train de me traduire aux Etats-Unis, et mon traducteur, il bute sur des quantités de choses. J’y dis « ben écoutez, écrivez-le comme c’est écrit et puis c’est tout, n’allez pas chercher midi à quatorze heures ». Parce que les Américains, il faut tout leur expliquer, et moi je peux pas expliquer, ils n’ont qu’à me lire et puis c’est tout, ils comprendront aussi bien que vous, ils sont pas moins intelligents que vous.
Vous savez, quand on a édité un bouquin de moi au Japon, quelqu’un de très bien intentionné m’a dit « mais comment tu fais pour savoir si c’est bien traduit ». Je lui ai dit… [geste de la main passant au-dessus de l’épaule]
Voilà toute l’histoire, si j’ose dire.
Alors je ne fais pas de causerie, vous n’allez pas vous endormir en m’écoutant, vous allez me poser des questions, et je réponds à toutes les questions que vous me posez. Simplement vous les énoncez à haute et intelligible voix, parce que je suis un peu dur de la feuille, à 86 ans je commence à avoir certains inconvénients de l’âge…
… Bon je vois que ça va être le silence mortel…
Charles Surmont : nous avons parlé de la naine, ensemble à Buis-les-Baronnies, il y a 3 ou 4 ans
PM : ah, c’est possible
CS : c’est sûr même – moi je voulais vous dire, dans l’enfant qui arrête le temps
PM : l’enfant qui tuait le temps
CS : vous avez fait une autobiographie de vous, dans la page d’introduction – il y a une chose qui m’étonne, c’est que vous vous définissez comme atrabilaire,
PM : oui – agnostique,
CS : et asocial – ça ne correspond pas à vous, ça
PM : mais si ça correspond très bien – parce que là vous me voyez en toute tranquillité, mais si vous me voyez aux prises avec une contrariété mineure, par exemple me garer sur la place de la Concorde…
CS : mais c’est atrabilaire ça – mais asocial, vous n’êtes pas asocial
PM : si, je suis asocial aussi parce que, aussi bizarre qu’il y paraisse, je sais me taire – je suis asocial en ce sens que je n’essaie pas de comprendre autrui, et je n’essaie pas de me faire comprendre à autrui
CS : c’est ça que vous voulez dire…
PM : ah oui bien sûr – je suis asocial car quand on dit une énormité, quand j’en dis une, je passe outre
CS : ça passera comme le reste
PM : c’est ça, exactement – et aphilosophique, si j’ose dire
CS : je vous ai découvert il y a plus de 30 ans…
PM : vous savez, j’en suis resté à Montaigne en ce qui concerne la philosophie, vous voyez un peu – « serions-nous assis sur le plus haut trône du monde, encore ne serait-ce que sur notre cul » – ou bien alors « il n’y a que le fol certain et résolu » – ça aussi c’est une formule… je l’emploie tout le temps d’ailleurs
CS : il y a un livre qui m’a un peu interpellé, parce que je n’ai pas cru que c’était vous qui aviez fait, c’est l’Occitane
PM : ah l’Occitane, c’est une commande – j’ai suivi ce que le créateur de l’Occitane [l’entreprise de produits cosmétiques] m’a dicté par magnétophone
CS : c’est bien de me le dire parce que je me posais des questions – c’est pas possible que Monsieur Magnan ait pu écrire ça
PM : et oui l’argent fait tout faire
CS : il v a plus de 30 ans que je vous lis – j’ai commencé avec les charbonniers de la mort – vous avez bien évolué par tranches successives dans une direction un peu différente
PM : vous savez, au début de ma carrière, si j’ose dire, je paraissais chez René Julliard et c’etait – le premier livre de moi qui est paru, c’est l’aube insolite – c’était en 1946, j’avais 24 ans, je venais de l’écrire, c’était pendant le temps où j’étais non au maquis mais protégé par le maquis, dans l’Isère un endroit où tout le monde était au maquis, et là j’ai écrit l’aube insolite, à ce moment-là. Et quand c’est paru j’ai cru que c’était arrivé parce que j’ai eu des critiques élogieuses en quantité et on a vendu 10 000 exemplaires – ce qui à l’époque était énorme – j’ai cru que c’était arrivé et j’ai fait encore 2 ou 3 livres. Alors c’était sous influence, c’est-à-dire qu’à ce moment-là j’étais follement amoureux d’une fille et je voulais briller à ses yeux, ce qui m’a perdu car les trois autres livres n’ont eu absolument aucun succès. Et là je suis rentré dans une compagnie qui n’a rien à voir avec la littérature, c’était la Société Française de Transports et Entrepôts Frigorifiques, où j’ai passé 27 ans. Et pendant