Bandeau
L’Essaillon
« Entre la Tourre et lou Crapoun,
I a moun païs, qu’ei Sederoun »
Alfred Bonnefoy-Debaïs

Etudier, préserver et faire connaître le Patrimoine Historique, Naturel et Culturel de Séderon et de sa Région

Spécial anniversaire
Cinquantenaire du bombardement de SÉDERON du 10 août 1944
Article mis en ligne le 4 juillet 2019

par BERNARD Guy
AVERTISSEMENT

A l’occasion du cinquantenaire du bombardement aérien de SÉDERON le 10 août 1944, l’Association « L’ESSAILLON » s’est fixé comme objectif la reconstitution de cet événement dramatique ; pour ce faire, il a été nécessaire de réaliser une vue panoramique constituée par :

  • Des vues aériennes du village, qui, après agrandissement, permettent de mieux comprendre le déroulement de l’opération et la localisation des victimes.
  • Une carte au 1/125 000° matérialisant le trajet supposé des avions.
  • Des maquettes d’avions du même type que ceux qui ont participé à l’attaque.
    Les témoignages de Séderonnais ayant vécu l’événement en divers points du village et des environs, ont été recueillis sur audiocassettes par Geneviève MERCIER et Hélène RISPAL.

Sur la base de ces témoignages, un commentaire sonore – préparé et présenté par Guy BERNARD – tient compte également de l’actualité de l’époque et du climat local, depuis les douloureux événements du 22 février 1944.

Sans possibilité d’accès aux archives de la WEHRMACHT et de la LUFTWAFFE – si tant est qu’elles existent encore – il convenait toutefois de faire disparaître les zones d’ombre pouvant subsister ; d’où la nécessité de se livrer à des conjectures, dans une optique de logique et de cohérence en harmonie avec les témoignages.

Sans doute cette reconstitution est-elle imparfaite et comporte bien des lacunes ; aussi ceux qui l’ont réalisée sollicitent-ils l’indulgence en précisant qu’il s’agit avant tout d’un recueil de souvenirs dont le caractère n’est pas exhaustif.

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Guy BERNARD

RECONSTITUTION DU BOMBARDEMENT

AÉRIEN DE SÉDERON

du

10 AOÛT 1944

René MICHEL observe les bombes désamorcées.
© Joseph GRATTECOS

Ce 10 août 1944, Séderon somnole doucement, dans la torpeur d’une chaude après-midi d’été. Beaucoup sacrifient au rituel tout méridional de la sieste, tandis que d’autres – à l’extérieur ou dans la fraîcheur bienfaisante des maisons – s’adonnent à la non moins méridionale tradition de la conversation.

Pour employer une expression locale : de quoi peut-on bien « blaguer », avant la reprise du travail qui suit la pause de la mi-journée ?

La guerre, qui dans quelques jours entrera dans sa sixième année, occupe bien sûr tous les esprits. Les informations données par Radio Londres sont abondamment commentées.

Le gouvernement provisoire de la FRANCE LIBRE qui siège maintenant à Alger, dépêche émissaires et instructions en métropole.

Après l’anéantissement en Tunisie de l’AFRICA-KORPS de ROMMEL, la Sicile puis la péninsule Italienne ont été envahies par les troupes alliées le corps expéditionnaire du Général JUIN s’est illustré dans les combats sanglants du GARIGLIANO qui ont permis – il y a tout juste deux mois – la prise de Rome.

Par ailleurs, depuis le 6 Juin, le débarquement allié en Normandie suscite un immense espoir mais l’occupant résiste farouchement et après plus de deux mois de combats la capitale est toujours aux mains des Allemands.

Au plan local toutefois, l’ouverture du front de Normandie a des effets positifs. Organisée en Forces Françaises de l’Intérieur (les F F I), la résistance sortie de la clandestinité est partout présente.

Le 14 Juillet dernier, c’est un détachement F F I qui a rendu les Honneurs au monument aux Morts de Séderon à l’occasion de la fête Nationale.

Chaque jour venant d’Afrique du Nord, il est possible de voir à l’Est, survolant les grandes Alpes à haute altitude, des centaines de « Forteresses volantes » – ces bombardiers américains – qui par l’Italie du nord et l’Autriche vont frapper durement le cœur même de l’Allemagne ; c’est un plaisir que de regarder cette multitude de points argentés qui scintillent au soleil d’été, dans un ronronnement rassurant.

L’espoir de voir enfin se terminer cette guerre est toutefois tempéré par la présence des troupes d’occupation dans toutes les villes du Midi et sur les axes stratégiques de communication.

Il y a quelques jours à peine, une rumeur a fait état d’un convoi allemand venant. d’Avignon et se dirigeant vers Séderon par Sault, faisant resurgir parmi la population les affres du 22 février.

C’est pour conjurer ce péril que la population – avec le concours de la Résistance – a saboté les routes, qui, par les cols de Négron et de L’Homme Mort, débouchent sur la cuvette de Séderon ; à défaut d’une sécurité absolue, ce dispositif constitue un moyen d’alerte qui devrait permettre aux Séderonnais de fuir le cas échéant.

Bien sûr, aujourd’hui, nul n’est en mesure d’imaginer les intentions de l’État-major allié qui, dans cinq jours, créera un second front en France, en débarquant sur les côtes de Provence.

C’est donc dans ce climat pesant – tout à la fois porteur d’espoir et plein d’incertitude – que les Séderonnais vivent au quotidien et s’apprêtent en ce moment même, à reprendre le travail de l’après-midi.

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Dans quelques instants cependant – de façon tout à fait inattendue – dans le ciel serein, va éclater le tonnerre du vrombissement de trois avions, arborant sur le fuselage et les ailes une croix noire bordée de blanc. Ils défileront l’un derrière l’autre – au ras du toit des maisons – sous les yeux incrédules et stupéfaits de plusieurs témoins en train de deviser paisiblement sur le trottoir, face à la fontaine de la République.

Aucun doute ne sera permis sur la nationalité de ces appareils ; plus tard, on apprendra qu’ils viennent de Caritat, la base aérienne d’Orange, par une personne qui travaille là à titre civil.

A peine auront-ils disparus derrière la Tour que – sans aucune explication rationnelle, intuitivement – tout le monde considérera que leurs intentions ne peuvent être que belliqueuses et cette évidence va dicter le comportement de chacun, dans les minutes qui vont suivre.

