De nombreux amis de Jean GIONO (P. CITRON, L. MICHEL, R. RICATTE, J. CARRIERE notamment), le célèbre romancier manosquin, ont minutieusement analysé l’espace géographique des multiples œuvres (littéraires, cinématographiques) qui ont fait la réputation de l’écrivain provençal.
Aucun n’a évoqué la possibilité de référence à Barret-de-Lioure… et pourtant.
Pourtant, GIONO lui-même aurait dû les mettre sur le bon chemin lorsqu’en 1965, dans ses interviews avec J. CARRIERE (J. CARRIERE, 1985), il raconte sa première escapade dans la Haute Provence, théâtre futur de ses œuvres.
« Eh bien, c’est une région qui a joué dans ma vie un rôle extraordinairement important par son mystère et par le moment où elle est arrivée dans ma vie. J’étais très jeune, je devais avoir 11 ou 12 ans (N.d.r. 1906-1907) quand mon père a eu un jour l’idée de me donner une liberté qui me permettrait de sortir des jupes de ma mère, comme il disait. Et il m’a dit : est-ce que ça ne te ferait pas plaisir d’aller faire une promenade tout seul ? Je vais te donner cinq francs (environ 12 euros) et tu iras faire un petit voyage. Je te donne cinq francs et tu en retourneras le plus possible et tu iras le plus loin possible ».
Parti à 5 heures du soir de Manosque, il arriva, en diligence, à Banon, 5 heures plus tard !, en pleine nuit. Il décrit son parcours, l’ambiance à Banon où il entre dans une auberge et s’installe à une grande table où de "gros gaillards" mangeaient. L’un d’eux lui demande ce qu’il faisait, où il allait, qui il était. GIONO raconte son histoire qui amuse l’assistance et l’un des convives lui dit « Si tu veux je t’emmène avec moi. Je vais à la foire de Séderon (N.d.r. le 22 octobre depuis 1886), je vends des chevaux ; tu m’accompagnes… je te ferai monter sur un mulet, tu tiendras la longe des chevaux ; là-bas je te ferai gagner un peu d’argent ». GIONO accepte la proposition.
Le lendemain, réveillé très tôt, ils partent.
« Les museaux des chevaux étaient attachés les uns aux autres, ça faisait une espèce de harde… il me fait monter sur une espèce de petite mule et nous voilà partis dans la montagne de Lure et c’est comme ça que j’ai connu la montagne de Lure pour la première fois. Et tu comprends que ça compte pour un enfant. Vers les 5 heures du matin, le jour s’est levé dans la montagne… nous avons traversé les Omergues (N.d.r. : ici les analystes de Giono se sont égarés), nous avons remonté du côté de Barret-de-Lioure (sic) et nous sommes redescendus du côté de Séderon ».
Pour qui connaît la région, ce qui était le cas de GIONO, la commune des Omergues occupe une grande partie du plateau du Contadour et touche sur plus d’un kilomètre la limite de Barret-de-Lioure. D’ailleurs, dans plusieurs romans, GIONO évoquera Villesèche-de-Barret, hameau des Omergues, en lisière de la forêt du Taÿ (Barret-de-Lioure).
Mais il faut aussi se reporter à l’époque de cette expédition : la route du Négron (de Séderon au Revest-du-Bion) n’existe pas encore et il est donc obligatoire d’emprunter le chemin qui conduit de Valaury au Col de Macuègne pour redescendre vers Séderon.
La route du Négron a d’ailleurs fait l’objet d’une opposition ferme du Conseil Municipal de Barret-de-Lioure.
Dès le 16 janvier 1898, le Maire de Barret et son Conseil Municipal s’opposent au tracé projeté entre le Col de la Pigière et le Col du Négron. Les arguments, d’une grande pertinence, sont les suivants : construite dans des rochers, en terrain accidenté, cette route sera d’une pente très rapide et coûteuse, d’un entretien onéreux, à une altitude élevée et exposée tout à fait au nord de la montagne ce qui y fait séjourner la neige et la rend impraticable 6 mois de l’année.
Barret-de-Lioure propose l’aménagement du chemin existant entre le Col de Macuègne et le plateau de Valaurie, bien moins coûteux, plus court, dans un meilleur climat et d’une pente plus douce, sans danger pour les voyageurs.