ces 27 ans, j’ai quand même continué à écrire un peu, dans mes rares loisirs, le soir, j’écrivais. Et je faisais des livres qui, comme tous ceux que j’ai faits depuis et avant, étaient des romans avec un commencement, un milieu et une fin selon la politique – ha je trouve pas le mot, c’est pas Aristote – si, la politique d’Aristote, c’est ça – et les éditeurs régulièrement me refusaient ces livres, me disant « une histoire qui a un commencement, un milieu et une fin ça n’intéresse plus personne ; désormais c’est le règne du nouveau roman ». C’était l’époque du nouveau roman donc tout le monde en était au nouveau roman, même à l’étranger le nouveau roman avait fait florès. Quelqu’un qui écrivait une histoire… alors à la fin de cette période, c’est-à-dire vers 1948, je me suis dit « il y a une seule solution : il y a une partie du roman qui échappe à la règle du nouveau roman, c’est le roman policier. Là il faut bien qu’il y ait un commencement, un milieu et une fin, il faut que ce soit parfaitement logique. Et c’est depuis que je me suis mis à écrire des romans policiers. J’ai commencé avec le sang des Atrides et, par miracle, j’ai eu le Prix du Quai des Orfèvres. Et j’ai continué comme ça. Mais ça n’a pas été fini – parce qu’un prix littéraire, c’est bon 3 mois, pendant 3 mois on se souvient vaguement du nom de l’auteur (si vous pouvez me citer les 10 derniers Goncourt, vous me feriez plaisir) mais au bout de 6 mois tout le monde a oublié – alors on m’avait dit « si vous faites un roman dans l’intervalle des 2 distributions de prix du Quai des Orfèvres, qui est distribué toutes les années au mois de novembre, on vous l’éditera ». C’est ce que j’ai fait, j’ai écrit en 6 mois le commissaire dans la truffière, on me l’a édité. Et là, on avait vendu 100 000 exemplaires du Quai des Orfèvres, et là on n’en a vendu plus que 16 000. D’abord le Prix du Quai des Orfèvres se vendait 10 francs et le deuxième que j’ai publié se vendait, lui, 24 francs. Donc il y a eu une chute immédiate des lecteurs, de 10 francs à 24 francs – vous voyez un peu le genre de trucs auquel il faut se soumettre. Bon, et après j’ai publié encore 3 autres romans chez Fayard, qui aujourd’hui font chez Folio 100 000 exemplaires chacun, mais qui alors sont passés complètement inaperçus : on a en vendu 2 000. C’était le tombeau d’Hélios, le secret des andrônes, et les charbonniers de la mort
CS : ça se passe à Sisteron, le secret des andrônes
PM : hé bien oui… je vous raconte ma vie, là. Après vous me raconterez la vôtre
CS : c’est moins intéressant
PM : donc à tous les titres, il y avait une perte de lecteurs. C’est-à-dire que j’en ai vendu 8 000, puis 3 000, et puis pour le dernier titre, les charbonniers de la mort, ça s’est vendu à 1 000 exemplaires.
A ce moment-là j’ai remis à l’éditeur Fayard un manuscrit qui s’appelle la maison assassinée. Et Fayard m’a répondu, j’ai encore la lettre, « je suis navré de devoir vous refuser votre manuscrit. Il y a inadéquation entre votre œuvre et notre capacité à la défendre ».
Alors j’ai envoyé le manuscrit de la maison assassinée à trois éditeurs différents, Pierre Seghers, le second je me souviens plus, je crois que c’était Acte Sud, c’est ça, et Denoël.
Les deux premiers m’ont répondu que c’était trop policier pour être littéraire et trop littéraire pour être policier.
Et le troisième, Denoël, la dame qui a reçu le manuscrit, c’est-à-dire vous savez ils reçoivent 50 ou 60 manuscrits par jour, et donc il y a une dame qui est préposée à défaire le manuscrit, à mettre une annotation et à le poser dans l’armoire aux manuscrits.
Bon, il y en a à peu près 400 qui sont dans l’attente et cette dame a ouvert mon manuscrit et elle a couru au directeur littéraire en lui disant « publiez ce livre sinon on va vous le piquer ». Alors, à ce moment-là, moi j’y croyais pas, à ce moment-là l’éditeur s’est mis en branle, c’est-à-dire qu’il a mis tout le paquet pour faire vendre le livre – vous pensez, le comptable se baladait avec mon bouquin sous le bras – et là on en est à 700 000 exemplaires vendus.
Donc il semble que Fayard et les autres éditeurs qui me l’ont refusé ont fait, sinon une erreur de diagnostic, du moins une erreur comptable, ce qui est beaucoup plus grave.
CS : et Séraphin Monge, ça a donné quoi ?