Mais quelles sont donc les raisons qui ont amené le commandement allemand à organiser un raid aérien sur un objectif tel que ce village qui, à priori, ne présente aucun intérêt stratégique ?

Il faut d’abord se remémorer la menace de l’agent de la Gestapo, avant de libérer les otages de la Mairie le 22 février 1944, et après le massacre du maquis d’Izon : « Si vous recommencez à aider les terroristes le village sera rasé et la population anéantie. »

Ensuite, comme indiqué précédemment, Séderon et sa région sont depuis le 6 juin une « zone libérée » dans laquelle les F F I opèrent à visage découvert avec la complicité de la population. L’école abrite le PC d’un groupe de Résistance et sert également de cantine.

Sur les routes de la région la circulation automobile est presque entièrement circonscrite aux véhicules des F F I. Une douzaine de camions à gazogène réquisitionnés, en plus ou moins bon état de marche, stationnent de la maison GUERIN jusqu’à l’hôtel GIANOGLIO.

Des groupes armés sont cantonnés vers les cols de la Pigière et de Macuëgne, ce qui occasionne une effervescence certaine. L’occupant ne dispose pas – comme ce fût le cas à Izon – d’informateurs, mais une telle activité qui se manifeste de jour comme de nuit, ne peut échapper à l’observation aérienne.

Enfin, il y a moins d’un mois, un convoi allemand venant de Sault, est tombé dans une embuscade tendue par la Résistance, dans le défilé du « Gour des Oules » entre Aurel et Montbrun-les-Bains. Après un accrochage bref et violent qui a occasionné chez l’ennemi de lourdes pertes en hommes et en matériel, le groupe de résistants s’est replié sur Séderon, avec ses propres blessés, à travers la montagne d’Albion.

Hormis ces considérations bien réelles, des bruits plus ou moins fantaisistes circulent :

  • Il y aurait dans la région 8 000 résistants.
  • Les rescapés des combats du Vercors se seraient regroupés à Séderon !
  • Des soldats canadiens auraient été parachutés, accompagnés d’officiers français pour encadrer les maquisards !
    De la conjonction de ces faits – avérés ou supposés – l’État-Major allemand semble considérer que s’il est insupportable de continuer à tolérer les agissements des « terroristes » dans cette région, il est aussi risqué de se rendre par voie terrestre dans ces montagnes pleines d’embûches ; d’autant que ses possibilités sont très réduites depuis que l’ouverture du front de Normandie mobilise tous ses moyens disponibles en hommes et en matériel.

C’est à partir de la logique de ce raisonnement que la décision d’organiser un raid aérien de bombardement, a dû être prise… Ainsi quelques appareils seulement permettraient d’anéantir ce village et de réduire définitivement ce nid de « terroristes » qui ne semblent pas avoir compris la leçon pourtant sévère du 22 février.

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Sur la base aérienne de Caritat occupée par la Luftwaffe (l’Armée de l’Air allemande) vers 14 h 30 ce 10 août 1944, 3 appareils roulent lentement en cahotant pour rejoindre l’extrémité de la piste d’envol.

Il s’agit d’appareils identiques à ceux que, dans les salles de cinéma, « Les Actualités Françaises », censurées par l’occupant, montrent – se couvrant de gloire – en train de bombarder presque chaque nuit la population civile de Londres…

Ce sont des bombardiers moyens bimoteurs du type HEINKEL 111 ou JUNKER 88, dont le système d’armes comprend dans les ailes, le nez, au-dessus, au-dessous et sur les flancs du fuselage, des mitrailleuses de 12,7 et des canons automatiques de 22. À une vitesse de 300 à 350 km/h, ils peuvent emporter 2,5 tonnes d’explosifs en bombes, torpilles aériennes, munitions et conteneurs renfermant de grosses grenades à ailettes : les « shrapnells ».

Pour les équipages il s’agit d’une mission de routine ; dans une bonne heure, ils seront de retour au bercail.

Après « le point fixe » en bout de piste où les moteurs sont poussés au maximum de leur puissance – l’un après l’autre – les appareils lourdement chargés prennent de la vitesse mais doivent parcourir toute la longueur de la piste pour s’arracher du sol dans un hurlement mécanique.

Ils s’élèvent lentement dans le ciel bleu de Provence et après avoir pris une formation de croisière, mettent cap à l’Est, laissant sur leur gauche le Mont Ventoux qui culmine à 1912 mètres.

En survolant la face Sud du géant de Provence, les avions gagnent peu à peu de l’altitude malgré leur chargement ; après une vingtaine de minutes de vol, ils se retrouvent à la verticale de Ferrassières de Barret.

Sans manquer d’effrayer un groupe de coupeurs de lavande qu’ils survolent à basse altitude en mitraillant, ils rompent la formation de croisière et, l’un derrière l’autre, mettent cap au Nord en direction du plateau de Banastier et de Macuègne-Bas ; en appuyant légèrement sur leur droite, ils se retrouvent alignés exactement dans l’axe de la route nationale 542 qui, de la Tuilière au Quatre, traverse Séderon et la cluse de la Méouge.

Un par un, les 3 avions vont alors faire sur le village un passage à très basse altitude qui répond à une double finalité :

  • Repérer les lieux pour déterminer le type d’attaque le plus efficace compte tenu de la configuration du terrain.
  • Provoquer une panique qui ferait sortir la population, la rendant ainsi plus vulnérable aux armes anti personnelles.
    Pour ce premier passage – aux dires des témoins – les appareils volent si bas que l’on peut craindre qu’ils n’accrochent la toiture de la Gendarmerie ; on pourrait presque les toucher en tendant le bras. Ce n’est bien sûr qu’une illusion d’optique, car si l’on considère que les altitudes respectives du pont devant l’église et du sommet de la Tour sont de 807 et 917 mètres, les avions se trouvent approximativement à mi-distance entre ces points extrêmes.

