Je reprends ici ce que j’ai expliqué pendant l’assemblée générale, augmenté de renseignements que j’ai pu trouver depuis, pour essayer de situer le rôle de Séderon sur cette route d’Italie en Espagne et sa participation à l’histoire de ce pèlerinage à Compostelle.
Le culte de Saint Jacques le Majeur, répandu à la fin du 7° siècle en Espagne, a été confirmé par la découverte, vers 820, d’une tombe identifiée comme étant celle de Saint Jacques le Majeur, frère de Saint Jean l’Evangéliste et dont la mère, Salomé, est vénérée aux Saintes-Maries-de-la-Mer.
La nouvelle de cette découverte a attiré très tôt les fidèles les plus proches (nord de l’Espagne et midi de la France). Puis au début du 11° siècle, Français du nord, Wallons, Allemands, Italiens, Anglais, Hongrois, Autrichiens, même des Polonais ou des Tchèques entreprennent à leur tour le voyage de Compostelle que les abbés de l’ordre de Cluny, en pleine expansion, facilitent en organisant un réseau d’hospices et de prieurés le long des chemins. En effet, le pape Jean XI leur avait accordé le pouvoir de restaurer dans « la règle » tous les monastères qui le demanderaient. L’Abbaye bourguignonne de Cluny était alors « la tête ou capitale de toute la religion monastique ».
Le premier pèlerin français reconnu fut l’Evêque du Puy, Godescale, qui alla à Compostelle dans l’hiver 950 – 951.
D’après Dante Allighieri au chapitre 40 de « la Vie Nouvelle » (rédigée en 1292 – 1293) :
« ... on les nomme pèlerins au sens large du mot, parce que pèlerin peut s’entendre de deux façons : une large et une étroite.
Au sens large est pèlerin quiconque est hors de sa patrie ; au sens étroit, on n’appelle pèlerin que celui qui va au sanctuaire de St Jacques ou en revient… »
Les Lieux Saints de Palestine, visités dès le 4° siècle, ayant eu leur accès entravé par les musulmans, la 1ère Croisade (pour la libération des Lieux Saints) part en 1096 (il y en a eu 8 jusqu’en 1270) et dès le 12° siècle, le pèlerinage à Compostelle rivalisa en importance avec ceux de Rome et de Jérusalem.
Au 13° siècle les pèlerinages ont commencé à être imposés comme pénitence par des tribunaux religieux et même « laïques ». Ils étaient aussi la conséquence de vœux.
Comme l’écrit M. Jacques Chocheyras [1] : « Les 13° et 14° siècles constituent “ les siècles d’or ” du pèlerinage à Compostelle. Entre 200 000 et 500 000 “ marcheurs de Dieu et de Monseigneur Saint Jacques ” estime-t-on se mettent en route chaque année. »
Pourtant les 13°, 14° et 15° siècles verront des alternances d’activité et de calme suivant les incidences religieuses, politiques, militaires ou sociales.
La peste Noire du 14° siècle (1348) fait se barricader les villes qui ont peur de la contagion.
La Réforme (développement du protestantisme) contraire à la dévotion pour les reliques freine la pratique des pèlerinages.
Le reflux a été très net au 18° mais tout au long des siècles, le pèlerinage s’est poursuivi et, du Moyen-Age jusqu’à l’époque contemporaine, malgré toutes les vicissitudes rencontrées, les routes européennes du pèlerinage ne furent jamais complètement désertes.
Il existe quatre routes reconnues en France qui drainent les pèlerins jusqu’en Espagne, à Puenta la Reina, où elles se regroupent pour devenir « le camino francés ». C’est à Arles via Avignon que se rejoignaient la route du sud de la France et la « via Francigena » venant d’Italie. C’est celle qui nous intéresse puisque Séderon est cité comme étape sur cette route.
