Le Tay, durant notre enfance, c’était un peu la montagne mythique. Assez distante pour créer une impression de mystère par sa couverture épaisse de bois, sombre aux heures où la lumière baissait, mais jaunissante à l’automne, elle n’était pas à portée d’une courte excursion comme le Crapon ou La Tour que nous visitions le jeudi, ou parfois même après la classe du soir. Le désir de s’y rendre n’en était que plus fort. Notre maître, Monsieur DELHOMME nous y conduisit aux sources de la Méouge en classe promenade [1] lorsque, à l’approche des vacances les programmes scolaires étant épuisés, on pouvait se permettre d’aller explorer plus librement « le milieu ». Quand, au cours des séances de « vocabulaire », on abordait le lexique de la forêt, on citait le taillis, la futaie, comment ne pas songer au Tay (que nous pensions : Tail) ?
COUP D’ŒIL SUR L’ETYMOLOGIE ET L’HISTOIRE
J’avais toujours pensé, et mes camarades avec moi, que le nom de cette montagne se référait à l’action de tailler le bois. Mais les cartes Michelin de l’époque, comme celles de l’Institut Géographique National (I.G.N.) de nos jours ont adopté la graphie TAY. Un examen rapide de différents ouvrages (Lou Trésor doù Félibrige de Mistral, le dictionnaire étymologique des noms de lieux d’A. Dauzat) permet de découvrir, parmi de nombreuses pistes, deux directions principales ; l’une qui vient immédiatement à l’esprit, l’autre plus étonnante.
La première évoque le tail comme un droit de couper du bois. Une « servitude de tail » est un droit de couper du bois (Lou Trésor). A. Dauzat, indique comme origine possible taillis, défrichement...
Mais, dans les deux livres signalés, on trouve également la référence au tais ou taix qui désignait le blaireau (animal), nommé tais ou teissoun en langue provençale. La graphie taix est présente dans un document ancien [2] cité par A. Lacroix, à l’article BARRET DE LIOURE ; cet auteur fait état de la cession de Barret à la famille des Montauban et des nombreux différends qui s’ensuivirent à partir du XVIIème siècle. Il indique notamment : « en 1766, par suite de défrichement à la montagne du Taix [3] confinant Séderon, les consuls intentèrent un procès appelant Monsieur de Barret en garantie comme les ayant autorisés. Il fut décidé de s’en tenir à l’arbitrage de deux conseillers au Parlement de Provence et, le 26 mars 1767, à Apt, il fut résolu de laisser la montagne se reboiser elle-même... A la Révolution, les biens de Monsieur de Barret servant à l’armée des princes furent vendus par la Nation et de grandes étendues de bois devinrent nationales, faute d’acheteurs ». Alors, le Tay, domaine des coupes de bois, ou territoire du blaireau ? Personnellement, je pencherais plutôt pour la première hypothèse. Au cours de la décennie trente, ces forêts paraissaient si épaisses qu’elles auraient bien pu servir de cachette à des malfaiteurs.
A LA RECHERCHE D’UN CRIMINEL DANS LA MONTAGNE
Vers le milieu des années trente, un crime horrible avait été perpétré sur la commune de REDORTIERS situé sur les premières pentes de la montagne de LURE, côté Sud, non loin du village des OMERGUES, voisine également de REVEST-du-BION. On supposait que l’assassin s’était réfugié dans les bois de la région. Des recherches furent effectuées aussitôt par les gendarmeries des environs. Les hommes de la brigade de Séderon, limitrophe des secteurs concernés, participèrent à cette chasse à l’homme et visitèrent assidûment les bois du TAY et de Négron. On voyait trois d’entre eux, casqués et armés, le mousqueton en bandoulière, rentrer le soir au village par la grande rue, juchés sur leurs bicyclettes, le brigadier en tête sur son vélo Hirondelle [4] à rétropédalage (hiérarchie oblige !). C’était rassurant ! Néanmoins une certaine angoisse régnait, cachée ou apparente. La quiétude revint lorsque les journaux régionaux annoncèrent que le meurtrier s’était rendu. IL s’agissait d’un déséquilibré qui avait agi sous l’empire d’une crise de démence. Les bois retrouvèrent la paix de leur vie végétale.
