Jusque vers les années 1925 – 1930, la culture de la lavande n’existait pas dans les Hautes Baronnies. Elle poussait à l’état sauvage dans les collines de la Haute Provence, sur d’immenses étendues, à partir d’une certaine altitude. Plus on s’élevait, plus bleue était la fleur. Dans le Sud de la Drôme, la montagne de BUC et le versant Nord du MONT VENTOUX étaient réputés pour la couleur bleue de leur lavande et la fleur particulièrement recherchée aux foires du BUIS-les-BARONNIE.
L’époque de ramassage commençait après le 14 juillet, aussitôt les moissons terminées. Jusqu’à la fin du mois d’août les habitants des villages allaient être mobilisés. Tous les hommes valides participaient à cette cueillette. Les enfants et bien souvent des parents, partis vers d’autres cieux, placés comme domestiques ou comme bonnes, étaient rappelés pour la circonstance. Tant qu’allait durer le ramassage, les villages seraient déserts, à part quelques rares estivants et les anciens, inaptes au travail. Il existait une sorte de malaise à circuler dans les bourgs tant le silence était grand et donnait une impression d’abandon.
Du plus grand au plus petit, tout le monde participait pleinement.
Pour les uns, c’était en quelque sorte une distraction rompant la monotonie des jours, mais pour la plupart, c’était une pénible corvée qui allait durer plus d’un mois. Les jeunes célibataires trouvaient là l’occasion de contacts plus étroits et le plaisir de renouveler des rencontres qui n’avaient. plus eu lieu depuis une année (voyez entre garçons et filles !!). Mais pour les jeunes de 10 à 15 ans, comme c’était notre cas, ce n’était pas un jeu. Oh ! non alors. Il fallait se lever très tôt et partir avant l’aube. Une marche de plusieurs kilomètres nous amenait au dernier hameau avant la montagne. Une source abondante nous permettait de nous approvisionner en eau. Les récipients conçus à cet effet n’étaient pas très grands car il fallait les porter. Puis de là commençait le chemin charretier, souvent mal entretenu, qui allait nous amener au pied de la montagne de BUC. Ensuite il fallait grimper jusqu’au lieu où nous pensions pouvoir commencer la cueillette. Choix parfois difficile et qui ne devenait définitif qu’après plusieurs essais, souvent. En effet, la quantité et la qualité de la lavande étaient les facteurs dominants du choix. Il arrivait aussi que le lieu prévu était déjà occupé. Il faut dire que toute l’étendue de la montagne était à la disposition des habitants de la Commune, le terrain étant considéré comme communal. Dans d’autres lieux des limites bien définies existaient, ce qui amenait souvent des incidents lorsqu’un ramasseur étranger s’y fourvoyait.
Les premiers arrivés, avaient donc la priorité du choix de leur emplacement, c’est pourquoi la compétition était quotidienne et on partait de plus en plus matin pour être sûr d’avoir un bon coin .
Toutefois le travail ne commençait qu’au lever du soleil : soi-disant l’essence ne montait dans la fleur qu’à ce moment-là.
Les hommes adultes portaient des « saquettes » en jute, passées en sautoir grâce à des sangles appropriées. Les femmes et les jeunes avaient des tabliers aménagés à cet effet. Ils se repliaient et étaient resserres autour de la taille par des attaches en tissu dûment cousues.
Les faucilles étaient de différentes tailles selon les personnes qui s’en servaient. Plusieurs fois dans la journée il fallait les nettoyer à cause de la crasse huileuse qui s’incrustait sur le taillant et chaque matin les affûter à la pierre.
La cueillette allait durer jusqu’à midi, avec un quart d’heure pour le petit déjeuner. Le repas de midi se composait uniquement de mets froids (Il n’y avait pas encore les réchauds de camping). Il était pris rapidement pour permettre une plus longue sieste, jusque vers quinze heures.
Puis, c’était à nouveau la cueillette jusqu’au soir. A la rentrée au Village la nuit était déjà tombée. C’est dire la longueur des journées du travail !!!
Tous les deux jours les charrettes venaient chercher la récolte. Elles venaient jusqu’au pied de BUC et de là les traîneaux prenaient la relève jusque sur le lieu de ramassage.
Les grandes personnes grâce à leur entraînement, se défendaient bien, mais il n’en était pas de même pour les plus jeunes. Outre qu’ils dormaient peu, qu’ils n’avaient pas à boire à suffisance (l’eau était lourde à porter), le travail ne les intéressait pas du tout et ils le trouvaient extrêmement pénible et monotone. Ils avaient des astuces pour déjouer la surveillance dont ils étaient l’objet : boire en cachette, couper la lavande avec beaucoup de tige pour augmenter le volume, quitter le groupe pour soi-disant chercher un coin plus favorable, mais en réalité pour aller s’étendre, etc... De crainte de les décourager complètement il ne fallait pas trop les disputer et fermer les yeux sur leurs petites incartades.
Il arrivait parfois que le récipient d’eau était renversé. Alors, c’était la catastrophe : il allait falloir tenir jusqu’au soir sans boire. Il y avait deux bergeries, mieux aménagées, avec une citerne. On allait parfois quémander un peu d’eau mais elle était impropre à la consommation et on ne la buvait qu’avec répugnance. Par la suite, lorsqu’avec mon frère nous avons pris la direction du transport des repas et de l’eau cela allait changer. Alors, croyez-moi, nous ne souffrîmes plus de la soif bien au contraire. Nous en offrions à nos voisins de travail, songeant à l’époque où nous avions souffert de ne pouvoir boire à notre suffisance.
Le stockage de la lavande et sa préparation, soit pour en extraire l’essence soit pour en faire de la fleur, se faisaient au stade artisanal.
Vers 1925 – 1930, l’évolution de la culture de la lavande pris une courbe ascendante qui allait s’amplifier rapidement. Tout d’abord les terrains de culture d’accès difficile furent plantés, puis les plantations s’accélérèrent et en quelques années tous les champs furent réservés à la lavande. Il n’y a pratiquement plus d’autres cultures. Les techniques modernes encourageaient cette évolution : engrais, désherbants, tracteurs, rendaient cette culture facile et surtout bien moins pénible.
Enfin, apparurent les machines à planter et à couper la lavande. Que ne les avait-on pas inventées à l’époque de mes dix ans !
Tous ces progrès ont permis une culture intensive avec peu de personnel. De grandes étendues ont été ainsi affectées à cette production qui a pris des proportions considérables. Les investissements ont suivi, bien sûr. Des coopératives ont été crées et la vente paraissait assurée. Mais, voila ! La crise, là aussi, est arrivée. La mévente et la baisse des prix trouvent les exploitants désarmés. Ils avaient misé sur cette seule production et à l’heure actuelle les campagnes s’enlisent dans le marasme et la fuite des jeunes vers la ville s’amplifie.
Bien loin est le temps où le Village se mobilisait pour le ramassage artisanal. Où chaque matin, pendant un mois et demi, tout un escadron prenait d’assaut la montagne de BUC, avec des intentions pacifiques, certes. Depuis, la lavande, plus coupée régulièrement, s’est abâtardie, et les belles couleurs bleues qui faisaient son orgueil ont bien pâli.
Le temps évoqué avait quand même son charme et surtout donnait l’impression d’une liberté dans le travail que l’on trouve plus difficilement aujourd’hui.