Ces arguments resteront lettre morte, la route du Négron sera construite et ouverte à la circulation… en décembre 1908.
Nous reprenons cette évocation pour prouver que GIONO n’a pu emprunter cette route et que, dès lors, son équipée a bien suivi le chemin qui de Valaurie ou de Villesèche traverse la forêt du Tay, arrive au Col de Macuègne, d’où elle plonge sur Séderon par le chemin à flanc de coteau qui passe à l’auberge BOREL (aujourd’hui Maurice QUENIN) et pénètre dans Séderon.
Mais revenons à nos… chevaux et à GIONO… Après la foire de Séderon, Jean GIONO fait encore 2 foires avec le maquignon et rentre à Manosque, six jours seulement après son départ (de Sisteron il prendra le train) avec… 3 francs en poche.
GIONO déclare à J. CARRIERE : « C’était mon premier voyage, mais tu vois combien pouvait compter aux yeux d’un enfant de mon âge le premier contact avec la montagne de Lure, qui est toujours restée pour moi ce pays mystérieux, invraisemblable, la terre des Dieux et des aurores, parce que j’avais connu ce territoire-là dans l’aube naissante, moi cavalier dans une harde de chevaux, menés par un type inconnu, dans un pays inconnu, pendant que je gagnais vingt sous, c’était prodigieux !’.
GIONO a dû revenir à Barret-de-Lioure durant les années où il hantait le plateau du Contadour voisin (entre 1935 et 1939). C’est l’époque où François MORENAS, fidèle disciple, créait les premières auberges de jeunesse et… celle de Barret-de-Lioure (1937) à l’auberge RICHIEU (aujourd’hui M. et Mme KLEIN), dont il avait repeint la façade..en couleur rouge !
Dans « La Haute Provence avec les yeux de GIONO » (D. Le BRUN et J.C. PRATTE, 1996), les auteurs retracent les itinéraires suivis par GIONO à travers ses œuvres. On sait que l’écrivain s’aidait d’une carte au 1/100.000e pour écrire ses romans. Il s’inspirait de la nature, mais aussi de ce qu’il déchiffrait sur la carte. Lors de ses entretiens avec J. AMROUCHE (1952), il précisera « Je lis les cartes comme je lis les livres ».
Si, comme GIONO, nous examinons une carte IGN (1/25000e), nous nous rendons bien compte que l’écrivain est passé par Barret-de-Lioure, tant réellement qu’à travers ses romans.
Le souvenir de ses arrêts-repos à l’auberge RICHIEU (ou MIRINE) est encore vivant (témoignages de Anne-Marie GIRARD, petite fille MIRINE, et d’Yves FAVIER). L’auberge a fermé ses portes durant les années soixante, tenue jusqu’alors par Elodie Julie Marie RICHIEU, épouse MIRINE (décédée en 1972).
Reprenons les romans de GIONO et leurs analyses par ses différents biographes. Nous allons voir, avec les yeux proches du terrain, que de nombreux rapprochements sont possibles.
Dans son analyse du Hussard sur le toit, G. RICARD (1981) écrit « Angelo fait étape, le second jour de son voyage à Banon. Il doit se rendre au-delà de la montagne de Lure, dans la vallée du Jabron… Au départ de Banon, il évite la route normale qui passe par le Revest-du-Bion et le Col du Négron, pour prendre un raccourci à travers vallons et plateaux de Lure ».
G. RICARD pense « qu’il passe par le Contadour et le ravin du Brusquet pour atteindre la crête de Lure au Pas-de-Redortiers… et descend vers les Omergues où il entre en contact direct et massif avec le choléra ».
Nous pensons au contraire qu’il a suivi l’itinéraire initiatique de GIONO en 1906, car la descente à cheval par le Pas-de-Redortiers s’avère quasi impossible.
Pour P. CITRON (1990), Angélo a dû partir vers l’ouest pour passer dans le Vaucluse et la Drôme et franchir (avec Pauline) les Monts de Vaucluse et le plateau d’Albion, soit la montagne de Lure pour atteindre la région de Séderon.
Deux cavaliers de l’orage (1965), laisse supposer que les deux frères JASON sont aussi passés par Barret-de-Lioure, car GIONO parle du Col (Macuègne ?), de la montagne du Buc (le point culminant de Barret, 1441 m).
