La boulangerie de mon grand-père comprenait le magasin de vente qui s’ouvrait sur la rue et derrière, le fournil avec son pétrin, la table de mise en forme, les casiers et le four.
Le four s’enfonçait dans les entrailles du Crapon, un four tout simple, comme il y en avait partout autrefois, qui servait à la fois de chambre de combustion et de chambre de cuisson.
Pendant que la pâte levait, il fallait le mettre en chauffe.
C’était l’époque où la seule énergie pour un four à pain provenait du bois, et quel bois !
En haut de la Bourgade, dans l’angle formé par cette rue et celle qui venait la rejoindre en courant au pied de la Tour, mon grand-père disposait d’un petit espace où il faisait sécher, durant tout l’été, les genêts coupés après la Saint-Jean.
Il entassait là les fagots qu’il avait achetés un peu partout dans les environs aux propriétaires de quelques collines couvertes d’or au printemps.
La provision était imposante. Il le fallait.
Lili, « Banette pour ses copains », alors apprenti, venait chercher les fagots sur cette aire au fur et à mesure des besoins pour en gaver le four.
Une allumette faisait le reste.
La cheminée, haute des quatre niveaux de la maison, assurait un tirage parfait.
Les genêts ne tardaient pas à s’embraser éclairant tout l’espace du fournil.
Les flammes montaient en léchant la voûte, dansant leur sarabande, agitant leurs robes éclatantes, crachant leurs étincelles, s’enroulant comme une chevelure pour se coucher et disparaître.
Elles laissaient derrière elles un lit vacillant de braises rouges étalées sur les pierres du four pour les imprégner de chaleur.
La température montait plus haut qu’il ne fallait en prévision des perditions qui allaient se produire pendant le nettoyage et l’enfournement.
Alors on vidait le four de ses braises qu’on enfermait dans un étouffoir où la combustion s’arrêtait à l’abri de l’air.
La charbonille naissait.
Un tamis la libérait de sa cendre.
Ces petites bûchettes de charbon de bois allaient, plus tard, reprendre vie dans les foyers du village d’où, à l’heure du repas, s’échappait une bonne odeur d’agneau grillé...
Puis, Lili passait « la panouche », une sorte d’écouvillon à long manche terminé par une pièce de toile mouillée qui absorbait les cendres restées sur le sol.
Le four était prêt, l’enfournement allait commencer.
Les petits pâtons enfarinés qui, jusque-là, dormaient, emmitouflés dans leur toile de jute, s’éveillaient pour le grand branle-bas.
Trois par trois, tels de petits soldats, ils passaient sur la longue pelle, se présentaient devant le Maître qui les scarifiait de quelques coups de lame avant de les enfourner dans la grotte de pierre.
La pelle chargée glissait au fond du four.
Au petit coup sec que lui infligeait mon grand-père, elle abandonnait son chargement et revenait à vide.
Elle glissait, claquait, revenait sans relâche.
Ce mouvement ininterrompu faisait avancer les petits soldats en cadence pour occuper le terrain.
Au pas de charge et en bon ordre, ils prenaient place à l’avant, à l’arrière, sur les côtés, au centre, partout.
Alors la porte du four claquait, retentissant comme un signal d’assaut, car c’était bien une bataille que se livrait, depuis la nuit des temps, dans des milliers de fours semblables, la bataille contre la faim.
Mon grand-père décidait du temps de cuisson.
Il connaissait tous les facteurs qui devaient l’allonger ou l’écourter, comme il savait tous les secrets des proportions, la manière de pétrir, d’étirer, soulever, brasser, découper, mettre en forme...
Le moment venu, il ouvrait la porte toute grande, dévoilant son œuvre.
L’odeur sublime du pain chaud emplissait le fournil et la maison toute entière.
Alors les pelles reprenaient leur ballet, sifflaient à nouveau sur la pierre ramenant les miches dorées et brûlantes jusque dans les panières.
A présent, en refroidissant, bien rangé dans les corbeilles, le pain chantait sur quelques notes croustillantes, faisant saliver mes papilles.
Le chant du pain !
C’était un chant de louanges à l’œuvre accomplie, au travail bien fait, à l’homme Maître de son art, un chant qui, aujourd’hui vibre encore à mes oreilles et qui me ramène au fournil.