L’intention évidente des aviateurs au cours de ce repérage, paraît être de rester dans l’axe de la route nationale et de larguer les bombes en plein milieu du village, en suivant son tracé. En termes d’efficacité cela est fort bien raisonné, mais la vue aérienne démontre qu’a partir de Rivaine, très exactement au pont du ruisseau de Baïs – à côté de la maison de Sylvain GIRARD – la route s’incurve :

  • À gauche d’abord jusqu’au groupe scolaire.
  • Puis légèrement à droite jusqu’à la place de la Poste.
  • Enfin par une courbe à grand rayon, vers la droite, elle traverse le village jusqu’à l’église.
  • Après le pont, sous un angle de 120° environ à gauche elle se dirige à nouveau plein Nord vers l’Essaillon.
    En clair, ces circonvolutions routières signifient qu’un appareil qui emprunte ce tracé en volant à quelques dizaines de mètres du sol, doit logiquement aller se fracasser dans les strates calcaires du Crapon au-dessus de la Rosière. Dans l’hypothèse où pour éviter cet écueil il effectuerait une brusque correction à droite, c’est la face verticale de la Tour qu’il trouverait sur sa route…

Ce sacré Crapon a souvent été accusé de priver prématurément le village de soleil – les après-midi d’hiver – mais dans les circonstances présentes, il devient son sauveur passif.

Dans le cockpit du premier avion, le pilote – qui doit être aussi le chef d’escadrille – a compris d’un seul coup d’œil la situation.

Au moment d’attaquer son objectif, un bombardier à pleine charge, ne se manipule pas comme un petit avion de voltige aérienne, mais doit au contraire conserver une ligne de vol rectiligne avant de lâcher ses bombes.

C’est la raison pour laquelle à la verticale de Rivaine le leader de formation estime indispensable d’infléchir sa trajectoire à droite, pour suivre le cours de la Méouge

L’axe d’attaque ainsi déterminé, reste à réaliser le second volet de ce premier passage, à savoir : créer la panique parmi la population.

Pour parvenir à ce résultat, la formation aérienne qui débouche du plateau de Banastier, volant à une altitude de 1 200 à 1 300 mètres, va plonger en semi-piqué sur l’agglomération qu’elle survolera en rase-mottes : une telle déclivité sur une distance aussi courte entraîne un sur-régime des moteurs dont le hurlement devient intolérable.

La méthode a fait ses preuves ; elle a été rodée pendant l’exode de Mai-Juin 1940, lorsque les STUKAS – bombardiers en piqués – plongeaient du haut du ciel sur les populations terrifiées, fuyant les blindés allemands.

Ici a Séderon, à quelques centaines de mètres d’intervalle, c’est à trois reprises que les habitants vont subir cette agression de décibels déchaînés, dont l’intensité et la stridence sont difficilement supportables ; il peut en résulter un état second qui se traduit par une peur indicible, une perte du sens des réalités et un comportement irraisonné.

En un mot : LA PANIQUE VA JETER HORS DE CHEZ ELLES LA PLUPART DES FUTURES VICTIMES…

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Le dernier avion a disparu derrière la Tour, en direction du Quatre…

L’effet de panique escompté est immédiat ; devant les pompes à essence d’Auguste OLLIVIER, c’est la débandade.

  • Madeleine GRIMAUD tenant son fils Claude, 8 ans, par la main, se précipite vers la Basse Rue, suivie par sa grand-mère Marie, 84 ans. Au passage elles invitent la tante Henriette (la Lute de Marcel DETHES) à fuir avec elles.
  • Marcel ESPIEU, 12 ans, joue avec ses copains Fernand BLANCHET et Raymond DEMUS devant l’escalier du café PELLAT ; ils détalent vers la passerelle.
  • Suzanne OLLIVIER et Elie ESPIEU traversent le lavoir public, près de la fontaine de la République, et se dirigent vers la rivière qu’ils franchissent devant le jardin du presbytère.
  • Germain LAMBERT et ses cousins Marthe et Raoul BONNEFOY sont en train de boire le café ; par la cave ils rejoignent la Basse Rue et se dirigent vers la passerelle. Victorine BLANC leur voisine fait de même.
  • curieusement par cette chaleur caniculaire, Raoul BONNEFOY remonte dans son appartement pour prendre un vêtement…
  • Rosa MAURIN se trouve au pied de la Tour derrière l’église en compagnie de Madeleine DETHES qui étend son linge.
  • Marcel DETHES, son neveu de 3 mois dans les bras, quitte sa maison dans la Grande Rue et court vers la Rosière.
    Au moment même où les avions survolent le village, Emile BOSCO de Lachau, gendarme provisoirement affecté à la Brigade de Séderon arrive à moto ; il voit immédiatement le danger, range son engin contre un mur, et soufflant à perdre haleine dans son sifflet, remonte la Grande Rue, invitant ceux qui sont sortis à se mettre à l’abri à l’intérieur des maisons car, dit-il, le village risque d’être bombardé. Effectivement dans ce cas-là la protection est meilleure à l’intérieur qu’à l’extérieur, sauf bien sûr, si la maison où l’on se trouve est touchée de plein fouet.

Cette théorie ne convainc pas tout le monde, certains gardant en mémoire les bombardements meurtriers de Marseille, Toulon ou Avignon où des familles entières ont été ensevelies dans les décombres de leurs maisons.

Devant l’injonction du gendarme, on reflue donc à l’intérieur mais, par les greniers, beaucoup gagnent la Rosière où, à l’abri des premiers contreforts du Crapon, ils se sentent mieux protégés.

C’est le cas des familles : Elie CONSTANTIN, Martial BEAUCHAMP, André MOULLET, André DASPRE, Louis BEAUCHAMP, Fernand IMBERT.

D’autres comme Raymonde PAYAN et sa mère se mettent à l’abri en descendant à la cave.

De la terrasse de Madame EGOROFF (docteur de Séderon), Elie FETTING aperçoit les avions et fait descendre tout le monde à la cave.

La famille BERNARD se met à l’abri sous les machines et les établis de l’atelier de menuiserie.

Beaucoup restent sans réaction, ne sachant pas très bien quelle conduite adopter.

Par la sortie Nord du village, dans la cluse même de la Méouge, un groupe de 3 ou 4 résistants – après avoir déjeuné à l’école – rejoint le poste de surveillance du Quatre ; parmi eux : Jean CHARROL de Séderon et Roger LATIL de Valbelle.

Paul JULLIEN se rend à sa campagne par le pont de l’Essaillon.

Un peu plus loin sur la rive gauche de la rivière, face au cabanon de Paul GLEIZE, Jules GUERIN, l’un des patriarches du village, accompagné de Léon LEVIN – jeune garçon originaire de Marseille et réfugié à Séderon – cannes à pêche en main, taquinent l’ablette : ils sacrifient ainsi à un plaisir et, ce qui ne gâte rien, sont susceptibles d’améliorer le menu familial du soir en cette période de restrictions.

