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L’Essaillon
« Entre la Tourre et lou Crapoun,
I a moun païs, qu’ei Sederoun »
Alfred Bonnefoy-Debaïs

Etudier, préserver et faire connaître le Patrimoine Historique, Naturel et Culturel de Séderon et de sa Région

Les passages de troupes à Séderon
au temps de Louis XIV
Article mis en ligne le 1er décembre 2017
dernière modification le 28 décembre 2019

par MATHONNET Pierre

Préface

Les lignes qui suivent se proposent de décrire comment la Communauté de Séderon (assemblée des chefs de famille) a dû s’organiser pour remplir son obligation de logement des troupes de passage et faire face aux problèmes que ces passages ont soulevés dans la vie quotidienne des membres de la Communauté.

Elles couvrent les années 1678 à 1714 au cours desquelles les guerres menées par Louis XIV touchent le Sud-Est de la France et mettent fortement à contribution la Communauté de Séderon. En effet, à cause de la proximité de son territoire avec les états des ducs de Savoie (duché de Savoie, Piémont, vallée d’Aoste, comté de Nice), la Communauté de Séderon se trouve concernée par la Politique des Réunions (1678 et 1688) que mène Louis XIV dans ces états dans le but de donner à la France une frontière infranchissable et par les conflits qu’elle déclenche, guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688 – 1696) et guerre de Succession d’Espagne (1701 – 1714).

Ces passages de troupes sont la source de nombreux désagréments pour la Communauté, comme le montre la doléance suivante, figurant dans un document de 1681, où les chefs de famille de la Communauté, accablés sous le poids des logements de troupes, menacent d’abandonner leur maison.

remontrant que le lieu est éloigné d’aqui et de la provision du vin et autres choses nécessaires aux logements que mesme le lieu est situé presque hors de la province et que les gens de guerre quan ils ne seroient que vingt en nombre sont metres des habitants les font ranssonner et les maltraitent de coups quoi quon leur présente les lois de sa majesté et les règlements… [1]

La Communauté de Séderon fait alors partie de la Provence (le Pays) et dépend administrativement et judiciairement de la viguerie de Sisteron. Elle a reçu du pouvoir féodal le droit de faire gérer ses affaires internes par un Conseil Général (assemblée des chefs de famille) qui élit chaque année des administrateurs (principalement deux consuls) pour mettre en application les décisions qu’il prend. La Communauté peut aussi s’imposer à sa guise en décidant chaque année d’un impôt local (la taille de la Communauté) prélevée sur chaque chef de famille (en fonction de ses revenus fonciers enregistrés dans le cadastre de la Communauté), pour couvrir ses charges financières (principalement les impôts royaux et provinciaux et ses frais de fonctionnement).

Les routes militaires par Séderon.

D’après les administrateurs de la Provence de l’époque (les Procureurs de Pays), Séderon, Seyne et Colmars sont les principaux passages de la montagne qui permettent d’accéder au Dauphiné et au Piémont, et le passage de Séderon est bien entendu emprunté par les troupes royales en déplacement. Le village de Séderon constitue même une étape où la troupe passe la nuit ou reste un jour si elle est en marche depuis cinq jours.

A titre d’exemple, l’ordre de route de six compagnies d’infanterie du régiment de Vendôme devant se rendre en 1683 de Saint-Paul-Trois-Châteaux à Pignerol en Italie comprend les étapes suivantes : Nyons, le Buis (avec un jour de repos), Séderon, Orpierre, Veynes, Gap (avec un jour de repos), Chorges, Embrun, Guillestre, Briançon (avec un jour de repos), Sestrières et Rora.

Les routes militaires passant par Séderon sont succinctement décrites dans un document du début du XVIIIe siècle, où il est signalé que la Communauté de Séderon loge les troupes de cavalerie ou d’infanterie allant et revenant d’Orpierre au Buis ou entrant ou sortant de Provence.

Entre l’étape du Buis et celle d’Orpierre, les troupes d’infanterie et de cavalerie passent par le col de Fontaube (635 m), Montbrun, Barret-de-Lioure et le col de Macuègne (1068 m), font étape à Séderon et passent par le col de Muze (1209 m) et le col Saint Jean (1158 m).

