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L’Essaillon
« Entre la Tourre et lou Crapoun,
I a moun païs, qu’ei Sederoun »
Alfred Bonnefoy-Debaïs

Etudier, préserver et faire connaître le Patrimoine Historique, Naturel et Culturel de Séderon et de sa Région

Un crime au moulin
Article mis en ligne le 17 décembre 2015
dernière modification le 6 avril 2017

par ANDRIANT Hélène
C’est pas seulement à Paris
Que le crime fleurit
Nous au village aussi l’on a
de beaux assassinats…
(L’assassinat) – Georges Brassens

«  L’affaire  » dont il s’agit n’a d’intérêt ni généalogique ni pour le patrimoine local. Disons qu’elle fait çà et là surgir des éléments de vie quotidienne du milieu du XIXᵉ. Ce qui m’amène à vous la faire partager, c’est son aspect romanesque d’une part et d’autre part le vif plaisir que j’ai eu à lire la plaidoirie élégante et fleurie de l’avocat de la partie civile.

Afin de ne pas infliger au lecteur les nombreuses pages du contrat de mariage et de tous les actes juridiques qui s’ensuivirent, je vais tâcher de donner les éléments et résumés utiles à la compréhension de l’histoire.

Pour d’évidentes raisons, les familles de notre canton étant quasiment aujourd’hui identiques à celles d’autrefois, je ne désignerai les patronymes que par l’initiale. Il est – même 180 ans plus tard – plus aisé d’être descendant de victime que d’assassin…

Deux familles en présence, donc.

D’une part mon aïeul Alexis J., 35 ans  ; d’autre part, Marie Anne R., 22 ans, ses parents Jean-Pierre R., 42 ans et son épouse Marie Anne C., 46 ans.

Le 14 novembre 1835, Alexis J. et Marie Anne R. se marient.

Dans la nuit du 4 au 5 juillet 1836, soit 8 mois plus tard seulement, Alexis J. est assassiné à coups de pierre sur la tête par ses beaux-parents et, probablement, son épouse.

Le 13 août 1836 naît de cette union, en prison, une petite fille (soit un gros mois après le crime) qui meurt 3 semaines plus tard, le 8 septembre 1836, toujours en prison, «  privée [par sa mère] du lait nécessaire à sa subsistance et des soins que réclamait son jeune âge […] par haine et détestation de son mari…  »

Donc en 10 mois, mariage, meurtre, naissance, mort de l’enfant…

Unité de temps, unité de lieu : les 2 familles vivaient au moulin de R., et c’est «  à l’écluse du moulin qu’Alexis tombe sous les coups de son beau-père, de sa belle-mère barbare, et peut-être de celle qui lui avait juré amour et fidélité aux pieds des autels.  »

© Essaillon

Au-delà de l’aspect «  fait divers  », je crois que l’on peut faire quelques remarques :

• Gendre et beaux-parents sont quasiment du même âge. Le gendre a 35 ans, le beau-père 42. On peut penser qu’il n’est pas simple que deux hommes d’une même génération se partagent l’autorité sur une exploitation.

• Les deux familles ne sont pas du tout dans la même situation :

—  Alexis J. est le plus jeune de la fratrie, son frère est donc largement établi, ses parents sont âgés.

—  Marie Anne R. est l’aînée de quatre enfants. Elle a deux sœurs plus jeunes et un frère, le dernier, qu’il est donc particulièrement important d’établir.

• Du contrat de mariage, l’arrangement a été le suivant :

Alexis J. devait s’installer au moulin, avoir la propriété de la moitié des biens, celle-ci lui restant en cas de séparation. En échange, le père J. devait compter une grosse somme à la famille R., versée en plusieurs annuités, «  pour positionner [les] autres enfants [R.]  »

Or la mésentente a été immédiate et – rien n’étant blanc ou noir – Alexis, lui, a été reconnu coupable de «  coups et violences graves  » envers ses beaux-parents. Aussi avait-il introduit une demande de séparation au mois de juin 1836, soit 6 mois après le mariage et quoique son épouse fût enceinte.

Cette séparation aurait été très dommageable pour la famille R. qui, aux termes du contrat de mariage, y aurait perdu la moitié de son bien et n’aurait pas touché les sommes permettant d’établir ses autres enfants.

