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L’Essaillon
« Entre la Tourre et lou Crapoun,
I a moun païs, qu’ei Sederoun »
Alfred Bonnefoy-Debaïs

Etudier, préserver et faire connaître le Patrimoine Historique, Naturel et Culturel de Séderon et de sa Région

21 Vendémiaire An III : la maison du Seigneur de Séderon est vendue aux enchères
Article mis en ligne le 1er décembre 2020
dernière modification le 19 août 2022

par sandy-pascal

Le 20 octobre 1794 (21 vendémiaire an III) la maison que possède le seigneur Jacques Segond de Séderon dans le village, et qui a été mise à la disposition de l’État, est vendue aux enchères à Nyons.

À l’aide des circonstances de cette vente, les lignes suivantes ont tenté de retracer l’évolution de cette maison, de la résidence occasionnelle du seigneur vers le bâtiment d’habitation actuel.

Jacques Segond qui réside au Beausset vient apparemment occuper sa maison dans le village pour visiter son fief à la fin de l’été (les actes notariés qu’il doit signer sur place sont tous datés du début septembre). Il profite de ces visites pour s’adonner à l’Histoire Naturelle, activité à la mode au XVIIIe siècle parmi les membres des classes aisées (dans la nuit du 20 au 21 août 1783, il accompagne au sommet du Mont Ventoux la Comtesse de Sade, épouse du seigneur de Montbrun, et le Chevalier de Lamanon, jeune naturaliste de Salon, pour mesurer le point d’élévation de cette montagne , le surlendemain de l’ascension, il conduit le chevalier de Lamanon à Rémuzat pour en considérer les géodes et quelques articles qui prêtent beaucoup à l’Histoire Naturelle ).

À la Révolution, le 14 juillet 1792, le maire de Séderon signale qu’il y a environ trois ans que le cy devant seigneur de ce lieu n’a point paru dans ce pais . Et le maire ayant ajouté qu’il ignore où se trouve le seigneur ( n’ayant point reçu de sa part aucun certificat de redevance dans le royaume ), sa maison est réquisitionnée par l’État en tant que bien d’émigré. Jacques Segond, bien que toujours présent au Beausset, sera considéré comme ascendant d’émigrés (Joseph Segond, son fils aîné, s’est caché avec sa femme et sa fille au Revest-du-Bion entre le premier février 1792 et le 22 décembre 1794 et son neveu, le général Jacques Marie Blaise Segond, est passé en avril 1793 au service de l’Autriche avec le général Dumouriez).

Les autres biens que Jacques Segond possède à Séderon (deux moulins à farine, une terre au quartier de Saint-Pierre) sont également réquisitionnés. Il en est de même pour le domaine de Gueisset qui lui est curieusement attribué alors qu’il appartient à Armand François de la Tour du Pin Montauban, seigneur de Gueisset.

La valeur de la maison du seigneur est estimée le 24 octobre 1792 par les notaires de Séderon et de Reilhannette. Dans le procès-verbal de cette estimation la maison est ainsi décrite : une écurie, un bucher et une cave au rez de chaussée   ; un grand vestibule, une cuisine, une petite dépense, un salon et une chambre au premier  ; un vestibule, une sale, deux chambres et une petite dépense au second et des galetas au troisième dont on se sert pour grenier à foin avec un pigeonnier sans pigeons . Dans ce même procès-verbal d’estimation de la maison, il est mentionné que la société républicaine l’occupe .

La vente se déroule à partir de 9 heures du matin. La maison est mise à prix à 1000 livres (son prix d’estimation). Au premier feu, Pierre Vigne de Nyons propose 1 200 livres, Jean-Paul Jullien de Séderon 1 275 livres et à nouveau Pierre Vigne 1 400 livres. Au deuxième feu, Guillaume Perrier de Nyons propose 1 450 livres. Au troisième feu, Jean-Paul Jullien et Joseph Borel de Séderon proposent ensemble 1 500 livres et emportent la vente car le quatrième feu s’éteint sur leur enchère.

Au moment de la vente, Jean-Paul Jullien a 42 ans, il est le fils de Paul Jullien et tient l’auberge familiale qui confine au midi la maison du seigneur, Joseph Borel a 27 ans, il est le fils d’un négociant séderonnais et investit sans doute dans ces ventes sur saisie (il a poussé les enchères jusqu’à 6 100 livres lors de la vente du domaine de Gueisset adjugé 6 165 livres). À remarquer que Jean-François Vigne et Guilhaume Perrier n’interviennent dans cette vente que comme prête-nom. En mars 1795 sont en effet passés à Nyons les actes de subrogation qui substituent le nom de Jean-François Vigne par celui de Jean-François-Xavier Arnaud des Omergues, et le nom de Guilhaume Perrier par celui d’Antoine Reynaud-Lacroze, notaire de Séderon.

