La journée s’achève par le concours de chant qui se tient dans la grande salle de la Mairie réservée à cet effet.
Cette année-là, ce fut l’Aliscaire qui gagna la chemise en soie de Lyon en chantant « le chant du laboureur ». L’Aliscaire, un homme d’une cinquantaine d’années, passait pour un des plus forts laboureurs de la région ; quand il partait labourer, il disait qu’il allait lisser le terrain.
Ainsi, dès qu’il fut sur l’estrade, il nous dit : « cette année, j’ai pensé vous en chanter une qui est née dans ma cervelle l’été dernier en labourant la terre de Rouvière… J’ai peur qu’il y ait pas mal de bourdes. Mais quel est le laboureur qui n’en fait pas ? »
Et d’une voix très grave et mesurée comme le pas de ses bœufs, il nous lança ceci :
Quand Toine quitta son village Pour monter à Paris, Laissant sa famille Son beau soleil, son cher pays — Bref, dit-il, je m’en vais faire fortune Là-haut, on gagne des sous ; J’ai en assez de faire des sillons toute l’année En suivant ma paire de bœufs C’est un mauvais métier Le métier de laboureur – Il partit, si j’ai bonne mémoire Le lendemain de la fête du grand St Blaise ; Dans son dos ballottait Un paquet de linge blanc Accroché à un petit bâton d’érable ; Ses vêtements étaient flambant neuf Il était fier comme un dindon Le bougre n’avait jamais souffert. Tu sais quel bon métier c’était Le métier de laboureur En arrivant à St Baudile, Le grand saint de notre fête votive, Ne se trouva-t-il pas nez-à-nez avec Basile Le fils de maître Prévot Qui revenait de Marseille Tout déchiré, les pieds déchaussés Maigre comme une ficelle ! Le malheureux rentrait chez lui Reprendre le métier Le métier de laboureur Regardant ce pauvre hère Du coin de l’œil, Toine le reconnut A son nez marqué d’une tache. — Tu es bien Basile du Planas ? Me semble-t-il, ou je me trompe. — Bonjour Toine, oui c’est bien moi ! Je reviens labourer mon lopin de terre A en faire crever le chiendent. C’est le meilleur métier Le métier de laboureur -- Tu sais mon pauvre ami Que tu m’enlèves presque l’envie Qui me prend de faire deux cents lieues Pour essayer de gagner de l’argent ? — Dieu garde que tu laisses derrière toi L’oratoire de notre saint Comme moi tu reviendrais le voir Efflanqué, rompu, avachi, malade. Que vive encore le métier Le métier de laboureur |
Que crois-tu, dans les grandes villes Quand il y en a, le travail est plus dur Qu’ici et il fatigue plus vite… Pour tenir le coup, il faut boire pur Et manger toute la paye de sa journée ; Il faut trimer sans s’arrêter, Dimanche comme jour ouvré Marteau, broche ou pioche à la main ! Tout cela ne vaut pas Le métier de laboureur Et puis mon homme, dans les villes L’air est épais, les gens pas gais ; Tu ne verras que de l’inquiétude Des déceptions et des amertumes ; Tu ne pourras plus faire la farandole Ni fréquenter nos guérets Et loin de notre thym La nostalgie te prendra. Tu te languiras du métier Du métier de laboureur J’ai supporté toutes les misères Depuis que j’ai quitté le sol de mon pays ; J’ai passé cinq ans de galère J’ai souffert de faim et de froid ! Les quatre haillons qui cachent Mon corps meurtri te le prouvent Aujourd’hui je suis épais comme une allumette J’ai perdu mes cheveux ; Et toi vaillant laboureur Tu vas quitter ton métier ! Crois-moi, allez, ton voyage est fini… Notre grand saint le veut ainsi ; Ne fuis jamais ton village Ni ton champ, ni ta charrue, ni tes bœufs. A l’agréable maison de nos pères Retournons tous les deux ensemble ; Celui qui sait aimer sa terre Et son clocher ne manque de rien. Viens, ami, du laboureur Continuer le métier -- Tu as raison brave camarade, Je me languis déjà d’embrasser Ma mère que j’ai laissée là-bas Le cœur meurtri de chagrin ; Et puis c’est bientôt la fête votive Il faut que nous aidions à planter le Mai Que nous fassions danser nos filles Et courir nos ânes.- Et à l’abri de son clocher S’en revint le laboureur |