Que penser du comportement des Séderonnais, après avoir pris conscience du danger imminent qui va fondre sur eux ?

Sans doute est-il aisé d’en parler avec du recul, mais il est évident que le meilleur réflexe consistait à rester à l’intérieur, protégé dans une cave ou sous de solides meubles ; pour ceux qui ont préféré l’extérieur, la solution de la Rosière s’est avérée la moins mauvaise…

Mais en cet instant, qui peut se vanter de savoir que le cours de la Méouge sera l’axe d’attaque des bombardiers ?

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Après la vive perturbation créée par leur passage en rase-mottes sur Séderon, les avions toujours l’un derrière l’autre, traversent en trombe l’Essaillon et à la verticale du Quatre, ils dégagent vivement sur la gauche, suivant le tracé de la route de Buis-les-Baronnies.

Après une ressource [1] qui les ramène progressivement au-dessus du relief environnant, au niveau de Saint-Auban, ils effectuent un large virage à droite et remontent la vallée de l’Ouvèze jusqu’à Montauban où ils seront vus une première fois. Ils franchissent alors la montagne de Chamouse pour se retrouver au-dessus d’Eygalayes, provoquant une grande frayeur chez les habitants.

Ceux-ci se souviennent en effet – il y a moins de 6 mois – du massacre des maquisards d’Izon, à quelques centaines de mètres du village et la présence d’avions allemands au-dessus de leurs têtes ne peut augurer rien de bon.

Ils éprouvent donc un grand soulagement en voyant les appareils piquer au Sud et remonter la vallée de la Méouge.

Sous peu, ils entendront le bruit des explosions.

A la hauteur du Quatre, brusque virage de 90° à gauche et après avoir survolé Abeillon, les avions apparaissent derrière la Saulce.

Durant cette manœuvre dont l’aboutissement est une mise en place en vue de l’attaque, le chef d’escadrille va arrêter sa tactique.

Les avions de bombardement disposent en effet de plusieurs possibilités pour neutraliser leurs objectifs. Ce peut être :

Tout d’abord le bombardement en « nappe », ou – ailes dans ailes, sur des dizaines de rangs – les appareils qui volent à très haute altitude, larguent simultanément leurs bombes, transformant la zone visée en paysage lunaire. C’est ce qui s’est passé à Marseille et Avignon, lorsque l’aviation américaine a voulu anéantir les installations ferroviaires, utilisées par l’occupant. Efficacité garantie, mais gare aux civils qui se trouvent dans les parages car dans ce cas « on ratisse large » !

Dieu merci, avec 3 avions seulement ce serait inefficace à Séderon.

Ensuite le bombardement en « ligne », où d’une altitude de sécurité de 1 500 à 2 000 mètres dans le cas présent, le bombardier – couché à plat ventre dans le nez de l’avion – les yeux rivés sur son viseur, guide le pilote avant de larguer ses bombes. Mais à l’époque on ne dispose que de simples viseurs optiques qui – sans le secours de l’électronique, du laser et des rayons infrarouge dont sont pourvus les systèmes de visée modernes – ont une efficacité toute relative. Par ailleurs les courants aériens si capricieux en zone montagneuse, risquent d’influer sur la trajectoire des bombes. La combinaison de ces deux facteurs peut donc fort bien faire tomber les bombes dans la Combe d’Embrunet ou derrière la Tour…

Il y a enfin ce que, dans leur jargon, les aviateurs militaires nomment le « strafing ». Cet anglicisme désigne une attaque en semi-piqué sur des concentrations au sol au moyen de bombes et de tirs d’armes automatiques. Le largage se faisant à vue – donc avec une marge d’erreur négligeable – son efficacité est d’autant plus redoutable que le risque est minime. En effet, lors du passage de reconnaissance, aucune réaction antiaérienne n’a été observée. Il est évident que la présence d’armes automatiques sur la Tour, eut constitué un élément dissuasif majeur.

Cette dernière tactique s’impose donc au chef d’escadrille pour son rapport efficacité/risque.

Cependant en raison de l’étroitesse du site, il convient que les avions ne se gênent pas mutuellement ; ils vont donc attaquer à tour de rôle, gardant entre eux une marge de manœuvre de 2 à 3 minutes, conformément aux instructions communiquées par radio à chaque pilote.

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Il n’est pas tout à fait 15 h à l’heure légale dite « allemande » ce qui représente 2 heures d’avance sur le soleil.

A La Mourier, Henri ESPIEU se prépare à partir couper de la lavande, lorsque les appareils qu’il identifie immédiatement débouchent de la Saulce et survolent la ferme en direction de sa bergerie ; il fait sortir immédiatement sa famille de crainte d’un bombardement, mais les avions poursuivent leur route et vont virer très largement vers le col de Barret-de-Lioure, avant de revenir au-dessus du Tay, face à la vallée de la Méouge et à Séderon.

Au Jas, Marie PASCAL a également aperçu les avions et observé leur manège. Durant cette manœuvre d’approche finale – comme prévu – les avions ont pris leurs distances. Depuis le premier passage de reconnaissance, quelques minutes seulement se sont écoulées.

Alors, tel l’aigle fondant sur sa proie, l’avion de tête plonge sur le village, le cours de la Méouge en point de mire…

A la hauteur du groupe scolaire, alors qu’il se trouve déjà à très basse altitude, les tourelles d’armes automatiques – latérales et inférieures – déclenchent simultanément un feu nourri, pendant que – dans le nez de l’avion – le bombardier s’efforce de placer ses deux bombes le plus efficacement possible ; pour des raisons de sécurité de vol, le pilote se trouve cependant dans l’obligation de passer nettement à droite de l’agglomération.

Séderon bombardé, vu depuis la Méouge
© Fernand BLANCHET

Le premier engin tombe donc en bordure de la rivière, à proximité immédiate de l’abattoir de Gaston GIRARD – le détruisant complètement – et forme un cratère de plusieurs mètres, tant en diamètre qu’en profondeur, pendant qu’une épaisse fumée noire – consécutive à l’explosion et aux tonnes de terre et de gravats projetés en l’air – obscurcit le ciel.