On assiste aujourd’hui à un renouveau d’interêt et ces mêmes routes connaissent une affluence grandissante. La communauté Européenne s’y intéresse et comme l’écrit le professeur Alphonse Dupront [2] : « Quand l’Europe cherche, avec une urgence manifeste, à prendre conscience de la communauté de destin des pays qui la composent, rien n’est plus fondamental que de reconnaître les richesses de ce qui demeure patrimoine commun. Entre celles-ci le fait compostellan garde une place éminente ».
Ces routes n’ont pas été immuables au cours des siècles, surtout la nôtre.
Depuis le 6° siècle, la route de la côte méditerranéenne était évitée à cause d’incursions barbaresques et de la difficulté de circulation sur des terres qui n’étaient pas toujours hospitalières. C’était l’ancienne Via Aurelia des Romains qui sera réutilisée à partir du 16° siècle. A sa place, à cause de la renaissance des échanges au haut Moyen-Age, une voie intérieure formée par la remise en état d’antiques trajets Celtes et Romains, a repris de l’importance.
Les chemins empruntés en montagne étaient toujours tracés sur les cimes pour plus de sécurité malgré les difficultés rencontrées. Il faut aussi réaliser que nos ancêtres avaient l’habitude de la marche et n’étaient pas effrayés par des chemins qui nous sembleraient maintenant impraticables.
Pour assister les pèlerins outre le réseau de chapelles et hospices créé par Cluny, existait celui des frères hospitaliers de St Jacques du Haut Pas (filiale d’un ordre militaire et religieux créé au milieu du 12° siècle en Italie à Alto Passo près de Lucques et installé en France par St Louis).
Les Hospitaliers de St-Jean-de-Jérusalem ont de leur côté étendu aux pèlerins d’Europe leurs soins spirituels et matériels durant les étapes. C’est à cet ordre qu’appartenait le prieur du Prieuré de St Baudile à Séderon.
MM. A. Amargier et E. Baratier [3] écrivent : « Les ordres militaires du Temple et de l’Hôpital St-Jean-de-Jérusalem ont eu en Provence une influence particulièrement importante [...] Dans le courant du 12° siècle un réseau serré de commanderies des deux ordres se développe, à partir des bords du Rhône, et de nombreux provençaux militent dans les rangs de ces chevaliers, notamment chez les Hospitaliers qui ont compté plusieurs grands-maîtres d’origine provencale ».
Or Séderon avait une « domus templi » [4]. Nous pourrons peut-être la situer.
En effet près de la Méouge, au quartier St Jaume, dépendant de Gaudissard [5] aujourd’hui disparu mais à l’époque hameau de Séderon, existait un prieuré : St Jacques (ou St Jaume) de Sarrières. Or « … On a découvert, dit Achard, aux terres du prieuré de St Jaume, une espèce de caveau où il y avait des ossements renfermés dans des pierres creusées longues et larges. On en a trouvé de pareilles dans les terres qui dépendent de l’ordre de Malte et que l’on nomme St-Ariès. Il est vraisemblable qu’il y avait en ces lieux une maison de templiers. [6] »
Après l’anéantissement des templiers par Philippe le Bel en 1307 leurs biens ont été recueillis par les Hospitaliers de St-Jean-de-Jérusalem eux-mêmes remplacés plus tard par les chevaliers de l’Ordre de Malte. Un document du milieu du 18° siècle précise qu’une partie du territoire de Séderon dépendait de la commanderie de Malte établie aux Omergues 4 qui était elle-même seigneurie des Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem vers 1260. [7]
Cette convergence d’indices permet de penser que l’étape de Séderon était effectivement organisée pour recevoir les pèlerins.
Mais les pèlerins étaient aussi de fidèles chrétiens qui priaient et faisaient même maints détours pour honorer des Saints tout au long de leur route.
Séderon, jusqu’à la fin du 16° siècle, avait comme église paroissiale Notre-Dame-la-Brune (visite paroissiale de 1599) construite en « terre clunisienne » comme me l’a écrit le père Amargier, historien auquel j’avais demandé des renseignements. Pourra-t-on préciser la date de sa création ?