Jean-Paul Jullien et Joseph Borel n’ont apparemment pas profité immédiatement de leur nouvelle acquisition. La maison du seigneur ayant été occupée par la société républicaine, la municipalité, dominée à l’époque par des républicains convaincus, se trouve alors sans doute le droit de s’installer dans ce bâtiment pour peut-être affirmer symboliquement sa prise de pouvoir sur le régime féodal, ou en tout cas pour bénéficier d’un lieu de réunion plus pratique que dans l’ancienne communo (local appartenant sous l’Ancien Régime à la Communauté de Séderon et recevant les assemblées des chefs de famille). Ce local se situait au-dessus du four banal du seigneur qui sera transformé en four communal à la Révolution.

L’affectation de la maison du seigneur en bâtiment communal est confirmée dans un devis de réparation de la maison commune de Séderon passé par le maire de Séderon en 1804. Le lieu des travaux à réaliser correspond au descriptif du procès-verbal d’estimation.

Les confins de la maison du seigneur cités dans le procès-verbal d’estimation ( du levant la rue, du midi maison de Paul Jullien, du couchant la rue et du nord Jacques Conil ) permettent, après comparaison avec le premier cadastre de Séderon (établi en 1813), de la situer de façon quasi certaine à l’emplacement des maisons 158 et 159 de la section H1 (le village) de ce cadastre. Dans le village actuel de Sederon elle se situe donc à l’emplacement du bâtiment partagé entre les habitations numéros 7 et 9 de la Grand Rue et numéro 2 de la Basse Rue.

Sur le premier cadastre la maison commune a été réinstallée dans son lieu ancien (qui sera aménagé en 1870 pour devenir la Salle de Mairie utilisée jusqu’à ces dernières années alors que le four communal deviendra plus tard la Salle Jean Jaurès). Jean-Paul Jullien et Joseph Borel peuvent alors se partager leur acquisition et disposer de leur part.

En se référant au plan de la section H1 (dont un agrandissement est donné ci-dessous) ce partage s’est traduit par la création :

  • de la maison 158 comprenant une écurie et un premier étage revendus à Louis Bernard (maréchal ferrant originaire de Montauban), un deuxième étage et le galetas conservés par Jean-Paul Jullien,
  • de la maison 159 comprenant une cave et un premier étage revendus à Jean-François-Xavier Arnaud, un deuxième étage et le galetas conservés par Jean-Paul Jullien.

Louis Bernard accède à sa propriété par la Basse Rue (sur son acte de décès en 1836 et sur celui de son épouse en 1841 il est mentionné qu’ils résident dans cette rue). Jean-François-Xavier Arnaud accède à sa propriété par la Grand Rue. Jean-Paul Jullien peut agrandir le dessus de son auberge avec tout le deuxième étage et le galetas de la maison du seigneur.

Le partage entre Jean-Paul Jullien et Joseph Borel préfigure sans doute les habitations du bâtiment actuel (constituant les parcelles 262 et 334 de la section AB du cadastre actuel dont un agrandissement est donné ci-dessous).

La localisation de la maison du seigneur dans le village de Séderon actuel est par ailleurs confirmée, si besoin en était, par les valeurs concordantes de son emprise au sol : 97m² dans le cadastre actuel, 116m² dans le premier cadastre et 91m² ( vingt quatre toises ) dans le procès-verbal d’estimation.

La maison du seigneur devait constituer depuis longtemps une sorte de résidence secondaire où les différents seigneurs de Séderon venaient faire acte de présence pour affirmer leur pouvoir :

  • d’après le devis de 1804, elle comportait une tour qui ne pouvait avoir été construite qu’avec l’accord du seigneur local et qui marquait son pouvoir féodal,
  • son colombier , que ce même devis prévoyait de raser au niveau de la toiture pour baisser la tour , ne pouvait être aménagé que dans une résidence seigneuriale,
  • dans les actes notariés passés sur place par Jacques Segond, elle est respectueusement appelée hôtel , dénomination ancienne d’un immeuble urbain appartenant à un personnage important,
  • située sur la Grand Rue donnant accès au pont sur la Méouge, elle pouvait permettre de surveiller le péage qui constituait pour les prédécesseurs de Jacques Segond la plus grande partie des redevances féodales locales,
  • cette fonction de surveillance est sans doute confirmée par le fait qu’elle fut, de 1780 jusqu’aux premières années de la Révolution, occupée en partie par le ci-devant Eydoux receveur de la Régie chargé de collecter une partie des impôts royaux indirects,
  • son écurie ouverte sur la Basse Rue est peut être à l’origine de la tradition séderonnaise qui situait les écuries du seigneur à proximité, sur l’endronne des jardins .

La transformation de la maison du seigneur pour devenir le bâtiment d’habitation actuel s’est forcément accompagnée de changements importants. Mais il est toutefois permis de supposer qu’au moins deux éléments architecturaux sont restés inchangés au cours du temps : l’encadrement en pierres de taille de la porte donnant sur la Grand Rue et l’escalier intérieur tournant qui, d’après le devis de 1804, va de la cave jusqu’au faitte (une vue de ces deux éléments est donnée ci-dessous).

Pierre MATHONNET