PM : le second, Séraphin Monge ? alors le Séraphin Monge [pour être complet : le mystère de Séraphin Monge] c’est encore pire. Séraphin Monge, un jour j’étais en train de faire une signature dans une librairie et il y a une dame que je ne reconnaîtrais pas, je ne sais pas si elle était jeune ou vieille, je ne sais pas si elle était jolie ou si elle était laide, je ne sais pas si elle portait des lunettes ou pas, je ne sais rien d’elle sauf qu’elle était plantée devant moi et qu’elle m’a dit « vous n’écrirez pas une suite à la maison assassinée ? ». Je lui ai ri au nez, je lui ai dit « je ne suis pas Régine Desforges, j’ai fait un livre… pourquoi… ? ». Elle m’a dit « parce que je voudrais savoir ce que Marie a fait de la cassette pleine de louis d’or que Séraphin lui a remis avant de partir ».
Je lui ai dit « écoutez, je dis dans le livre qu’elle a bien élevé ses enfants, que ses enfants sont aux Amériques, ça veut dire qu’elle les a bien élevés, qu’avec cet argent elle a pu leur faire faire des études, etc. ». Elle m’a dit « oui oui », ça n’avait pas l’air de la séduire beaucoup, cette explication. Alors je suis rentré chez moi. Le soir même, je me suis couché, ma femme me disait « mais qu’est-ce que tu as ? ». Je me suis battu toute la nuit avec l’ange, exactement comme Israël toutes proportions gardées, et je me disais « tu es fou, tu ne vas pas faire un bouquin comme ça ». J’avais des objections qui étaient résolues au fur et à mesure, dans toute la nuit, je tournais mon oreiller d’un côté de l’autre, je refusais absolument d’écrire ce livre. Et j’avais raison parce que les questions que vous me posez, elles sont toutes à poser encore aujourd’hui. J’avais raison mais en fait ça a eu un succès à peu près équivalent à la maison assassinée.
Voyez, je vous dit tout, ce qui est à dire et à ne pas dire.
CS : merci
PM : bon ben maintenant parlez un peu
André Mercier : ce livre [l’amant du poivre d’âne ?], c’est des souvenirs ? Est-ce que vous l’avez inventé ?
PM : ha non, non – tout est vrai d’un bout à l’autre – tous mes livres autobiographiques, il n’y a rien d’inventé, absolument rien
AM : au passage je vous signale que le chapitre que vous avez fait sur les différents artisans de Manosque est admirable
PM : je les ai tous connus – vous savez, à 5 ans je me baladais dans Manosque, alors il n’y avait ni voiture ni rien du tout, je me baladais dans tout Manosque et je m’arrêtais devant chaque échoppe d’artisan, notamment celui qui faisait les roues, le charron – ça vous savez, c’est presque des livres archéologiques, ce genre de choses, parce qu’en fait tout ça a disparu, c’est aussi disparu que le site de Troie, il n’y a plus rien qui reste, même pas une roue de charrette
Geneviève Mercier : à propos de ce livre, vous donnez le nom de personnages, ils sont réels ?
PM : oui oui, tous
GM : on voulait vous poser une question. Vous parlez de M. Barrucand qui était principal de collège
PM : exact – Paul Barrucand, et il avait une fille qui s’appelait Paulette
GM : nous avons eu un principal Barrucand aussi – est-ce que c’est le même ?
PM : attendez, c’était en quelle année ?
GM : nous, il était juste avant la guerre
PM : c’est ça, c’est ça, il est parti de Manosque vers les années 1937-38. Et je crois qu’il a été nommé ou à Die, ou je ne sais pas. A quel endroit exactement il a été nommé ?
GM : il a été nommé au collège Jean-Henri Fabre à Carpentras
PM : à Carpentras, ben oui – je me souviens très bien
GM : nous l’avons eu comme principal – il était grand
PM : oui oui, assez fort, très rouge, à chevelure un peu frisée, un peu ondulée
GM : tout à fait
André Mercier : on dit que c’est un Juste, qu’il a préservé des enfants juifs – c’est vrai ça ?
Une voix : [quelques mots inaudibles]… les enfants juifs du collège, et pendant les vacances et les week-ends, il les cachait chez lui
PM : ça c’est à Carpentras, parce qu’à Manosque, c’était avant la guerre. Oui c’était un homme très bien. Il m’a flanqué des taloches en pagaille mais ça c’est un détail. Parce que j’étais très mauvais élève. J’étais mauvais élève pour une raison fort simple : c’est que ce que je ne comprenais pas du premier coup, il me paraissait inutile de l’apprendre. Je devais d’après moi comprendre du premier coup, il n’y avait pas de raison pour que… Mais il était un excellent pédagogue en latin, mais alors vraiment extraordinaire. Je n’ai fait que deux ans de latin avec lui – j’ai fait quatre avec d’autres profs, d’anglais par exemple, de l’anglais j’y entrave que couic – et le latin ça me vient naturellement, c’est formidable, et surtout les racines… On découvre là-dedans des choses magnifiques : et Carthago delenda est – peut-on être plus concis que ça !