Dans la maison voisine, Marie-Rose JULIEN vaque à ses occupations pendant que Kléber, son époux – agent de l’électricité – se prépare à partir pour faire un dépannage dans un village voisin ; intrigué et vaguement inquiet par le passage des avions lors du repérage, il demande à son épouse d’aller chercher son fils Michel, 5 ans, qui se trouve à la haute bourgade, chez sa grand-mère Rosa.

L’explosion de la première bombe le jette à terre, alors que les cloisons s’abattent autour de lui ; il se précipite dans la chambre où dort sa fille Andrée, 1 an, et éprouve un grand choc en voyant le berceau recouvert par une cloison ; fort heureusement le bébé est indemne, protégé par les montants du lit. L’enfant dans les bras, il se précipite chez Julie JARJAYES, d’où il s’enfuit à nouveau après qu’une énorme motte de terre, en retombant, ait ébranlé la toiture et la maison toute entière. Affolé il se réfugie alors sous la remise de Paul LOMBARD en compagnie de plusieurs personnes, dont Andréa et Gaston GIRARD, sortis de chez eux après cette énorme explosion qui a secoué tout le quartier.

Toujours larguée par le même avion, la deuxième bombe explose devant la passerelle métallique – qui relie le patronage à la Basse Rue moins de 100 mètres en aval de la première.

Là, c’est l’horreur dans toute l’acception du terme.

Marthe BONNEFOY est déjà sur la rive droite – avec Germain LAMBERT – pendant que Raoul son mari, est retourné à l’appartement…

Abrités sous un gros saule en l’attendant, ils se protègent tant bien que mal du mitraillage intensif et voient s’engager sur la passerelle Marie OLLIVIER suivie de très près par Victorine BLANC…

Elles sont toutes deux déchiquetées et projetées en l’air par l’explosion, parmi les débris de ferraille, la terre et les gravats.

Marthe BONNEFOY, criblée d’éclats, très gravement atteinte perd connaissance et tombe la tête en avant dans une flaque boueuse d’où son cousin parvient à la tirer, bien qu’une balle de mitrailleuse lui ait traversé la cheville.

Quelques mètres en aval – dans le pré de Paul GLEIZE, devant le jardin de la Cure – couchés à plat ventre, Elie ESPIEU et Suzanne OLLIVIER abasourdis par les explosions, se protègent la tête avec les bras ; elle est tuée sur le coup par un éclat en pleine poitrine pendant que son compagnon est indemne.

Invitée à fuir, la Tante Henriette a gardé la tête froide : partir d’accord, mais pas avant d’avoir fermé sa porte ; elle remonte donc sur le perron et tourne la clé dans la serrure au moment où le souffle de l’explosion emporte sa toiture comme un fétu de paille, et la projette au sol. Son neveu Marcel la retrouve quelques minutes plus tard, assise à terre sans une égratignure…

Madeleine et Claude GRIMAUD ont pris un peu d’avance sur la grand-mère. Au moment de l’explosion ils sont projetés à terre sur le chemin – devant le garage d’Elie RICHAUD, face à la petite fontaine – et repartent en courant derrière le patronage, vers l’aire de Louis COTTON.

Ils assistent là, à un étrange spectacle : Juliette RONDET qui paraît totalement affolée, tourne autour d’une meule de paille, en leur criant de se mettre à l’abri ; en vérité elle est en pleine possession de ses moyens, car la vue dont elle dispose lui permet de voir arriver les avions et elle fait en sorte de toujours avoir, entre elle et les projectiles, l’épaisseur de la meule de paille, ce qui constitue une protection idéale.

Sur le chemin des jardins, Marcel ESPIEU et ses copains, avec l’agilité de leurs jeunes jambes, sont déjà à la hauteur du transformateur lorsqu’éclate la première bombe ; couchés dans le jardin VILHET, Raymond DEMUS, Fernand BLANCHET et Freddy GARCIA sont recouverts de terre et de gravats qui occasionnent des blessures sans gravité : sous cette grêle de balles qui soulève la terre tout autour d’eux, c’est un véritable miracle.

Guy REYNAUD, avec un camarade, fait le chemin inverse ; après avoir franchi la rivière par la passerelle du haut, il se dirige vers le patronage et se trouve aussi à proximité du transformateur, lorsque éclate la bombe de l’abattoir. Touché dans le dos par un gros caillou, il s’en tirera avec une violente douleur qui n’aura pas d’autre conséquence.

Le Gendarme BOSCO avait prévenu les riverains de la Grande Rue de l’imminence de l’attaque ; il se trouve sous le porche de la maison LACROZE, face à la borne-fontaine, au moment ou presque simultanément se produisent les deux explosions. Entre la Basse Rue et la Rosière, son choix est vite fait : pour se mettre à l’abri, le pied du Crapon lui parait beaucoup plus tranquille…

Pendant que le premier avion disparaît derrière la Tour, un épais nuage de fumée noire recouvre le village et sa densité est telle que les rayons du soleil – pourtant au zénith – en sont atténués. La plupart des témoins sont frappés par cette conséquence des explosions et Andréa GIRARD affirmera même : « C’était la nuit en plein après-midi ! »

Une brève accalmie succède alors au fracas des explosions dont nul ne peut imaginer les conséquences…

Mais déjà, précédé de son vrombissement caractéristique, le deuxième avion – qui emporte également deux bombes – se rue sur son objectif.

Le scénario est identique : crachant le feu de toutes ses armes automatiques il s’apprête à lâcher ses bombes mais le nuage noir qui plane au-dessus du village, l’oblige à conserver une altitude supérieure à son prédécesseur ; déconcerté par une visibilité réduite à néant, le bombardier n’a plus de repères au sol.

Ce concours de circonstances – pour le moins inattendu – va sauver la Bourgade, car sans cet impondérable, il est permis de penser – compte tenu des premiers impacts – que les deux bombes suivantes lui étaient destinée.

Dans son cockpit le pilote a les yeux fixés sur la masse imposante de la Tour qui, très vite, devient menaçante pour sa sécurité ; afin d’éviter le pire il est donc contraint de dégager brutalement sur sa gauche à l’instant même où le bombardier, un peu tardivement peut-être, libère ses engins qui vont se ficher au flanc de la Tour, derrière le clocher de l’église, sans exploser…

Beaucoup d’explications ont été avancées sur cette non-explosion qui sans nul doute, eût fait des dégâts considérables.