LA BATTUE AU LOUP
Des décennies plus tôt, notre TAY avait abrité une bête fauve. Je dois ici ouvrir une parenthèse et évoquer la mémoire d’un artisan séderonnais bien connu avant la deuxième guerre mondiale, Paul BRUIS, mécanicien et forgeron installé d’abord dans l’actuelle maison Girard, face au bar tabac (à l’époque face au café ESTELLON). Sur son enseigne vieillotte, grinçant au vent, on pouvait lire : « Machines à coudre, armes et cycles ». Il vint plus tard s’installer sur la « planette » dans la bâtisse étroite qui forme l’angle de la grande rue avec la montée de « La Rosière ». Le local, au rez-de-chaussée, portait encore, jusque là, au dessus de la porte d’entrée, l’inscription « Café de la Poste », signe d’une occupation plus ancienne par un débit de boissons. Dans son atelier, encombré d’enclumes, forge, étaux et matériels divers « Le Paul » travaillait, les vantaux grands ouverts, parfois même en plein air, sur la petite place. Curieux et clients en attente stationnaient sur le chantier, moi-même, habitant de l’autre côté de la rue, j’observais et j’écoutais. L’artisan expliquait et commentait son œuvre : par exemple la construction d’une balustrade métallique avec sa décoration en plomb moulé au milieu de chaque barreau ; spectacle dont il n’était pas peu fier. Il était réputé dans tout le canton pour son adresse à réparer les mécanismes et les crosses des armes de chasse. Pendant ce travail, il s’interrompait de temps à autre pour raconter aux spectateurs, le regard brillant par dessus ses lunettes mal ajustées, des histoires de chasseurs, vécues par lui-même ou par d’autres. C’est ainsi que j’ai écouté avec attention et retenu (fidèlement, je pense), l’histoire du dernier loup de la région, qui nous ramène au TAY.
Les faits rapportés remontaient vraisemblablement à la jeunesse de Paul Bruis que l’on peut situer vers la fin du XIXème siècle ou au début du XXème. A cette époque, il advint que les moutons qui paissaient sur le plateau de Banastiers (partie de la montagne du TAY appartenant à la commune de Barret-de-Lioure) furent à plusieurs reprises attaqués et ravagés par un carnassier que les bergers désignèrent comme étant un loup.
Les propriétaires irrités décidèrent de s’organiser avec le concours de l’Administration des Eaux et Forêts (aujourd’hui O.N.F.). Un lieutenant de Louveterie, dépêché sur place, prit la tête d’une battue de volontaires qui réussit à abattre la bête sanguinaire. L’animal, selon Paul Bruis qui le déclarait solennellement, fut reconnu comme « loup cervier ». Cette appellation désigne de nos jours un redoutable prédateur des troupeaux, le lynx, qui a à peu près complètement disparu de notre pays (il est protégé en Suisse). Cependant ce nom de loup cervier peut également avoir le sens de « loup chasseur de cerfs. ». En témoignage le célèbre poème d’Alfred de Vigny « La mort du loup » :
« Nous avons aperçu les grands ongles marquésPar les loups voyageurs que nous avions traqués...............................................................................Le plus vieux des chasseurs.................................A déclaré tout bas que ces marques récentesAnnonçaient la démarche et les griffes puissantesDe deux grands loups cerviers et de deux louveteaux..................................................................................... »
Mais, peut-on faire confiance à un poète en matière de zoologie ?
Quoi qu’il en soit, « CANIS LUPUS » ou « LYNX LYNX » la dernière bête féroce de la région avait disparu. Je n’ai plus jamais entendu parler d’un animal de ce type dans les environs, même lointains de Séderon.