… alors mesdames, messieurs – moi je ne parle plus
Une voix : Vous avez un nouveau livre en ce moment en projet ?
PM : ah oui. Si je vous le raconte, je ne l’écrirai plus – ça c’est un secret entre moi et moi
André Poggio : tout de même on peut en lire les quatre premières pages sur votre site
PM : ah oui il y a les quatre premières pages sur mon site – la seule chose, c’est que l’histoire commence en 1348, pendant la peste noire, et qu’elle se termine en 1909 – alors en 1909, vous chercherez ce qu’il y a eu de particulier en 1909…
Marie-Claude Roman : quels sont les livres qui vont être adaptés, les prochains ?
PM : les prochains – il va y avoir, avec Victor Lanoux, le sang des Atrides
MCR : est-ce que ça va être tourné à Sisteron, parce que…
PM : Ecoutez, ils ont voulu tourner les courriers de la mort. Ils prétendent qu’ils ont tourné – ils mettent Digne et c’est Forcalquier. Vous savez les téléfilms, les films c’est autre chose, mais les téléfilms, c’est pauvre. Quand le moment de tourner arrive, c’est-à-dire le moment de dépenser de l’argent pour une chose qui est essentielle, il n’y a plus d’argent dans la caisse parce que il y a les scénaristes qui sont passés, le musicien qui fait la musique du film, il y a le metteur en scène, il y a des quantités de choses, il n’y a plus d’argent pour faire le film. Alors en général on peut dire, d’une manière à peu près certaine, que la plupart des films de télé qu’on nous présente sont des films qui sont relativement ratés. Il n’y a pas suffisamment de moyens pour les faire ou alors c’est tiré d’un ouvrage – mais non ça n’arrive pas à la télé, vous comprenez les ouvrages qui font des milliers et des milliers d’exemplaires, ils ne sont pas tournés pour la télé, ils sont tournés pour le cinéma, parce que la télé c’est le parent pauvre du cinéma.
Anne-Marie Barras : c’est souvent décevant les films
PM : On peut dire pratiquement toujours – c’est bien rare qu’un film de télé…
AMB : les courriers de la mort étaient beaucoup plus agréables à lire qu’à regarder
PM : bah évidemment, bien sûr. Alors ils prétendent que l’écrivain ne sait pas faire les dialogues. Alors on met un dialoguiste qui se fait payer grassement, parce qu’il est dans les rouages – ça a de l’importance ça – ils gravitent dans un système qui est à Paris, il ne faut jamais oublier ça, et tous ceux qui gravitent là-dedans essayent de tirer quelque chose de ce système. Donc le talent n’a rien à voir là-dedans, c’est celui qui a le plus d’entregent, le plus d’amis, qui a le plus de noms sur son carnet qui arrive à faire le dialogue et le scénario, parce que c’est deux choses différentes. C’est beaucoup plus payé que ce qu’on paie l’auteur pour le vrai, le travail de l’ouvrage – ça c’est sûr mais c’est comme ça, il n’y a pas lieu d’en avoir de la ranc÷ur – de toute façon un film télé c’est oublié dans trois semaines
Marie-Claude Roman : mais non, ça a participé à votre…
PM : c’est rare, c’est rare – moi, on en a tourné deux, d’abord j’ai refusé qu’on mette mon nom au générique tellement c’était mauvais.
On a tourné la maison assassinée, ça ma foi... – Lautner est devenu un ami – il a tout mis dans la maison assassinée, sauf le mystère. Le mystère n’y est pas, et c’est bien dommage – c’est très clair la maison assassinée – mais c’est pas mal !
Mais le dialogue a été fait par Didier Van Cauwelaert qui avait besoin d’argent à ce moment-là ! D’abord le livre ne l’intéressait pas et il a fait le film parce qu’il avait besoin d’argent, un point c’est tout – c’est comme ça que ça se passe – il n’y a rien de poétique dans la télé, ni au cinéma. Ou alors il faut s’appeler – comment elle s’appelle la dame qui a fait le sorcier [Harry Potter] ?
Une voix : Rowling.
PM : voilà. Alors là évidemment… on quitte le domaine de la littérature pour arriver…
André Mercier : c’est la mode
PM : oui c’est ça – comme disait Madame de Sévigné « Racine passera comme le café ». Elle avait tort – elle avait tort !
AMB : il est plus passé que le café
PM : ha non – Racine
« Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue se serait avec vous retrouvée ou perdue » – formidable !