— « Et même qu’il fit bien » criâmes-nous tous en applaudissant. Nous allions sortir quand voici qu’un berger, son manteau sur l’épaule, la besace dans le dos et songros bâton à la main traverse la foule et monte sur la table qui servait d’estrade. — « Braves gens, dit-il, je n’étais pas venu pour chanter, non ; mais hier, après le tour du berger quegagna le jeune berger de Baïs, mes collègues du Ventoux ne voulurent pas me laisser partir avec eux ; ilsse chargèrent de faire paître mes brebis et me firent promettre, me tapant dans la main, qu’aujourd’huije viendrais vous chanter « le chant du berger », une chanson que j’ai fait la semaine dernière pendantque mes brebis chômaient. Je vous prie de m’excuser car je crains que vous la trouviez bien simple. » — « Chante-la, chante-la ! » criâmes-nous tous. Alors le berger du Ventoux, dans un grand mouvement posa son manteau sur une chaise, s’appuya surson bâton et d’une voix mâle, un peu sauvage, retentissante comme dans un vallon, il chanta : |
Je suis le berger de la montagne Je suis le roi de mon beau troupeau. Et je n’ai pas peur de la malchance Tant que je suis sous mon manteau. Qu’un roi ou un empereur Gouverne la République, Moi je me soucie peu de la politique Je suis toujours le berger du Ventoux. Je n’ai pas besoin de vaine gloire, Je me trouve bien dans les vallons Et je ne risque pas de dépasser la borie Mes petits agneaux bêleraient trop. J’ai du pain blanc dans ma petite besace J’ai du fromage, de la brousse, J’ai le petit lait de ma chevrette Et une source sous un rocher. Tout cela est de la nourriture saine Que n’a pas tripotée un cuisinier ; Je me régale sous le feuillage D’un vieil érable ou d’un châtaignier. |
Mon troupeau traîne dans l’herbe fraîche Que fait pousser le dieu Pan, Et mon chien attrape les morceaux Les plus croûteux de mon pain. J’ai la meilleure des fortunes Car j’ai pour moi la liberté, L’ombre des bois, un visage bruni, Et une bonne santé ; Pour conserver cette fortune Je n’ai qu’à dire chaque jour A mon maître plein de clémence Que je suis son humble serviteur ; Que je veux toute ma pauvre vie Avoir dans mes mains un gros bâton, Derrière mon dos une besace, Devant mon nez un troupeau ; Qu’on me laisse toujours sur la montagne Etre le roi de mon troupeau, Et que l’infortune ne vienne pas Tant que je serai dans mon manteau. |
Après cette chanson, personne ne bougea, personne n’applaudit ; le berger ne chantait plus. Mais lesouvenir de sa belle voix champêtre résonnait encore nos oreilles. Enchantés, nous dévisagions tous ceberger de la montagne, sa simplicité nous plaisait ; et nous, gens du village, nous nous trouvions rapetissésdevant cet être de Dieu qui pour toute récompense lui demandait de l’eau, du pain avec du cachat,et de pouvoir se couvrir de son manteau de berger. Ce fut le baron de Valauri, un homme très instruit, qui rompit ce silence si significatif. — « Braves Séderonnais, dit-il, avant de remercier notre noble chanteur, laissez-moi vous dire que parvotre tenue, votre silence ineffable, sans vous en douter vous venez d’élever l’Art plus haut que la hautemontagne de notre beau chanteur. Jamais je n’ai été aussi fier d’être de Séderon ! Maintenant, continua-t-il en se tournant vers le gardien des bêtes, approchez-vous charmant poète denotre langue maternelle, vous qui trouvez l’harmonie et les rimes dans le tintement des clochettes devotre troupeau, venez brave berger embrasser un grand savant qui a passé sa vie dans les études, quia tant peiné pour apprendre les langues étrangères et qui cependant n’en sait pas autant que vous. » Et le baron de Valauri, prenant le berger du Ventoux dans ses bras, l’embrassa avec enthousiasme surses deux joues barbues ; puis tirant de sa bourse deux beaux louis d’or, les larmes aux yeux, les mit dansla main du berger abasourdi, sous les applaudissements de toute l’assemblée. Ainsi se finit la fête. Maintenant, il n’y a plus que le prix du bambocheur, qui consiste en un porceletde trois mois donné au visiteur qui quitte le pays le dernier. Tout de même, je ne peux pas ne pas vous dire que cette année-là, après les moissons, Saint Baudilemaria la charmante Pauline et le gentil Louviset – ils sont toujours à Séderon, travaillant avec ardeurleurs quatre carrés de terre. |