Avant d’aller plus loin, je laisse la parole à l’avocat de la partie civile.
« … une pareille existence lui devint intolérable et il se décide à parler de séparation  ! Cette séparation était prévue par le contrat de mariage mais elle était bien onéreuse à la famille R. et préjudiciait grandement à ses intérêts.

On devait abandonner à Alexis J., la moitié de tous les immeubles pour quatre cents francs de bestiaux ou de meubles  ; or le père R. avait encore trois enfants à établir, et par suite de ce partage qui allait reduire son bien de moitié [1], cet établissement devenait plus difficile, et l’aisance de la famille devait considérablement diminuer. Aussi ce projet de séparation était-il vu avec contrariété et le père R. faisait-il tous les efforts pour s’y soustraire  ; cependant le partage eut bien lieu par-devant M° BEAUCHAMP notaire à Montbrun, et Alexis J. devait incessamment se séparer d’avec son beau-père et prendre possession de la partie de bâtiment qui lui était désemparée, lorsque le dimanche trois juillet il se rendit à Montbrun à l’effet de consulter l’acte de partage, et fut coucher à Barret chez son père qu’il pria de lui apporter du plâtre pour faire une cheminée dans l’appartement qu’il devait occuper après sa séparation d’avec son beau père. Ce fut à cette occasion que dominé par un pressentiment funeste, il dit à son père «  je suis avec des serpents  » et que causant avec François BONNAUD de Barret il dit à celui-ci «  je crains bien qu’il ne m’arrive de grand malheur dans cette maison, (en parlant de celle du R.) mais cependant pourvu qu’on ne m’attaque pas dans le lit j’ai espoir de me défendre, mais si on m’attaque dans le lit surtout lorsque je serai endormi je suis un homme perdu.  »

«  Hélas que ne cédait-il à ces pressentiments funestes  ; que n’abandonnait-il cette famille cruelle, qui devait lui donner la mort. Le lundi – quatre juillet –, Alexis J. repartit pour venir chez son beau-père, qu’il trouva dans les champs occupé à travailler  ; en homme laborieux et soumis il s’empressa d’aider le sieur R. et c’est dans ces occupations que se termina cette journée qui devait être la dernière pour lui. Le lendemain mardi cinq juillet, le sieur J., père, arrive à la grange de R. apportant le plâtre demandé par son fils  ; à peine arrivé, il appelle son fils qui ne répond pas  ; sa bellefille seule personne qu’il ait vu de la famille ce jour-là, se présente à lui, et sur l’interpellation de J. père, elle apprend à ce dernier qu’Alexis J. était parti pour Barret de Lioure, une heure avant le jour et qu’il ne devait en revenir que le vendredi suivant. Etonné de n’avoir pas vu son fils, le jour même à Barret, ou plutôt de ne l’avoir pas rencontré sur la route, le père J. commence à concevoir de sinistres appréhensions  ; les menaces proférées contre son fils, les mauvais traitements auxquels il a été en butte de la part de la famille R., lui font craindre quelque malheur.

«  Ces craintes, hélas  ! n’étaient que trop fondées  ! Le père J. repart de suite pour Barret, y étant arrivé il ne retrouve pas son fils. A onze heures du soir il se met en route pour aller aux Omergues, commune où il a des parents [2]. Personne n’y avait vu Alexis J. Le lendemain, le désespoir dans l’âme, il revient au domaine de R. toujours à la recherche de son fils. On lui répond qu’on ne l’a pas revu depuis son départ pour Barret. Cependant ce malheureux père ne perd pas son temps en vaines lamentations.

«  Il cherche et part chercher son fils dans les champs et dans les bois. Il emploie jusqu’à trente individus pour se livrer à ces recherches tandis que la famille R. reste inactive. Mais toutes ces investigations demeurent sans résultat.

«  La providence s’était réservé de faire découvrir le cadavre du malheureux Alexis J. et de provoquer le châtiment des coupables.

«  Cependant la justice est informée de la disparition d’Alexis J. Soupçonnant un crime, elle se transporte sur les lieux, reçoit de nombreuses dépositions qui toutes viennent aggraver les soupçons qui planent contre la famille R. Mais malgré de nombreuses recherches, le corps du délit ne peut être retrouvé.