AM : vous parlez toujours de votre mémoire fabuleuse
PM : ouais mais elle commence à baisser, à 85 ans
AM : parce que décrire ça à 4 ans
PM : je peux vous réciter « le cimetière marin » en entier – ça, c’est pas de la mémoire, c’est de l’admiration
AM : vous avez lu « le lac » et hop, vous l’avez su
PM : ha oui oui, j’ai lu « le lac » j’avais 9 ans… mon père l’avait souligné dans son propre… et lui il n’est pas allé au-delà du certificat d’études. Vous savez mon père était un personnage qui était entier, il était communiste, il n’en a jamais démordu, même aux temps les plus abominables du communisme. Si, quand même, à la fin de sa vie, je crois qu’il a compris. Mais c’était un homme… il avait passé son certificat d’études avec Félix Esclangon, vous savez le savant atomiste, et il y avait une seule différence entre eux, c’est que mon père avait 12 ans et Félix Esclangon en avait 6.
C’est ça l’injustice majeure. Il n’y a pas moyen de la…
AM : vous avez dit que vous étiez agnostique. Votre père l’était aussi ?
PM : ha mon père – il m’a expliqué le monde – c’est curieux, à 5 ans il m’expliquait le monde. Un jour j’étais juché sur ses épaules, je devais avoir 4 ans, on allait se promener au frais, c’était un jour d’août et tout d’un coup j’ai vu un objet énorme qui dépassait de la montagne et qui dépassait très vite – c’était la lune – et alors je lui ai fait un signe et il m’a dit « n’aie pas peur, c’est la lune » et à partir de là il m’a expliqué le système solaire, la terre, etc. Mais il y avait une chose qui me chiffonnait, c’est que je me disais « bon d’accord la terre tourne autour du soleil, tout ça tourne, bon, mais moi quand je suis en bas, pourquoi je tiens ? » alors là il ne connaissait pas la loi de la gravitation universelle, il ne l’avait pas… c’était pas une chose qui était entrée dans son… il ne me l’avait donc pas expliquée. Alors je suis resté jusqu’à au moins 12 ans à me demander comment – non 12 ans non, je crois que j’ai compris avant quand même, je crois que mon intelligence était suffisante pour comprendre cette chose si simple. Simple apparemment, c’est-à-dire c’est une explication que tout le monde peut admettre – maintenant la raison exacte pourquoi ça fonctionne, ça c’est une autre paire de manches.
Une voix : vous avez bien connu Giono – est-ce que vous pourriez nous dire quelques mots sur vos relations avec lui ?
PM : voilà – j’ai connu Giono à l’occasion – j’ai fait un livre dessus qui s’appelle pour saluer Giono – je l’ai connu à l’occasion du Contadour parce que avec des amis nous faisions partie des Auberges de Jeunesse. J’avais environ 14 ans à ce moment-là et je vous dirais que la raison principale pour laquelle mes amis, pas moi, faisaient partie des Auberges de Jeunesse, c’est que c’était le seul moyen de rencontrer des filles – ça c’était le but initial. Il faut pas croire que c’était pour voir du pays, que c’était pour rencontrer la nature, non non pas du tout. Aux Auberges de Jeunesse, c’était réputé parce qu’il y avait des filles en short. Donc nous faisions partie des Auberges de Jeunesse et nous venions de lire refus d’obéissance – nous avions 14 ans – nous sommes allés trouver Giono parce que nous avions la prétention de créer un journal, et un journal pacifiste. Et Giono nous a donné un article tout de suite, et il nous a dit « venez avec moi, je vais au Contadour, je vous paie le voyage, je vous héberge là-haut pendant huit jours et je vous ferai votre article ». Et c’est comme ça que j’ai connu Giono. Et c’est comme ça que, dès le premier soir, quand je suis arrivé, que je suis allé à la corvée d’eau, que je suis remonté avec mes deux seaux d’eau – j’avais 14 ans – mes deux seaux pleins, parce qu’il y avait une source qui coulait, il fallait une demi-heure pour remplir le seau, et quand je suis arrivé devant la maison, il y avait un phonographe, un disque dessus, un truc qui nasillait, et c’était la cantate n° 140 de Jean-Sébastien Bach. Je n’avais jamais entendu de musique de ma vie – enfin si, j’avais entendu toutes les opérettes de Vincent Scotto, les trucs comme ça – mais là, j’ai déposé mes seaux et je suis resté comme ça pendant au moins un quart d’heure, à écouter ça. C’est ça Giono, c’était ça. Pour moi Giono c’était ça. Il m’a appris pratiquement tout, mais pas en pédagogue, par l’exemple. Il me disait « habitue-toi à faire des phrases courtes ». Tout chez lui était écriture, il n’y avait pas place pour autre chose. Il pouvait répondre n’importe quoi à n’importe qui, on l’a traité de menteur et il a été un menteur vraiment génial. D’ailleurs il a écrit « Ulysse ou le beau mensonge ». Alors ça, le plus beau roman qui existe de Giono, il l’a écrit quand il avait 25 ans, ça s’appelle Naissance de l’Odyssée. C’est formidable. Dans Naissance de l’Odyssée, il y a un truc que personne n’a pu inventer avant lui. C’est donc Ulysse qui rencontre dans une aiguade – c’est-à-dire un endroit où les bateaux se rencontrent pour faire de l’eau douce – il rencontre, il reconnaît les outres de Ménélas – Ménélas, pensez, la guerre de Troie, etc. Il reconnaît les outres de Ménélas et il lui demande des nouvelles du pays, parce qu’il est encore sous l’influence de Circé et il se demande s’il va rentrer à Ithaque – alors Ménélas lui dit : « — tu sais, les histoires du pays c’est toujours à peu près pareil ; tu sais, il y a les femmes et les femmes…
— mais comment, Pénélope aussi ?