Pour entrer ou sortir de Provence, les troupes d’infanterie suivent deux itinéraires (reliant tous les deux les étapes de Forcalquier et Orpierre) :

  • le premier fait étape à Saint-Étienne (Saint-Étienne-les-Orgues) puis passe par Saumane, le col de Saint-Vincent (1287 m), Lange et les Omergues, fait étape à Séderon et passe par le col Saint-Jean,
  • le second fait étape à Banon puis passe par le Contadour, le Pas de Redortiers (1214 m) et les Omergues, fait étape à Séderon et passe par le col Saint-Jean.

Par contre pour entrer ou sortir de Provence, les troupes de cavalerie vont directement de Forcalquier à Séderon sans faire étape à Banon.

Les distances à parcourir entre ces différentes étapes (environ 43 km entre le Buis et Séderon, 29 km entre Banon et Séderon, 43 km entre Saint Étienne les Orgues et Séderon, 29 km entre Séderon et Orpierre) sont habituelles pour les troupes d’infanterie d’Ancien Régime (entre 30 et 40 km par jour). Cependant le relief rend ces itinéraires difficiles et les troupes d’infanterie sont parfois obligées de faire étape avant d’atteindre Séderon (à Barret-de-Lioure ou aux Omergues).

Entre Forcalquier et Séderon la distance à parcourir est importante (54 km) mais reste habituelle pour les troupes de cavalerie d’Ancien Régime (entre 50 et 60 km par jour).

A remarquer que la route du Buis à Séderon emprunte jusqu’à Montbrun le même trajet que la grande route militaire qui permet d’aller de la vallée du Rhône au centre de la Provence sans avoir à traverser le pays étranger qu’est à l’époque le Comtat Venaissin (en 1695, il est signalé que le pont de Cost sert à la route des troupes de Montélimar à Aix par Nions et Montbrun).

L’étape de Séderon.

Le village de Séderon constituant une étape sur les routes militaires de la région, la Communauté de Séderon, en application d’une ordonnance royale du premier décembre 1675, a l’obligation d’assurer la nourriture et le logement des soldats de passage. La noblesse et le clergé ne sont pas soumis à cette obligation.

Les dépenses engagées dans ce but par les habitants sont remboursées l’année suivante par les Procureurs de Pays, selon un tarif voté par l’Assemblée Générale des Communautés (qui se tient chaque année à Lambesc) et validé par l’Intendant (représentant du roi en Provence).

A l’étape, la ration de nourriture à fournir à un fantassin est de 750 g de pain, 500 g de viande et 1 l de vin et celle à fournir à un cavalier est de 1 kg de pain, 1 kg de viande et 1,5 l de vin (un capitaine a droit à 6 rations, un lieutenant à 4 rations et un sergent à 2 rations). Une ration de fourrage (20 livres de foin et 1 boisseau d’avoine) est fournie à chaque cavalier et à chaque sergent de cavalerie (un capitaine en reçoit 6 et un lieutenant 4). Les officiers d’infanterie vont à cheval et un capitaine reçoit 4 rations de fourrage et un lieutenant 2. La ration de vivre et de fourrage est fournie pour la soupée (c’est-à-dire à l’arrivée à l’étape) et pour la disnée (c’est-à-dire pour la halte à la mi-journée suivante).

A l’étape, les habitants doivent fournir la couchée (c’est-à-dire le lit et la place au feu et à la chandelle). Les Procureurs de Pays leur accordent une indemnité (le fastigage, du terme provençal désignant des soins fastidieux) pour compenser l’incommodité soufferte mais considèrent que cette fourniture ne leur occasionne aucune dépense directe.

Demande d’exemption.