Le père du Pontavice m’avait dit qu’un de ses amis, l’abbé Gery, qui dirigeait les fouilles archéologiques d’Enserune dans l’Hérault, pensait qu’elle pouvait être plus ancienne que le 12° siècle en raison de détails de construction qu’il avait remarqués en la visitant dans les années 50.
Notre-Dame la Brune, celle qui lui a donné son nom, était une Vierge Noire.
Dans plusieurs écrits, on retrouve la mention des Vierges Noires comme point de ralliement de grandes routes de pèlerinage ou d’étapes (Arles, Le Puy, Rocamadour...)
L’origine de ces Vierges est controversée. Certains pensent qu’il s’agit de Vierges ramenées d’Orient par les Croisés. (Par exemple la Vierge du Puy par St Louis). Il est difficile de savoir quelles ont été les raisons particulières de leur vénération, mais ceux qui se sont penchés sur leur étude sont unanimes à y voir la continuité des cultes Celtes et Romains aux déesses mères comme Cybele, Ysis, Demeter... sur des lieux de cultes anciens. Elles datent en général du 12° siècle.
On relève aussi le fait que ces statues « … marquaient le chemin des grands pèlerinage, dont Saint Jacques de Compostelle »( J.-P. Bayard).
P. Bonvin [8] écrit : « leur pèlerinage se trouve sur les chemins de Saint Jacques de Compostelle. »
Dans son livre Maurice Guingamp [9] explique que les pèlerins de Compostelle passaient sur leur chemin tout au long des sanctuaires des Vierges Noires.
Il semble donc évident que Notre-Dame-la-Brune a fait partie de ces sanctuaires et que lors de leur passage par Séderon les pèlerins y faisaient une halte de prière. On peut même penser qu’un illustre pèlerin s’est arrêté à Notre-Dame. Lors de son retour de St Jacques, St François d’Assise, dans l’hiver 1213 – 1214, a fait le trajet Avignon, Gap, Montgenèvre. A cette époque la route passait par Séderon.
M. Emile Saillens [10] rapporte un inventaire cartographique des Vierges Noires répertoriées en France en 1550. La seule mentionnée dans ce qui est actuellement le département de la Drôme était Notre-Dame-la-Brune à Séderon.
On lit aussi dans le même ouvrage : "... à trois lieu des anciens thermes de Montbrun-les-Bains, sur la route d’Avignon à Orpierre, il existe une Notre-Dame-la-Brune à la sortie de Séderon. Celui-ci est situé dans une gorge resserrée et arrosé de sources si abondantes que l’air du pays en est refroidi... »
Mme Durand-Lefevre dans sa thèse sur les Vierges Noires en 1938 ne répertorie que les statues des Vierges existantes et ne cite aucune Vierge Noire dans la Drôme.
Qu’est devenue la Vierge Noire de Séderon ? A-t-elle été détruite [11] ou mise à l’abri au moment des guerres de religion ? C’est ce qui semble le plus probable car avant la révolution, en 1766, lorsque la chapelle a été reconstruite il n’est pas fait mention de la statue alors qu’elle existait en 1550, juste avant les bouleversements liés aux guerres de religion.
Connaîtrons-nous jamais son destin réel ?