— Pénélope, qu’est-que tu veux, Pénélope… »
Et Giono écrit alors une phrase extraordinaire, il dit « il avait maintenant Hélène tout son soûl ». Alors toute cette énorme histoire de la guerre de Troie, Ménélas qui désormais peut être avec Hélène tous les soirs et bien, écoute, si Pâris venait demain, qu’il la prenne un peu. Naissance de l’Odyssée, c’est le mensonge que fabrique Ulysse en retournant à Ithaque. C’est génial parce que c’est fait avec une fraîcheur d’âme – et il mélange tout ça avec la Provence réelle qu’il a connue, qu’il a si bien décrite, qu’il a assimilée, qu’il s’est fait sienne et que finalement il en a fait bien autre chose que ce qu’elle est. Voilà pour Giono
Même voix : merci
PM : Giono pour moi, c’est l’écrivain du siècle – avec Proust. Ha ça, Proust, chapeau. Je ne suis pas du tout dans l’obédience, comment dire, dans la mouvance de Proust, mais c’est gigantesque, vraiment gigantesque. « Il écrit à la diable pour l’éternité » comme dit Sainte-Beuve à propos de Saint-Simon.
André Poggio : à propos de Proust, vous avez écrit quelque part que Giono ne vous a jamais prêté un livre de lui.
PM : ah non. Giono, j’ai tiré un jour – je crois que c’était la prisonnière – je tire un jour la prisonnière de la bibliothèque de Giono, et il me regarde et me dit « ne lis pas ça, c’est un pignouf ». Aussi suis-je resté sans connaître Proust pendant au moins quinze ans. Parce que pour moi, comme Giono était un augure, il était pas question, du moment qu’il me disait que Proust c’était pas lisible…
Puis un jour, c’est là que sert le livre de poche – vous savez, le livre aujourd’hui c’est 6 euro, autrefois c’était 6 francs, c’est « Folio », c’est « le Livre de Poche », voilà à quoi ça sert – un jour j’étais à ma fameuse société de Transports et Entrepôts Frigorifiques et j’étais à la gare de Nice et il y avait le kiosque habituel. Et derrière la préposée, il y avait des livres étendus comme ça, et je vois un amour de Swann. A ce moment-là Giono avait disparu de mon horizon, je vois ce livre, je dis « tiens, j’ai jamais lu Proust, ce serait peut-être l’occasion de le connaître ». J’ouvre le livre, et je suis resté comme ça [mimique de bouche grande ouverte] pendant les 300 pages. Le génie à l’état pur. Alors on me dit, alors chaque fois qu’on me fait compliment d’un de mes bouquins, je dis « est-ce que vous avez lu Proust ? ». Alors là c’est la débandade !
AP : vous voulez faire un sondage ?
PM : non non, mais c’est évident. Comment dire, c’est un livre de spécialiste, c’est un livre d’homme qui veut écrire exactement.
Les quatre grands principes de la littérature, pour moi, c’est d’abord le duc de Saint-Simon, dont j’ai lu les sept tomes de la Pléiade et dont je me souviens. Je suis capable de faire des citations dans mes livres que personne ne verra, parce que personne n’a jamais lu les sept volumes de la Pléïade. Et moi je me suis pas astreint, je suis rentré là-dedans avec une jalousie féroce, à se dire comment quelqu’un peut-il écrire comme ça ? La mort de Monseigneur, c’est extraordinaire, on voit tous les personnages, c’est magnifique.
Ensuite il y a Stendhal, Stendhal pour la clarté, l’extraordinaire désinvolture de cette écriture. C’est désinvolte, c’est extraordinaire la chartreuse de Parme. Justement, je me suis disputé un jour avec Aline Giono, parce que Aline Giono était également une grande admiratrice de Stendhal, comme son père, et un jour je lui dis :
Mais tu sais, la chartreuse de Parme, il y en a 200 pages où ce pauvre diable est dans une.prison et il y reste pendant 200 pages. Ton père a fait la même chose dans le hussard sur le toit, mais ça dure 4 pages ».
Nous étions dans une voiture, je la conduisais chez Serge Fiorio, le cousin de Giono.