LES CHARBONNIERS
Toujours vers le milieu de la décennie trente, le TAY vit s’installer, à la belle saison, d’étranges visiteurs. On les appelait les charbonniers. C’étaient des bûcherons, vraisemblablement d’origine piémontaise qui s’établirent sur la partie quasi plane de la montagne prolongeant le plateau de Banastiers. On peut supposer qu’ils avaient aménagé des huttes de branchages ou qu’ils occupaient d’anciennes bergeries. Ils fabriquaient du charbon de bois selon la technique ancestrale qui consiste à débiter le bois en rondins, à le ranger en meules en partie recouvertes de terre, à le brûler ainsi partiellement tandis que le reste se transforme en charbon de bois.
Tous les dimanches, on voyait un groupe de ces hommes à la peau et aux vêtements grisâtres, coiffés d’un chapeau noir à larges bords, descendre au village. Ils s’attablaient au café Estellon autour d’un litre de vin rouge et, sur la table, à la place laissée vacante par les verres, ils se livraient à un jeu très bizarre que nous observions, fort intrigués et incapables de comprendre. La partie consistait apparemment, en fonction de règles mystérieuses, à abattre rapidement les avant-bras sur la table en ouvrant les mains, en dépliant à un certain moment les doigts, ou un mystérieux nombre de doigts. Tout cela entrecoupé d’éclats de voix et d’annonces en langue piémontaise. De temps à autre, on entendait « cinque » ! (prononcé « tchinquoué »). Sans doute était-ce le signal du gain d’une manche... Etranges étrangers !...
Plus tard, vers 1936/37, d’autres bûcherons, « les Allemands » au nombre de trois (cf. mon texte « Les Acueurgnes » Lou Trepoun n° 19 – juin 95) habitant Séderon furent employés à l’exploitation des bois. Ainsi, de larges espaces se trouvèrent-ils déboisés, favorables à la multiplication des végétaux du sous-bois, à l’ombre des quelques baliveaux conservés lors de l’abattage. Des tapis de fraisiers sauvages se développaient rapidement dans les coins dégarnis mi-ombre, mi-soleil, tandis que de véritables buissons de framboisiers s’offraient de grandes places disputées au taillis.
LES FRAISES ET LES FRAMBOISES
« Aller aux fraises », au début de l’été, « aux framboises », vers août septembre, selon les années, c’était comme un rituel que l’on pratiquait à la saison chaude, avec une certaine gravité, une sorte de culte rendu à la montagne du TAY par la quasi totalité des familles séderonnaises, notamment leurs plus jeunes représentants.
En général, la veille ou l’avant-veille du jour dit, un groupe spontané se décidait. L’expédition durait toute une journée ; il fallait donc préparer les musettes pour les repas, les « biasses » comme on disait. (On ne parlait pas encore de pique-nique). On pensait beaucoup à la boisson, de l’eau en général, pour résister à la chaleur.
On se consultait pour le choix des récipients à emporter en vue de la cueillette. Le panier aurait été élégant, mais il était totalement inadapté. On le savait bien par l’expérience des anciens : les fraises, ou les framboises, fruits fragiles, en s’entassant au fur et à mesure de la récolte s’écrasaient sous l’effet de leur poids et du balancement de la marche et le jus s’écoulait, le précieux jus destiné à la fabrication des gelées et confitures espérées. On emportait donc toutes sortes de récipients étanches : des seaux de diverses tailles, parfois même des arrosoirs ! parfaitement aptes à transporter sans perte, à la fois la pulpe et le suc des fruits.
Le départ avait lieu de très bonne heure, avant l’aube car on allait à pied et il fallait être sur les lieux avant que le soleil chauffe et réveille les milliers d’insectes volants, abeilles, guêpes, taons et frelons qui guettaient les visages et les membres nus des visiteurs. Le trajet passait par le hameau de La Tuilière où l’on franchissait sans peine la Méouge à gué, pour suivre un large sentier qui montait sous la futaie des grands hêtres à peu près parallèlement à la route du col de La Pigière. Les geais, émus par notre intrusion sur leur domaine sonnaient l’alerte dans le bois avec leur cri si particulier : rréh, retch ! [5] et fuyaient sous les branches.