«  On désespérait, lorsque le maire de la commune d’Izon, par lettre adressée le 15 au juge de paix de Séderon, instruit ce magistrat qu’un cadavre venait d’être découvert la veille par un berger dans les rochers de Chamouze au territoire d’Izon. Sur cette indication le juge d’instruction accompagné de Mr le procureur du roi s’étant transporté sur les lieux désignés en compagnie avec le maire d’Izon, trouvèrent dans un précipice presqu’inaccessible aux hommes, un cadavre qui fut reconnu par le malheureux J. et autres personnes pour être celui d’Alexis J. son fils. L’autopsie en fut faite sur les lieux par Mr VIEU médecin, et il fut reconnu par ce dernier que ce cadavre avait été jeté dans le précipice exsanguiné, que la mort avait été la suite de violences exercées sur la tête, que le fuyant du moulin de R. paraissait être le lieu où le crime avait été commis, à cause des traces de sang qui y ont été vues mêlées à des débris de cheveux et surtout du caractère des vêtements du cadavre qui paraissaient lavés et avoir séjournés dans l’eau. Et enfin que la mort d’Alexis J., vu l’état de putréfaction du cadavre, pouvait être arrivée depuis neuf ou dix jours, date qui coïncidait parfaitement avec l’époque de la disparition d’Alexis J.

«  La découverte pour ainsi dire miraculeuse du cadavre d’Alexis J., jointe à d’autres indices ne laissait pour ainsi dire plus de doute sur le genre de la mort et sur ceux qui en étaient les auteurs. De toutes parts la clameur publique accusait la famille R., de toutes parts on se rappelait les menaces proférées par le beau-père contre le gendre, les mauvais traitements auxquels il était en butte, et surtout l’irritation produite par la future séparation d’Alexis J. d’avec la famille de sa femme.

«  Un surcroit d’instruction était donc devenu nécessaire. Des investigations minutieuses ont lieu sur la personne et dans la maison de R. On s’aperçoit qu’il a une petite blessure au front en forme de croissant ainsi qu’une contusion à l’index de la main droite.

«  Le médecin appelé à constater ces blessures, déclare que la blessure du front provient d’un coup d’ongle fortement appuyé et que celle du doigt a été occasionnée par une morsure.

«  R. soutient au contraire que la blessure du front est le résultat d’une chûte et que celle du doigt provient d’un resserrement entre deux pierres.

«  Mais vérification faite des lieux qui d’après le dire de R. avaient été le théâtre de ces blessures, il est reconnu par les gens de l’art et les personnes présentes qu’il est impossible qu’elles aient eu pour cause les motifs allégués par R., tandis que les explications du docteur sont seules vraisemblables. On remarque par l’examen des lieux des traces de sang sur la pierre de la basse cour, des empreintes de doigt imprimées sur la porte et enfin des traces de sang dans lesquelles se trouvent incrustés des cheveux sur les pierres de l’arceau qui avoisine l’écluse. Ces cheveux sont semblables à ceux d’Alexis J.

«  La conduite de la famille R. depuis la disparition d’Alexis J. vient encore aggraver ces présomptions terribles. R. père envoie chercher sa mule le mardi soir. On remarque des traces de sang sur sa bâtière. On s’empresse de faire la lessive chez la famille R. On la lave avec précipitation, des taches extraordinaires et ressemblant à du sang sont aperçues sur un sac.

«  Enfin de l’interrogatoire des accusés et de nombreux témoins appelés pour donner des éclaircissements à la justice, on apprend que la plus grande mésintelligence régnait entre Alexis J. et le père R., que ce dernier le menaçait souvent, que la femme R. et Marie Anne J. la fille se joignaient au père pour maltraiter Alexis J.

«  Et enfin que le 4 juillet au soir, le père R. fit se coucher son berger de bonne heure, et que Marie Anne C., dit à Appolonie R. sa seconde fille, chargée de traire les brebis «  vas te coucher aussi, je me charge de faire ton ouvrage.  » Précautions nécessaires pour éloigner tout témoin du drame sanglant qui allait s’accomplir. Alexis J. est envoyé à l’écluse du moulin, et c’est là qu’il tombe sous les coups de son beau-père, de sa belle-mère barbare, et peut-être même de celle qui lui avait juré amour et fidélité  ! aux pieds des autels  !…

«  Il n’en fallait pas tant pour mettre Jean-Pierre R., Marie Anne C. son épouse et Marie Anne R., veuve d’Alexis J., leurs fille, en prévention du meurtre de l’infortuné Alexis, malgré leur système de dénégation. Le sieur Jacques R. frère de Jean-Pierre, fut aussi décerné de prise de corps pour avoir été le mardi cinq juillet dans la maison de son frère. Mais l’innocence de ce dernier ne tarda pas d’être reconnue, et il fut mis en liberté.