Mais c’est sans doute Ennemonde et autres caractères (1968) qui “colle” le mieux à Barret-de-Lioure.
Comme le dit bien G. RICARD (1981), nous restons dans ce que GIONO appelle le haut pays, c’est-à-dire les crêtes et le nord de l’ensemble Ventoux – Albion – Lure, là où les départements de Vaucluse et des Alpes-de-Haute-Provence jouxtent celui de la Drôme, soit précisément… la commune de Barret-de-Lioure, dont les limites confinent les deux départements voisins. Le vaste territoire de Barret-de-Lioure (3.464 hectares, la seconde commune en superficie de la Drôme) correspond bien à la description qu’en a fait GIONO.
G. RICARD écrit « le cabanon, du côté du pendu, où s’établit le jeune ménage, à dix kilomètres de Ferrassières, pourrait être, vu la distance indiquée, le hameau des Hautes Ferrassières, appelé aussi Ferrasières-de-Barret ».
Nous acceptons cette hypothèse car ensuite « Ennemonde, conduite par son fils Samuel dans sa Citroën B14, va de son jas à Montbrun ». Elle passe sans conteste possible à Barret-de-Lioure.
« Elle a l’habitude de s’arrêter en cours d’itinéraire dans une petite agglomération où elle offre, à l’hôtel des Tilleuls, la table d’hôte à ses clients ».
Nous sommes bien ici à l’auberge RICHIEU, dont la terrasse est ombragée par des tilleuls.
« Cet hôtel a une particularité : on y mangeait du 1ᵉʳ janvier à la St Sylvestre, un plat unique : le bœuf en daube. Cette daube cuisait sans arrêt pendant 365 jours et 365 nuits et on rajoutait, sans arrêt aussi, le vin et les aromates, la viande et, au moment de la chasse, du lièvre et du sanglier, parfois même du renard, mais gentiment et seulement pour le fumet ».
GIONO, pour une fois n’a rien inventé, il a, à peine, exagéré. Il faut savoir que lui-même faisait étape chez RICHIEU quand il rendait visite à ses amis de Montbrun.
G. RICARD écrit qu’il « donne cette précision culinaire, car elle me renforce dans mon idée du caractère imaginaire de cette petite ville où Ennemonde va trouver, enfin, un homme à son échelle »… il poursuit « GIONO a-t-il pensé à AUREL, que l’on rencontre sur la route entre SAULT et Montbrun ? La bourgade me paraît bien petite, malgré ses attraits, mais il y a un château et des remparts ; c’est devant la porte SOUBEYRAN (nom emprunté sans doute à la porte SOUBEYRAN de Manosque) qu’elle rencontre le lutteur Joseph Quadragésime, dit Clef des Cœurs, ancien légionnaire.… C’est sur le plateau des Hautes Ferrassières qu’Ennemonde et Clef des Cœurs font bâtir le chalet suisse ».
Cette description correspond, point par point, à la situation de Barret-de-Lioure :
- le village est situé à mi-distance des Hautes Ferrassières et de Montbrun,
- il comporte une enceinte (des remparts ou barri) dont l’auberge RICHIEU est une des composantes, ainsi qu’un “château”,
- jouxtant l’auberge, la porte d’entrée au village (la seule porte qui subsiste aujourd’hui, alors qu’elles furent trois jusqu’au début du 20ᵉ siècle),
- selon la petite fille (Anne-Marie PLANES – GIRARD) de la tenancière de l’auberge, la description de la daube est proche de la réalité et la table du restaurant, bien décrite par GIONO, est conservée dans la famille,
- H. GODARD (1998), dans son avant-propos de Provence rappelle « quand GIONO mentionne des noms authentiques, il prend soin de déplacer les uns par rapport aux autres, les lieux correspondants et de brouiller encore les pistes en y mêlant des noms fictifs. Peu importe qu’il se soit parfaitement amusé à dessiner lui-même sur des cartes l’itinéraire de ses personnages, il ne se prive pas de varier ».
- ce n’est pas le seul roman où l’on retrouve des éléments descriptifs de Barret-de-Lioure. Sans vouloir être exhaustif, nous soulignerons encore des descriptions dans Que ma joie demeure (1934), dans Regain (1930).