André Mercier : le peintre ?
PM : le peintre, c’est ça. Et elle me dit
— ne m’abîmes pas Stendhal pour magnifier mon père.
— ben oui, qu’est-ce que tu veux, 200 pages c’est trop, c’est trop. La chartreuse de Parme en contient 650 environ, 200 pages pour Fabrice dans la prison avec la Clélia Conti qui le regarde par la fenêtre, c’est trop »
et là-dessus elle me dit « arrête la voiture » et elle descend.
— Qu’est que tu fais ?
— J’irai seule à pied voir Serge.
— Pourquoi ?
— Parce tu m’as démoli Stendhal et ça je peux pas le supporter ! »
AMB : et elle y a été à pied ?
PM : non, j’ai réussi à la raisonner… il y avait encore quatre kilomètres à faire et puis ça pendait comme ça…
Ha dans Stendhal, il y a quelque chose de formidable, quand le comte Mosca fait venir un de ses valets et lui dit :
« Faites bien attention mon ami, si vous ne me répondez pas la vérité, je vous tue avec ce poignard immédiatement »
Et il lui dit « est-ce que la comtesse fait l’amour avec Fabrice ? »
Et le valet lui répond « pas encore »
Il pesait ses mots, et il avait le poignard à la main.
AP : vous en aviez annoncé quatre – nous avons le duc de Saint-Simon, Stendhal, après donc Giono et Proust ?
PM : Ha non, Proust d’abord… et oui, Proust et Giono. Giono reste un écrivain universel. Vous savez, les écrivains meurent avec leur public. Pratiquement toute la littérature française est faite de morts. Parce que… Qui lit encore Roger Martin du Gard, par exemple ? J’ai lu Roger Martin du Gard avec une passion extraordinaire, quand j’avais dix-sept ans – Jean Barrois, c’est sensationnel !
Je dirais même encore plus, je dirais « qui lit, qui lit encore Sartre ? J’ai lu la nausée, et le mur, j’avais dix-sept ans, ça m’avait démoli complètement, j’étais horrifié, j’étais catastrophé, je me disais « si c’est ça le monde » – il n’y avait pas une lueur d’espoir. Et bien aujourd’hui, il y a peut être encore des lecteurs de Sartre parmi vous, mais je n’en rencontre quand même pas beaucoup. Il y les profs – les profs qui vous disent carrément « il nous a bien eus celui-là ».
Voilà, mesdames messieurs, je vous ai dégoisé à peu près tout ce que je savais
Une voix : Sartre, vous avez dit que Sartre vous a démoli à dix-sept ans – à dix-sept ans vous écriviez le périple d’un cachalot, si je me souviens bien. Je n’ai pas lu la première version puisque…
PM : la première version existe toujours, mais elle a été éditée en Suisse
Une voix : on peut la trouver ?
AP : on peut la trouver
Une voix : parce que vous l’avez réécrit…
PM : entièrement, sans regarder le manuscrit précédent
Une voix : moi je serais curieux de comparer les deux, parce que la version qu’on connaît, c’est pas celle de quelqu’un qui est démoli, c’est…
PM : ha non, j’avais cinquante ans quand j’ai réécrit périple d’un cachalot tandis que la première version, je l’ai écrite j’avais dix-sept ans, dans le grenier de la maison – et j’interdisais à ma sœur d’en parler à qui que ce soit. Je cachais soigneusement le manuscrit, j’étais dans un orgueil extraordinaire, non pas d’avoir écrit un roman mais d’avoir pu remplir 300 pages – ça, ça me paraissait faramineux. Pouvoir avoir écrit 300 pages de suite, comme ça. La qualité de la chose ne m’interpellait pas, je n’en avais pas probablement conscience. D’ailleurs je m’en foutais. Mais avoir écrit 300 pages, je pensais – j’avais toutes sortes de copains, on avait fait des revues littéraires (à quinze ans, vous savez !) – je pensais à mes copains, je me disais « ils n’ont jamais écrit 300 pages ». Et bien ces 300 pages, je les ai réitérées pendant 30 livres et je suis toujours aussi, comment dire, aussi extraordinairement surpris de l’avoir fait, d’avoir pu écrire 30 livres dont une dizaine au moins font plus de 400 pages.