Pour certains, les bombes ont été sabotées dans les usines allemandes par des ouvriers requis au titre du S T O (service du travail obligatoire). Cette hypothèse résiste mal à l’examen car si le corps des bombes est bien fabriqué en usine, le système de mise à feu – dont la technologie relève du niveau de l’ingénieur – ainsi que le chargement de l’explosif, sont réalisés dans les arsenaux militaires qui n’utilisent certainement pas du personnel étranger, trop peu fiable.

Pour d’autres, les percuteurs ont été subtilisés sur la base même de Caritat – par des civils – pendant l’embarquement des bombes. Cette éventualité apparaît également fragile, car dans toutes les armées de l’Air du monde, l’armement des appareils partant en mission est réalisé par du personnel exclusivement militaire, dont le rôle – sous le contrôle d’un officier d’armement – est non seulement d’embarquer les projectiles, mais également de les « activer » pour être prêts au largage.

Il est également possible d’avancer une troisième hypothèse :

On a vu que le deuxième appareil – gêné par le nuage de fumée noire – libère ses bombes au moment où le pilote fait une brusque correction de trajectoire à gauche ; dans cette manœuvre, l’action conjuguée du palonnier et du manche à balai, provoque un basculement de l’aile gauche pendant que la droite se relève sous un angle de 45° environ par rapport à la ligne de vol. La résultante de cette manœuvre fait qu’après leur largage, les bombes ne tombent pas perpendiculairement au sol, mais suivant une ligne oblique, elles vont s’encastrer entre deux des strates sédimentaires – qui en pente douce descendent vers le garage du car de Léon MANDON –. Donc à aucun moment, le nez des bombes qui contient le percuteur n’a été au contact du sol pour provoquer l’explosion, par effet mécanique. Cette théorie traduit-elle la réalité ?

Toutefois un fait est certain : le lendemain, le premier travail des artificiers a été de démonter les percuteurs afin de rendre les engins inoffensifs, avant de les dégager de leur position insolite.

Le mystère demeure, mais peut-être est-ce seulement une bonne étoile qui veillait sur ce petit village déjà bien meurtri…

Hélas l’épreuve n’est pas encore terminée.

Après ce deuxième assaut, deux explosions sur les quatre prévues, se sont produites ; elles suffisent toutefois à accentuer l’effet de panique qui s’est emparé de la population et l’on peut dire que de la Place de la poste jusqu’à la Gendarmerie, tous ceux qui disposent d’une sortie vers les jardins se ruent dehors, cherchant leur salut en rase campagne.

La famille GUILINY se retrouve près de la rivière, au fond du jardin, en compagnie de Mme EGOROFF, Elie FETTING et plusieurs autres personnes.

Profitant de l’accalmie passagère, Gaston GIRARD tenant par la main deux de ses enfants, court vers la rivière avec l’intention de la traverser ; Andréa son épouse – son bébé de 3 mois dans les bras – le suit et serait tombée dans le premier cratère de bombe, sans le secours de Kléber JULIEN, serrant lui-même son enfant sur sa poitrine.

Jamais la Basse Rue n’a connu une telle effervescence, chacun se presse pour se diriger vers Beauregard et le cimetière.

Raoul BONNEFOY, pensant que sa femme et son cousin sont déjà loin, traverse la Méouge, là où quelques instants auparavant se trouvait la passerelle, et passe à côté d’eux sans les voir.

En supposant que la Bourgade ait été également touchée, on peut imaginer la foule des survivants, qui en ce moment même se bousculerait sur le chemin de Saint-Charles.

Seuls les réfugiés de la Rosière jouissent – si l’on peut dire – d’une position confortable et d’une relative tranquillité, sous la bienveillante protection du Crapon.

C’est à cet instant que surgit le troisième assaillant…

La mission principale des précédents était de démolir et de faire sortir les habitants, mais celui-ci est un tueur. Hormis ses armes automatiques, il ne transporte pas de grosses bombes mais des conteneurs emplis de redoutables « Shrapnells » ces petites bombes à ailettes qui s’éparpillent largement après le largage et explosent au sol en myriades de petits éclats meurtriers.

Pour parachever le travail, il s’agit donc maintenant de faire le plus de victimes possible.

L’équipage de cet avion n’a pas le même souci de précision que ses prédécesseurs ; il est chargé d’arroser largement la zone avec ses tourelles de mitrailleuses et les shrapnells ; la fumée noire n’est donc pas un obstacle pour lui, mais au contraire, délimite son champ d’action.

Afin de bien observer la manœuvre des avions, René MICHEL, 18 ans, se rend au pied de la Tour, derrière la maison paternelle, observatoire idéal sans doute mais non exempt de danger si l’on considère que deux bombes sont tombées dans les parages sans exploser…

Au même endroit, Rosa MAURIN est blessée à l’abdomen par des éclats de shrapnells ainsi que Madeleine DETHES qui malgré leurs blessures rentrent chez elles ; Rosa MAURIN ira même à pied jusqu’à Saint-Charles, où, épuisée elle est transportée jusqu’à la Granchane.

Au-delà de l’Essaillon l’appareil poursuit son œuvre destructrice.

Paul JULLIEN est blessé aux jambes par des éclats, mais ses jours ne sont pas en danger.

Le groupe de résistants a progressé vers le tournant de Sainte-Barbe mais bien que protégés par les grands arbres le long du canal du moulin, Jean CHARROL, Roger LATIL et Maurice PONS sont grièvement blessés par des shrapnells, semble-t-il.

De l’autre côté de la rivière, Jules GUERIN et Léon LEVIN ont plongé dans les osiers dès la première alerte ; en vain, ils seront retrouvés sans vie, frappés dans le dos par des balles de mitrailleuses.

Un peu plus loin, au moulin FARAUD, les projectiles ont incendié une meule de foin, sous les yeux de Lucien GHISALBERTI et de sa sœur Maguy, partis couper de l’herbe pour les lapins. Inconscients du danger, ils se précipitent à découvert vers le moulin où ils se font sermonner par le meunier pour cette imprudence. Ils gardent la vision de gros avions noirs volant très bas en lâchant des chapelets de bombes, des shrapnells sans doute.

Au Quatre les avions reprennent de l’altitude et virent à gauche vers Villefranche ; entre Chassenaye et le fort de Mévouillon, ils sont vus au-dessus de Pelleret, franchissent la barre rocheuse droit devant et débouchent dans la vallée de l’Ouvèze ; ils seront aperçus pour la dernière fois à Montauban.