En novembre 1975, Louis MICHEL étudie le trajet suivi par Angelo, le hussard (Bulletin n° 5, de l’Association des amis de Jean GIONO, p. 20 – 25).
Il écrit « n’oublions pas que dans la première partie de son voyage, Angelo a déjà fait le trajet Luberon – Banon – Lure versant nord de Lure ; je ne sais pas où GIONO a imaginé le parcours suivi par le colonel et la marquise ; je le vois, moi, pénétrant dans la Drôme par St TRINIT, Ferrassières ou AUREL, entre le Col de l’Homme mort et le village de Montbrun-les-Bains, puisque je pense que Giono n’a pas voulu faire franchir la montagne de Lure par Les Omergues : Angelo aurait alors reconnu le coin et en aurait parlé à Pauline ».
Personnellement nous estimons qu’il sera passé par Silance, le Plan de Barruols, Ferrassières de Barret pour rejoindre le chemin venant de Valaury, ensuite il atteint Macuègne et peut ainsi redescendre vers Séderon, comme nous l’avons déjà vu. C’est un parcours que GIONO connaît bien car il l’évoque aussi dans Regain et dans Ennemonde et autres caractères et puis… c’est son parcours initiatique de 1906.
C’est aussi le « chemin de la transhumance » qui fut emprunté jusqu’aux années 1960 par les troupeaux de moutons qui gagnaient les Alpes à partir de la région d’Arles !
Terminons ce rapprochement GIONO – Barret-de-Lioure par l’évocation de sa monumentale biographie écrite par P. CITRON (1990).
P. CITRON, ami de longue date, a pu examiner une masse colossale de documents conservés notamment par la fille de GIONO. Il nous explique le cheminement de l’écrivain pour son activité cinématographique. Ici encore, Barret-de-Lioure occupe une place précise.. P. CITRON écrit « Stimulé par l’expérience de l’Eau vive, dès qu’il en a fini le scénario, en automne 1956, il songe à tirer un film du Hussard sur le toit.
Dans l’hiver qui suit, il parcourt la Haute Provence avec François VILLIERS et A. ALLIOUX pour y trouver des paysages. Il écrit une sorte de synopsis, puis un scénario de 150 pages, trop long pour une projection d’une heure et demi. Au début de 1958, VILLIERS le condense en 60 pages, mais le projet n’aboutit pas.
En attendant, GIONO a écrit le scénario d’un court métrage sur le choléra. Ce sera le Foulard de Smyrne, tourné par VILLIERS en septembre 1957, et qui sortira en 1958. Dans le Foulard de Smyrne, la seule figure vivante est celle d’un colporteur, toujours invisible sous son immense parapluie. Il parcourt le pays, semant la mort : son ballot recèle les germes du choléra (la maladie ne se transmet pas ainsi, GIONO le sait, mais s’en soucie peu). Durant les 15 minutes du film, il est question de bien des morts, mais on ne voit jamais les cadavres, seulement des objets familiers qui les entouraient… GIONO dit lui-même, avec une grande sobriété, le commentaire objectif, égal, imperceptiblement distant, qu’il a écrit. C’est son film le plus original, et même, disent certains, le plus réussi ! »
Pour nombre de barretiers, ce film est bien connu, car il fut projeté en 1985, lors de la fête estivale et chacun a pu y admirer de belles images de la commune. Décidément, GIONO avait un faible pour Barret-de-Lioure.
Pour finir cette revue des films tournés dans la région, signalons le tournage de Ennemonde en 1988, principalement à Vergol, hameau de Montbrun-les-Bains, un film de Claude SANTELLI, avec Jeanne MOREAU, Jean Pierre BAGOT, André MARCON, Marie Hélène DASTE… De nombreux habitants de la région participèrent au tournage en tant que figurants.
Nous pensons avoir ainsi pu montrer que Jean GIONO a bien connu Barret-de-Lioure, dont il a retenu des images caractéristiques tout au long de son œuvre féconde qui magnifie une région qu’il parcourut en long et en large… depuis son plus jeune âge.
Témoignages.
Nous remercions Yves Favier et Anne-Marie Planès-Girard pour leurs témoignages sur les passages
de J. Giono à Barret-de-Lioure.