Les gros efforts demandés à la Communauté de Séderon pour loger les troupes de passage amenèrent en 1675 le Conseil Général à solliciter de Monseigneur de Lachau (le marquis de la Tour du Pin Montauban) une intervention auprès de messires les ministres du royaume pour que la route militaire par Séderon soit délaissée au profit de la route ancienne (route des Princes d’Orange par le Buis, Saint-Auban et Orpierre). En novembre 1677 le Conseil Général emprunte au Séderonnais Louis Bonnefoy, notaire royal, la somme de 550 livres pour grattifier ceux qui randront à la communauté ce bon office. L’affaire sera classée sans suite en 1679. Le Conseil Général se préoccupe alors de récupérer la somme empruntée mais ne baisse pas les bras pour autant. En novembre 1679 il décide d’envoyer à Lambesc à l’assemblée de la province un député pour tacher d’éviter la route de ce lieu de Séderon du passage des gens de guerre et notamment celle qui vient du Buis audit Séderon et de la à Orpierre qui ne prends qu’une couchée. Cette intervention n’aura pas plus de succès malgré qu’elle ne soit pas sans argument puisque la route militaire du Buis à Orpierre n’implique la Provence que par l’étape de Séderon. Parmi les arguments en faveur du maintien de la route par Séderon figurent certainement l’absence sur la route des Princes d’Orange d’un gros bourg pouvant servir d’étape entre le Buis et Orpierre et la présence à Séderon de marchands pouvant prendre en charge la fourniture de vivres aux troupes et d’auberges en nombre suffisant pouvant loger les officiers.

Les troupes de passage.

Entre 1678 et 1714, la Communauté de Séderon doit fournir une moyenne annuelle de :

  • 42 logements pendant la période de la Politique des Réunions (avec un pic à 111 en 1682),
  • 38 logements pendant la période de la guerre de la Ligue d’Augsbourg (avec un pic à 157 en 1692),
  • 46 logements pendant la période de la guerre de la Succession d’Espagne (avec un pic à 84 en 1710).

Les troupes qui font étape à Séderon sont généralement peu importantes. Les 300 logements enregistrés pour la Communauté de Séderon entre 1678 et 1685 sont à :

  • 74 % fournis à des recrues (groupes d’une dizaine de soldats nouvellement engagés encadrés par un sous-officier),
  • 12 % fournis à une compagnie (3 officiers, 2 sous-officiers et 45 hommes en moyenne),
  • 12 % fournis à un bataillon (de 2 à 8 compagnies),
  • 2 % fournis à un régiment (de 10 à 12 compagnies).

Ces 300 logements fournis se sont étalés sur toute l’année et les 2/3 de ces logements ont duré seulement une nuit (ce qui permet d’évaluer une fréquence théorique des logements d’environ 1 tous les 2 jours en 1692, alors que de grosses opérations militaires se déroulent dans la proche région de Séderon (prise, pillage et l’incendie d’Embrun, de Gap et de Tallard par les troupes du duc de Savoie).

Sur ces 300 logements, 68 % ont été fournis à des troupes se déplaçant dans les deux sens entre le Buis et Orpierre et 32 % à des troupes se déplaçant dans les deux sens entre la Provence et le Dauphiné.

Sur les 92 logements concernant des détachements de troupes importants (compagnie, bataillon ou régiment), 58 % ont été fournis à des détachements de cavalerie et 42 % à des détachements d’infanterie.

Avec une telle intensité des passages de troupes, des sépultures de soldats, arrivés sans doute malades ou blessés à l’étape de Séderon, sont enregistrées dans les registres paroissiaux :

  • en 1684, sépultures du bourguignon Antoine Licherdan, cavalier du régiment Fitz-James, âgé d’environ 45 ans, et du normand François Tanu dit Tournille, cavalier du régiment Royal Cravates, âgé d’environ 25 ans,
  • en 1705, sépultures du dénommé Castelnau, originaire du Languedoc, soldat du régiment de Flandres, et de Misac Peironnet, soldat des environs de Nîmes, âgé d’environ 20 ans.