Très vraisemblablement ils vont rejoindre leur base par la face Nord du Ventoux.

Depuis la première apparition des avions, un quart d’heure à peine s’est écoulé et l’attaque proprement dite a duré moins de 10 minutes.

 ° ° ° 

Le fracas des explosions s’est arrêté, l’éclatement sec et rageur des shrapnells a cessé, le staccato des armes automatiques s’est enfin tu ; dans le lointain, le vrombissement des moteurs d’avions décroît jusqu’à devenir inaudible.

Dans une vingtaine de minutes, suivant le terme consacré, les aviateurs seront de retour à la « maison » et après un rapide compte-rendu de mission, sans doute iront-ils se désaltérer d’une bière bien fraîche au bar de la base, cette après-midi du 10 août 1944 a été si chaude…

Ils n’ont certainement pas le sentiment d’avoir écrit une page à la gloire de la Luftwaffe, mais comme l’on pourra s’en apercevoir dans les semaines à venir, à l’occasion de l’interrogatoire des prisonniers :

« Ils n’ont fait qu’exécuter des ordres reçus. »

Comme dans le Vercors, au plateau des Glières, à Izon, à Oradour-sur-Glane et dans bien d’autres endroits encore, ici à Séderon :

« Ils n’ont fait qu’exécuter des ordres reçus. »

Bien piètre consolation pour un petit village qui vient de basculer dans l’horreur, lorsqu’un paisible après-midi d’été s’est transformé en cauchemar.

Le silence est revenu, insolite après le fracas étourdissant ; le danger semble écarté tout au moins pour l’instant, mais la peur demeure et pour la population, c’est la fuite éperdue – loin de ce lieu de désolation – vers les fermes environnantes et les villages voisins.

Pour les autorités civiles et la Gendarmerie, c’est le moment d’organiser les secours et de faire le bilan des pertes.

On s’occupe activement des blessés et tout ce que le village compte de personnel médical, paramédical et de bonnes volontés est sur la brèche.

Marthe BONNEFOY très gravement blessée est d’abord soignée chez elle par Mme EGOROFF, pendant que Germain LAMBERT est transporté au patronage. Tous deux seront évacués sur l’hôpital de Laragne par un camion, sur des matelas posés à même le plateau.

Les trois résistants : Jean CHARROL, Roger LATIL et Maurice PONS sont emmenés dans un état grave, au cabinet du médecin. Un peu plus tard, c’est un véhicule de la Résistance qui les transportera à l’hôpital du Buis.

L’état de la grand-mère MAURIN inspire les plus vives inquiétudes ; alitée à la Granchane, elle est soignée sur place. Il en est de même pour les autres blessés moins gravement atteints.

Malgré sa compétence et son dévouement, Mme EGOROFF manque de moyens pour traiter les cas lourds : mais même si elle ne peut que soulager et donner les soins d’urgence, sa présence est un grand réconfort pour ceux qui souffrent dans leur chair.

A l’église transformée en chapelle ardente, cinq corps – ou ce qu’il en reste – sont alignés… il est déjà nécessaire de penser à leur sépulture.

Tard dans la soirée, juché sur un vélo d’un autre âge, Auguste OLLIVIER rejoint sa famille au Col de Mévouillon pour annoncer tristement : « Ma mère et Suzanne sont mortes. »

C’est la seule fois, se souvient Claude GRIMAUD, où j’ai vu pleurer mon oncle.

Ensemble, Jules GUERIN et Léon LEVIN avaient décidé de passer une agréable après-midi de pêche… Comment imaginer que sont là, côte à côte – unis dans la mort – ce vieillard à l’éternelle jeunesse qui racontait, la malice au coin de l’œil, les histoires les plus abracadabrantes, et ce jeune homme, réfugié à Séderon, parce que les origines de sa famille ne répondaient pas aux canons de la race aryenne ! Il s’était pourtant si bien intégré à la population du village et au groupe de jeunes de son âge.

Victorine BLANC habitait seule à Séderon ; elle aussi aurait pu espérer vivre paisiblement quelques années encore.

En cette belle journée estivale, cinq Séderonnais avaient ainsi rendez-vous avec leur destin…

LA LISTE HÉLAS N’ÉTAIT PAS CLOSE

Sur le plan matériel, le résultat apparent est moins spectaculaire ; hormis l’abattoir détruit et la passerelle arrachée, ce sont surtout les toitures qui ont souffert des retombées de terre et gravats, ainsi que du mitraillage et de la grêle de shrapnells.

Partout sauf à la Rosière, il est possible de voir de petits cratères laissés par l’explosion de ces engins démoniaques ; plusieurs d’entre eux sont intacts et restent dangereux

Tous les témoins sont également frappés par l’enchevêtrement de fils électriques et de téléphone qui jonchent la Grande Rue.

Dans leur fuite, la plupart des habitants n’ont pas pensé – comme la Tante Henriette – à fermer leur porte. Aussi pour éviter tout risque de pillage, le Maire demande à la Gendarmerie d’organiser – la nuit durant – des patrouilles de surveillance ; Dieu merci aucun acte de malveillance ne sera relevé.

Cette nuit-là, que seuls le Maire et les Gendarmes passeront au village, sera bien longue et douloureuse pour les familles des blessés graves.

A Laragne puis à Gap, Raoul BONNEFOY s’attend au pire devant la gravité des blessures de son épouse…

A l’hôpital du Buis les médecins ne cachent pas à Louise CHARROL leur pronostic très alarmiste au sujet de son fils, tombé dans le coma pendant son transport. Une issue fatale semble inéluctable ; elle fut même annoncée ! Mais l’espoir d’une mère est plus fort que toutes les évidences et elle sera récompensée de ne pas avoir cédé au découragement.

Par contre, venue de Valbelle en toute hâte, la famille de Roger LATIL – qui durant la nuit n’a pas survécu à ses blessures – est effondrée et accablée par la douleur. Elle vient recueillir la dépouille mortelle de « son petit » pour l’ensevelir en terre natale.

Il était dans la Résistance depuis quelques jours seulement.

LA LISTE DES MORTS VIENT ENCORE DE S’ALLONGER

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Dès le 11 août, une cellule de crise – constituée par les élus, les Responsables de Services Publics, les Gendarmes – est mise en place.