Une fois arrivés sur le plateau dégarni d’arbres où se voyaient encore les emplacements des charbonnières sur le sol, nous accrochions à l’ombre des arbustes nos provisions et chacun se mettait en quête. La cueillette des fraises était peut-être la plus captivante : on découvrait, cachées au pied des touffes des cépées, les plantes avec leurs feuilles vert sombre d’où émergeaient, comme des rubis, les petits cônes au parfum et à la saveur si divins ! On ne pouvait s’empêcher d’en goûter quelques uns ; et tant pis pour le volume de la récolte ! Parfois, on s’appelait : « J’ai trouvé un bon coin, venez ! ». La cueillette des framboises, dans des conditions semblables, un peu plus tard dans la saison était encore plus facile : elles étaient accrochées, à notre hauteur sur de larges buissons de framboisiers. Là encore, quelle douceur lorsque les fruits étaient bien mûrs ! Mais parfois, aussi, quelle frousse ! Un éclair vert jaillissait dans un craquement sec de feuilles remuées ; c’était un gros lézard vert, le brillant « limbert » provençal, qui fuyait, apeuré, dans les broussailles. Certains disaient que l’animal effrayé pouvait mordre... Fable sans doute, mais on frissonnait tout de même.
A mesure que le soleil montait dans le ciel, de grosses mouches bourdonnaient, de plus en plus agressives et irritantes. Il fallait se hâter. Vers midi, on cherchait un coin ombragé pour déballer les provisions et manger de bon appétit tout en contemplant la récolte. Immergés au milieu des bruits et des spectacles de la forêt, nous pouvions admirer tout autour de nous la belle végétation des plantes de montagne en pleine floraison, où voletaient toutes sortes de papillons. Après ce moment de repos et de conversation joyeuse, les jambes étaient lourdes. La chaleur contribuait à aggraver la fatigue. La cueillette reprenait un moment, mais avec moins d’enthousiasme. Il fallait songer à rentrer au village, d’autant que, parfois, de gros nuages apparaissaient.
Le retour s’effectuait par le même chemin. A la descente, les muscles des jambes tiraient, mais chacun était ragaillardi par le sentiment du devoir accompli. Dans la grande rue, des passants curieux et peut-être un peu jaloux, observaient le résultat de notre cueillette et s’informaient de l’état de la montagne. Un jour, à notre passage, Marie Estellon, (la mère de Gabriel) questionne :
« N’i a d’ampas (il y en a des framboises) ?
et René Guilliny, portant fièrement sa récolte répondit avec le plus grand sérieux :
— N’i a quaucuno sus quauque fau !...
La traduction littérale ne peut rendre pleinement l’ironie impayable de la réponse dont le sens véritable serait : « Il y en a quelques unes sur certains hêtres », Sacré René !...
Et Marie d’éclater de rire :
— Que siès besti ! (que tu es bête !) ».
Ce fut, me semble-t-il, la dernière expédition au TAY à laquelle j’ai participé. Conduite par Paul Blanc, garde forestier, elle comprenait, en outre, sa nièce, Andrée Espieu (« Dédée »), Elise Espieu, Fernande Ludger et René Guilliny. Les années passèrent. Peu à peu les arbres repoussaient, la forêt remplaçait les taillis et couvrait d’ombre le sol. Fraisiers et framboisiers se raréfiaient jusqu’à disparaître presque complètement, à l’exception de quelques survivants çà et là, susceptibles de réensemencer la terre après d’éventuelles prochaines coupes. Un cycle, s’achevait sur la montagne pour des dizaines d’années, le temps qu’il faut pour faire un arbre... Et laisser mûrir les souvenirs.