Pendant ces passages de troupes, la vie continue. Ainsi entre avril 1682 et juin 1684, alors que le logement doit être fourni à de nombreuses troupes, le Conseil Général doit, en plus des affaires courantes, suivre les travaux d’adduction d’eau à la Petite Fontaine et apporter tous ses soins aux démarches devant la justice qui conduiront en juin 1684 au rachat du Défends de Saint-Baudille (que la Communauté fut obligée de vendre en 1640 pour payer ses dettes). Au cours de ces 14 mois, la Communauté voit en effet passer 4 compagnies de cavalerie (environ 140 hommes) en août 1683, 12 compagnies de cavalerie (environ 420 hommes) en septembre 1683, 16 compagnies d’infanterie (environ 720 hommes) en décembre 1683, 1 compagnie de cavalerie (environ 35 hommes) et 16 compagnies d’infanterie en deux fois (environ 360 hommes chaque fois) en janvier 1684, 6 compagnies de cavalerie (environ 210 hommes) en février 1684, 31 compagnies de cavalerie en 4 fois (environ 270 hommes chaque fois) et 16 compagnies d’infanterie (environ 720 hommes) en mars 1684.

Pendant les passages de troupes importants, le nombre de bouches à nourrir à Séderon peut augmenter de façon notable :

  • à l’époque des guerres menées par Louis XIV, le nombre de chefs de famille à Séderon est d’environ 130 (d’après le recensement effectué en 1698), soit une population d’environ 585 individus (en prenant la valeur moyenne de 4,5 individus par famille généralement admise à l’époque en Haute Provence),
  • le passage des trois détachements du régiment d’infanterie de Larray (16 compagnies) en septembre 1681, apporte un surplus de 240 individus pendant 3 nuitées consécutives,
  • le passage et la journée de repos des trois détachements du régiment d’infanterie de Famechon (17 compagnies) en avril 1682 apporte un surplus de 260 individus pendant 6 journées consécutives.

Accueil d’un camp militaire.

Le 27 juin 1693 le régiment de dragons de Senneterre (4 escadrons soit environ 600 cavaliers) vient camper à Séderon pour consommer le foin acheté par les fournisseurs de vivres de l’armée au sieur Reynaud dudit lieu de Séderon. La terre sur laquelle le régiment installe son campement se situe au Sud du quartier du Pré de la Cour, le long du valat des Biaux (elle sera dès lors couramment appelée terre du camp).

Ce camp fait partie d’un mouvement lent de troupes vers la vallée de Barcelonnette où le maréchal de Catinat rassemble ses forces pendant le printemps et l’été de 1693 en vue d’une attaque dans le Piémont contre les troupes du duc de Savoie qui menacent Pignerol et Casal, forteresses françaises en Piémont. Le Conseil Général a été prévenu à l’avance (le 4 juin alors que le régiment campe à Montbrun) et a eu le temps de s’organiser. À la demande du commissaire des guerres du régiment, il a chargé les consuls de préparer 40 charges de bois (bois à brûler et perches pour servir de piquets aux tentes pour les dragons et aux enclos pour les chevaux), de rassembler de la pailhe pour coucher les dragons et faire provision de viande (une paire de bœuf et quelques moutons). Mais surtout le Conseil Général a demandé aux autorités militaires de Provence une lettre de recommandation auprès du commandant du régiment pour éviter que les dragons fassent comme à Montbrun beaucoup de désordre aux habitants (en offrant un veau en cadeau pour appuyer cette demande). Le régiment de Senneterre lève le camp après trois jours et repart en direction d’Orpierre sans avoir causé de désordres à Séderon. Cependant il laisse sur place 4 dragons pour avoir soin des chevaux malades et ces soldats, mécontents de leurs conditions de logement, font quelques désordres aux poules et les habitants n’osent rien dire. La terre du camp est réutilisée par le régiment des dragons de Catinat (4 escadrons) qui vient y camper à l’improviste dans la nuit du 25 juillet 1693. Le 3 octobre les troupes du duc de Savoie et du roi de France se rejoignent à la Marsaille (entre Pignerol et Turin) et, au cours de la bataille qui a lieu le lendemain, les troupes du duc de Savoie subissent une lourde défaite (du côté des troupes françaises les 4 escadrons de Senneterre faisaient partie de l’aile droite de la première ligne de bataille, ceux de Catinat de l’aile gauche).

Organisation du logement.