Quand je voyais Giono écrire, je le voyais devant moi, il écrivait… D’abord, toutes les fois que j’arrivais, il me disait « ah ! Pierre, je viens d’écrire quelque chose d’absolument épatant, je vais te le lire ». Et il me lisait ce qu’il avait écrit dans la journée. Moi j’étais complètement… je n’avais pas qualité pour lui dire quoi que ce soit. D’ailleurs je la fermais, j’avais rien d’autre à faire. Non, ce qui lui plaisait, c’était de m’avoir lu, parce qu’il ne pouvait le lire ni à sa femme, ni à ses filles – elles s’en foutaient complètement. Madame Giono était une femme très intelligente mais un jour on lui a dit :
« Elise (c’était un journaliste qui lui a dit ça), ça doit faire un effet extraordinaire que d’être mariée à un écrivain universel, avec un génie ? »
et elle lui a répondu :
« monsieur, quand j’ai épousé mon mari, il était employé de banque, et si j’avais su qu’il devienne un génie et un écrivain universel, je ne l’aurais jamais épousé » ; ça en disait long – ça en disait long sur la souffrance que se préparait cette pauvre femme !
Une voix : qu’est-ce que vous aimez lire maintenant ?
PM : rien d’autre que ce que je viens de dire… ha ! attendez, je vous recommande formellement un livre dont j’ai oublié le nom de l’auteur, ça s’appelle mes ours et moi. Ça se passe dans le Grand Nord canadien. C’est un livre très bref, qui est terrible. Et ça n’est pas écrit par un écrivain, c’est écrit par un trappeur – c’est-à-dire quelqu’un qui gagne sa vie avec les fourrures, donc les animaux qu’il tue. Alors cet homme-là – je vais vous dire le commencement, c’est très simple – un jour il est dans sa cabane au Canada, une cabane en bois, en rondins. Il est là. Il vient de se réveiller et il est en train de faire du café. Il entend un bruit bizarre à l’extérieur. Il ne sait pas ce que c’est, alors il ouvre sa porte, il y a trois marches pour descendre, et devant lui il se trouve une ourse de 250 kilos, avec ses trois oursons de 6 kilos chacun qui sont à ses pieds, en ligne. Et elle le regarde dans les yeux. Et il décrit le moment où il commence à comprendre. Il commence à comprendre parce que cette ourse, elle a le poil très rêche et surtout très rare, donc il comprend qu’elle est vieille, et après il commence à comprendre qu’elle lui dit qu’elle est vieille, qu’elle ne peut pas élever les trois oursons, c’est le début de l’hiver, la fin de l’automne, et qu’elle les lui confie. Et tout ça évidemment sans dialogue entre une bête et un homme qui est fruste, qui est quand même… il n’a pas de culture, il n’a pas, j’allais dire, de morale, il n’a pas de philosophie, donc tout lui manque, mais il est là devant ces trois oursons et à ce moment-là l’ourse tourne bride et elle s’en va. Elle lui laisse les trois oursons et c’est cette histoire-là que je vous garantis que si vous ne pleurez pas à la fin, c’est que vous n’avez pas de cœur. Parce que si vous saviez, il arrive des… c’est épouvantable, c’est à la fois magnifique et épouvantable.
Mais alors je me souviens plus de qui c’est – ma femme le sait, chaque fois elle me vient en aide, mais elle n’est pas là. C’est paru chez Stock, probablement vers les années 1930.
Une voix : est-ce que vous ne vous intéressez pas à des auteurs de littérature étrangère, parce qu’apparemment vous n’aimez pas trop la littérature française ?
PM : je vais vous dire une chose, c’est que les auteurs étrangers, je les aimerais peut-être si c’était écrit en français. Parce que j’estime…
Giono, il lisait, il adorait James Joyce. Giono le lisait en anglais, il était parfaitement bilingue. Je ne lis pas James Joyce, pourquoi ? parce que toutes les traductions qu’on me proposera, je pense qu’elles ne donneront pas la musique de sa prose – c’est ça, ce qui compte dans un livre, ce n’est pas tellement ce que raconte l’auteur, c’est la musique qui l’accompagne, c’est le tempo, c’est le legato, c’est tout ce qui oblige le lecteur à continuer à lire malgré lui. C’est ça le génie de la langue, c’est ça. Or le génie de la langue on ne peut le comprendre que si on est… que si on la connaît aussi bien que sa langue maternelle. C’est pour ça que… Si, il y a les russes – Dostoïevski et Tolstoï – parce que par exemple, dans Tolstoï, dans Guerre et Paix, vous avez des trentaines de pages qui sont écrites, dans le texte, en français. Incroyable. Ce qui laissait entendre que les lecteurs de Tolstoï – il paraissait dans des journaux, Guerre et Paix ça a été publié pendant trois ans et demi dans un quotidien russe ; il y avait donc ces passages en français, il n’y avait aucune gêne, aucune explication – il y avait une quantité de russes qui étaient capables de comprendre le français. C’est incroyable !
Fin de l’enregistrement. Fin de la séance aussi, puisque nous devions libérer les lieux à 18 heures. Il n’y a pas de trace audible des phrases de clôture et du brouhaha qui s’ensuit lorsque nous quittons la salle pour retrouver le grand air, le soleil, et l’apéritif qui mettra un terme à la visite de Pierre Magnan. Au revoir monsieur, et grand merci !