En ce qui concerne la « via francigena » dont le tracé passait par Séderon, les récits de voyages actuellement connus sont peu nombreux. Il est possible aujourd’hui d’en citer deux relevés dans le livre de M. P. Caucci. [12]
En 1350, Barthélémy Bonis, commerçant de Montauban (Tarn et Garonne), se met en route vers Rome pour accomplir un vœu. Il avait eu la vie sauve lors de la peste Noire en 1348 et allait à Rome en pèlerinage en raison du Jubilé proclamé par le pape Clément VI. Le long des routes de France et d’Italie son itinéraire a suivi celui des pèlerins italiens vers la Galice. Il n’est pas parti seul mais accompagné de deux amis, d’un serviteur et d’un maréchal ferrant. Ils ont fait un trajet relativement rapide à cheval. La relation des étapes et demi-étapes est très précise, les distances ayant été traduites en km. Arrivés le soir à Carpentras en provenance d’Avignon ils en repartent le lendemain pour Séderon avec une demi étape à Sault :
Carpentras | Sault | Séderon | 45 + 26 = 71 km |
Séderon | Orpierre | Tallard | 30 + 35 = 65 km |
Tallard | Chorges | Embrun | 35 + 35 = 70 km |
Embrun | St Crépin | Briançon | 24 + 26 = 50 km |
M. P. Caucci pense, à la lecture de cet itinéraire, que B. Bonis devait surement suivre un guide détaillé prévu pour le pèlerinage à Rome.
Sachant que B. Bonis a laissé un compte rendu si précis de son trajet, il nous reste à consulter le texte original.
Une deuxième relation, beaucoup plus tardive, concerne le pèlerinage qu’un prêtre, Domenico Laffi, accompagné du peintre Dominico Codici a effectué à St Jacques en 1670 en partant de Bologne le 16 avril 1670.
Il a voulu, alors que d’autres routes étaient utilisées à cette époque, reprendre « l’itinéraire jacobéen de toujours, celui du temps des premiers pèlerinages » et il détaille avec précision les localités traversées.
Mais en 1670 le réseau hospitalier de la région n’existe plus : St Jaume a été détruit, St Baudile est en ruine. Les pèlerins, sauf désir de retour aux sources, n’empruntent plus notre route. Les papes sont rentrés à Rome depuis longtemps et la région a été ravagée par les armées : guerre d’Italie d’abord sous Louis XII et François Ier puis guerres de religion précédées par l’anéantissement des vaudois de Provence par ordre de François Ier.
Domenico Laffi écrit à propos de son passage à Séderon : « aussi pour boire, poussés par la soif, nous avons lié nos bâtons bout à bout et avons attaché un chapeau à une extrémité, et ainsi nous avons puisé de l’eau. »
Il écrit aussi : « Nous restâmes en ce lieu la nuit dans une auberge à moitié détruite par les éboulements de la montagne, parce qu’il y tombe souvent des pierres de grandeur démesurée qui démolissent les maisons. A cause de cela, nous y restâmes mal volontiers et nous ne dormîmes point de la nuit à cause de la peur qu’il ne tombât quelque pierre. »
Y-a-t-il trace dans les archives de Séderon d’éboulements à cette époque ?
Dans le détail de l’itinéraire, il cite des noms de lieux anciens dont certains ont disparu comme Sarsa et San Lazaro entre Tallard et Séderon, mais Orpierre n’est pas cité. Après Séderon ils passent par Sault qu’ils visitent rapidement puis gagnent Mormoiron, Carpentras, Triangue (?) et Avignon.
Ces descriptions posent deux problèmes : celui des routes et celui des lieux d’étapes.
Les routes anciennes de la région font actuellement l’objet de recherches. La carte de Cassini d’avant la Révolution indique les routes qui étaient utilisées depuis de nombreux siècles. Elle montre un tracé venant d’Eygalayes, traversant la Méouge à St Jaume et remontant à flanc de montagne vers Notre-Dame-la-Brune jusqu’à Séderon.
Celles que nous utilisons actuellement sont relativement récentes ; elles ne datent que du 19° siècle.
Retrouver des textes décrivant les lieux d’accueil des pèlerins à Séderon est plus problématique.
Pour l’instant j’ai axé volontairement mon exposé sur le pèlerinage, les généralités permettant de situer Séderon sur cette route, les certitudes de cette étape attestée par des documents anciens. Ce n’est que le début d’une longue recherche à laquelle participeront, je n’en doute pas, de nombreux membres de notre Association.