Dès l’annonce de l’arrivée d’une troupe, les consuls doivent se précautionner pour la fourniture qui convient faire audit logement. Ils ne sont généralement prévenus que quelques jours à l’avance et sont souvent pris de cours.

Les habitants qui doivent assurer le logement sont désignés par les consuls et reçoivent de leur main un billet de logement. En principe, les officiers sont logés dans les auberges et les hommes du rang sont logés chez les habitants les plus aisés (en 1683, un riche Séderonnais doit accueillir chez lui pour la nuit 6 soldats d’un régiment d’infanterie).

Un document de 1692 permet peut-être d’évaluer la proportion d’habitants désignés pour loger. D’après ce document, les consuls ne peuvent trouver de logements pour les soldats que de cinquante a cinquante-cinq et s’ils n’en trouvent que de trente-six a quarante et onze, ces logements deviennent insupportables pour les habitants. En reprenant la valeur de 130 chefs de famille donnée en 1698 pour la population de Séderon, la proportion d’habitants désignés pour loger peut être évaluée à 40 % mais ne doit pas descendre en dessous de 28 % pour rester acceptable. Cette évaluation est confirmée par la valeur de soixante et tan de familles qui n’ont pas logé donnée dans une délibération de 1678.

Ce sont les habitants du village qui sont mis à contribution car à l’étape les hommes ne doivent pas être séparés de leurs officiers. Des habitants des écarts, qui sont ainsi exonérés du logement dans leur maison éloignée du village, se trouvent alors le droit de refuser de venir loger des soldats dans la maison qu’ils possèdent dans le village. Cet état de faits est à l’origine des troubles causés par 4 cavaliers qui, ne pouvant loger dans la maison du village d’un habitant des écarts, ravagèrent la grange d’un habitant et lui prirent six pièces de vollaye et quelques livres de fromage. En application des règlements, les consuls n’ont pas à fournir d’étape à un sous-officier conduisant moins de 6 soldats de recrue.

La distribution des billets de logement peut s’avérer être une opération périlleuse pour les consuls. En janvier 1701, au lendemain du passage d’un régiment d’infanterie, le chirurgien Étienne Jullien, premier consul en poste, est insulté par un des fils du maître tailleur d’habit Antoine Jullien au mitan de la rue après avoir frappé sa porte à coups de pied pour le faire sortir a cause qu’on avait fait un logement de soldat chez lui disant qu’il n’était pas obligé de loger des soldats et que sa qualité l’exemptait si bien que n’eut été que le fils dudit Jullien fut empéché par des personnes qui s’y rencontrèrent aurait mal traité de coups ledit consul le menaçant de le vouloir tuer. Dans les jours qui suivent, le fils d’Antoine Jullien maintient sa menace et le premier consul demande au Conseil Général de le soutenir en sa qualité de consul ou de le décharger de ladite charge pour ne courir risque de sa personne. En février 1710, le même Antoine Jullien est désigné par le second consul René Chastel pour loger 2 soldats mais aussitôt que ceux-ci furent chez lui et présentèrent leur billet de logement ses enfants outrés de collere sortirent et allèrent attaquer ledit Chastel dans sa boutique et l’insultèrent par mille duretés doutrage le menassant et lui disant qu’ils se moquent de lui et des administrateurs. Le second consul dresse alors un procès verbal (dans lequel il signale que s’il ne fust dans sa boutique l’auroient même battu) et demande au Conseil Général de le soutenir sans quoi il ne seroit faire la fonction de consul. A l’origine de ces deux incidents, le Conseil Général semble contester une exemption dont prétend bénéficier Antoine Jullien, peut-être au titre du clergé (Joseph, son fils aîné est prieur de Séderon de 1692 à 1704) ou peut-être au titre de la noblesse (en 1696, il a déposé des armoiries dans l’Armorial Général de France).

Fourniture des rations de pain et de vin.