Deux tâches urgentes s’imposent :

Tout d’abord enlever les deux bombes, en équilibre instable derrière le clocher. Des artificiers venus d’Avignon procèdent à cette délicate opération avec l’aide de volontaires ; désamorcées, elles seront transportées loin de toute habitation, vers le Pont de Méouge.

Il faut aussi enterrer les victimes ; quelques hommes dont Henri et André ESPIEU, offrent leurs services pour creuser les tombes. La veille déjà, juste après le départ des avions, ils étaient venus prêter main forte aux sauveteurs.

La cérémonie, à l’église et au cimetière est simple et rapide, les participants redoutant une nouvelle incursion aérienne.

Leurs familles à l’abri dans les campagnes, certains retournent au village le jour venu.

Ce sont d’abord les boulangers qui spontanément rallument leurs fours, pendant que Les Ponts et Chaussées s’emploient au dégagement de la voie publique.

Un travail considérable attend les agents de l’électricité et du téléphone ; plusieurs semaines seront nécessaires pour réparer les dégâts et permettre un retour à la vie normale.

Dans les campagnes de Séderon comme dans les villages voisins, une magnifique solidarité s’est manifestée spontanément envers ceux qui sont dans la détresse.

Après une première nuit improvisée, chacun met en place son organisation, par famille et affinité.

Au Jas, Paul GLEIZE est promu chef-cuisinier ; compte tenu de l’importance de la colonie, son principal ustensile de cuisine sera le fourneau qui sert à cuire les betteraves du cochon « préalablement briqué », rassurez-vous !

A la Granchane les familles MAURIN, BONNEFOY et JULIEN s’inquiètent de l’état de santé de la Grand-mère qui, grâce à la bienveillance d’Eva GIRARD, est l’une des rares personnes à bénéficier d’un lit.

A Fontcolombe, les vaches de Nancy GUILINY fournissent du bon lait ; avec le pain de Fernand IMBERT et le stock de confitures de framboises confectionné la veille par Augusta, son épouse, l’appétit d’ogre des jeunes loups de cette grande famille pourra être assouvi.

La Mourier affiche complet et à Freyssinière les familles CONSTANTIN, MOULLET, BEAUCHAMP, POUJOULAT, apprécient de trouver à proximité, au Grangeon, le lait frais de la vache de Julie et Paul JARJAYES.

Partout le confort est relatif, mais on s’en accommode dans la bonne humeur. Suivant ce vieux dicton de la sagesse populaire, n’est-il pas préférable de faire « Contre mauvaise fortune, bon cœur ? »

Le 13 août, après 3 jours de souffrances, la grand-mère Rosa MAURIN succombe à son tour.

Pour ses obsèques, beaucoup de monde lors du rassemblement à la Croix Rouge, mais durant le trajet jusqu’au cimetière, la fébrilité et l’inquiétude se lisent sur les visages des participants, scrutant le ciel au moindre bruit de moteur.

LA LISTE EST MAINTENANT CLOSE

On dénombre désormais 7 morts, parmi lesquels, 6 victimes civiles n’avaient strictement rien à voir dans cette affaire.

Mais en temps de guerre, les choses sont ainsi faites :

Sous l’uniforme, on meurt au champ d’honneur, mais les civils eux, ne meurent que par erreur.

Depuis 1940, Dieu seul sait, combien de millions d’êtres sont ainsi morts, sans espoir de pouvoir prétendre à une épitaphe glorieuse ?

Pour les blessés graves, commence un douloureux calvaire peu à peu atténué par les soins médicaux et le temps.

Il n’en sera hélas pas de même pour Marthe BONNEFOY dont l’état ne fera qu’empirer au fil des ans ; seule la mort – 45 ans plus tard – la délivrera d’un cauchemar qui, en quelques instants, a marqué cette famille de façon indélébile et frustré 4 fillettes, des soins attentifs d’une maman.

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Seul et unique vestige officiel du bombardement aérien du 10 août 1944, une plaque de marbre portant le nom des 6 victimes civiles, est apposée au Monument aux Morts.

Sans un extraordinaire concours de circonstances, le nom de plusieurs dizaines d’autres Séderonnais, pourrait également y figurer.

C’est la raison pour laquelle, la pire des choses, serait que – dans les années à venir – le souvenir de ce drame s’estompe peu à peu, pour devenir dans les préoccupations des Séderonnais, aussi étranger, que par exemple : LA BATAILLE DES CHAMPS CATALAUNIQUES ?

Pour éviter cela, il suffirait que chaque année, le 10 août, vers 15 h – juste après la sieste – spontanément, chacun se rende au Monument aux Morts, pour observer une minute de silence – à la mémoire des victimes – sans tambour, ni trompette, ni discours.

Le bombardement aérien du 10 août 1944, fut sans doute l’événement le plus dramatique que Séderon ait connu depuis longtemps et n’a pas connu depuis lors.

Aussi – au-delà des clivages et des antagonismes – Séderonnais de tous âges, de souche où d’adoption, résidanats ou expatriés, c’est à vous et vous seuls, qu’il appartient de faire en sorte que la prochaine commémoration de ce drame. humain plus que militaire ait lieu, avant le :

10 AOUT DE L’AN 2044 !

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TÉMOIGNAGES RECUEILLIS SUR AUDIOCASSETTES

PAR

Geneviève MERCIER et Hélène RISPAL

BEAUCHAMP Martial

BEAUCHAMP Maurice

BOSCO Emile

DASPRE André

DETHES Marcel

ESPIEU Marcel

ESPIEU Odette

FETTING Elie

GHISALBERTI Lucien

GIRARD Andréa

GIRARD Eva

GIRARD Jean

GRIMAUD Claude

GUILINY Jacqueline épouse GIRARD

IMBERT Fernand

IMBERT Pierrene épouse TOUCHE

JOURDAN Marthe

JULIEN Elise épouse GIRARD

JULIEN Marie-Rose et Kléber

JARJAYES Renée épouse LAMBERT

LAMBERT Germain

MOULLET Elise et André

MOULLET Paulette épouse RAPPINA

PASCAL Marie

PAYAN Raymonde épouse ARVIEU

REYNAUD Guy

TÉMOIGNAGES RECUEILLIS

par H. BARRAS

AUTRAN Gérard à Montauban-sur-Ouvèze

BONNEFOY Jeanne à Séderon

CHARROL Josette épouse BRUNET à Eygalayes

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