«  Cependant le sieur Jean-Pierre R. pressé par l’évidence des faits et plus encore par son intérêt, craignant d’aggraver sa position par la persistance à nier des preuves qui l’accablaient, fit le 5 octobre 1836, une déclaration par-devant Mr BRUN juge d’instruction près le tribunal de Nyons, de laquelle il résulte que d’une rixe qui eut lieu le lundi 4 juillet entre lui et son gendre vers l’écluse du moulin ce dernier se tua par l’effet d’une chute, qu’il cacha ensuite le cadavre de son gendre sous les fayarts (= hêtres) derrière la grange. Que le lendemain mardi, il fut chercher sa mule aux pâturages et qu’ensuite le soir du même mardi, Marie Anne C., sa femme, lui aida à mettre le cadavre sur sa mule et qu’il le transporta seul à la montagne de Chamouze où il le précipita. Ladite Marie Anne C., femme R., dit que pressée fermement par son mari, elle aida celui-ci à mettre le cadavre dudit J. sur sa mule qu’elle y coopéra peu puisqu’elle était obligée de tenir la bride de la mule d’une main tandis qu’avec l’autre, elle aida à soulever légèrement le cadavre en le tenant par les pieds.

«  Quant à ladite Marie Anne R., veuve J., elle déclara qu’elle était couchée quand son père et son mari s’entrebattirent et qu’elle n’apprit la mort de ce dernier que par son père qui lui dit que son mari s’était tué en tombant.

«  Ensuite de ces déclarations, informations, et autres faits de la procédure, la chambre des mises en accusation de la cour royale de Grenoble par son arrêt du 21 janvier 1837 renvoya devant la cour d’assises du Département de la Drôme pour y être jugés conformément à la loi, ledit Jean-Pierre R., Marie Anne C., son épouse, et Marie Anne R., veuve d’Alexis J., sur les questions suivantes :

  1. d’avoir dans la nuit du quatre au cinq juillet mil huit cent trente-six en la commune de Vers, volontairement homicidé Alexis J..
  2. d’avoir commis ce meurtre avec préméditation. Et dans le cas où Marie Anne C., femme R., et Marie Anne R., veuve d’Alexis J., ne seraient pas les auteurs du meurtre ou de l’assassinat dont il s’agit, sont-elles coupables d’avoir avec connaissance aidé ou assisté l’auteur ou les auteurs de l’action dans les faits qui l’auraient préparée ou facilitée ou dans ceux qui l’auraient consommée et de s’être en ce sens rendues complices du crime.
  3. Et enfin si le fait de la provocation de la part d’Alexis J. à l’égard de R. est constant par des coups et violences graves.  »

Voici l’exposé du crime proprement dit… Mais l’histoire ne s’arrête pas là.

La jeune Marie Appolonie J., fille d’Alexis et Marie Anne est donc morte en prison à l’âge de 3 semaines et bien sûr sans descendance. Elle hérite de son père décédé «  homicidé  » comme disent les actes… un mois avant. Qui va hériter d’elle  ? La moitié des biens R. sont en jeu. Sa famille maternelle, cause du décès de son père  ? Cela apparaît un peu léger sur le plan moral… Mais la famille paternelle n’est pas dans le besoin… Les deux familles ont donc été en procès à ce sujet à maintes reprises… Et les autres enfants R., mineurs très jeunes, que sont-ils devenus durant l’incarcération de leurs parents  ? Malgré des recherches aux archives, tout n’est pas encore éclairci… Qui exploite et prend la succession au moulin  ? La jeune Marie Anne est-elle restée au pays, gagée comme domestique ailleurs, s’est-elle remariée  ? On le voit, un fait divers, en 1836 comme en 2012, ne se clôt pas avec le procès pénal. L’avenir des familles concernées s’en trouve aussi bouleversé qu’après un tremblement de terre…

Hélène ANDRIANT