La fabrication locale du pain, qui est essentiellement familiale, et la production locale de vin, qui est durablement marginale, ne sont pas suffisantes pour fournir les rations à des troupes importantes. Le Conseil Général doit alors faire appel à un estapier qui s’engage à fournir, à un prix convenu par contrat, du pain et du vin aux habitants qui doivent loger. L’estapier se charge d’approvisionner de la farine qu’il confie à un panetier (particulier séderonnais qui pétrit plus que sa consommation personnelle en pain) et va chercher du vin à l’extérieur. Le Conseil Général met le contrat d’estapier aux enchères pour bénéficier des conditions les plus avantageuses et s’engage à rembourser l’estapier 15 jours après le logement (entre 1678 et 1711 sont organisées 8 de ces mises aux enchères). Ainsi en 1679, le contrat précise qu’au cas que les denrées soient à plus grand prix ou moindre le prix du pain et du vin sera réglé selon que le bled et le vin vaudront. L’estapier est généralement un négociant séderonnais qui peut mettre à profit son expérience commerciale pour rentabiliser l’argent qu’il investit dans ce service rendu aux habitants.

Les consuls, en temps normal ont en charge le bon fonctionnement du four banal (four à cuire le pain d’usage collectif mis à la disposition des habitants par le seigneur moyennant une redevance féodale). Pendant les passages de troupes, ils devaient s’assurer que l’augmentation de la demande en pain n’influe pas sur la qualité de la prestation que doivent aux habitants les deux fourniers à qui chaque année ils confient par contrat le chauffage du four et la cuisson des pains des habitants.

Fourniture des rations de viande.

Pour la consommation des soldats qu’ils logent, les habitants s’approvisionnent en viande auprès du boucher de Séderon (négociant séderonnais à qui, aux termes du bail de la boucherie, le Conseil Général a accordé le monopole de la vente de la viande). Cependant pour que le boucher puisse faire face à l’augmentation de la demande pendant les passages de troupes, le Conseil Général est amené à prendre à ces occasions des dispositions complémentaires :

  • le boucher doit tenir un rolle de la débite sur lequel il enregistre les rations fournies pour la consommation des soldats (la tenue de ce document par le boucher n’est pas toujours très rigoureuse et dès le début de l’année 1682, la Communauté décide d’établir un homme pour écrire à la boucherie lors du logement des gens de guerre pour faire le rolle de la distribution même d’écrire sur les billets des habitants la chair qui prendront à ces fins),
  • après avoir vérifié la conformité du rolle de la debite avec les billets de logement des habitants, les consuls payent au boucher les rations de viande fournies au tarif fixé dans le bail,
  • dans le cas du logement important, les consuls avancent au boucher l’argent nécessaire à l’achat des bêtes à abattre, mais cette avance d’argent met souvent la Communauté dans l’obligation d’emprunter (au début de l’année 1679, la Communauté se trouve devoir la somme de 518 livres pour l’achat de bétail en vue de la fourniture de rations de viande aux troupes de passage),
  • le nombre de bêtes à abattre est difficile à prévoir car l’arrivée des troupes n’est souvent connue que quelques jours à l’avance et le Conseil Général s’engage à indemniser le boucher pour la viande qui lui reste après le départ des troupes et qui n’a pas été revendue aux habitants,
  • en période de Carême, alors que traditionnellement la viande ne peut être vendue au tarif fixé qu’aux malades, les consuls autorisent sa vente aux soldats à ce tarif (en mars 1685, les consuls doivent eux-mêmes mener la débite aux habitants des quartiers derniers d’un bœuf acheté par le Conseil Général pour nourrir une troupe de passage car le boucher ne peut vendre ce surplus de viande étant en période de caresme).

Fourniture des bêtes de somme.

En application d’une déclaration royale, l’étape de Séderon doit aussi être le lieu où sont renouvelées les bêtes de somme qui accompagnent les troupes pour effectuer la voiture de leurs bagages. Les officiers qui commandent ces troupes doivent indemniser les propriétaires des bêtes dont ils ont besoin (20 sols par bête de somme pour un transport d’une étape à l’autre).

Cette tâche incombe également aux consuls mais ceux-ci sont souvent en payne de fournir du betail pour porter dardes (des hardes) et des soldats malades car les propriétaires rechignent à soumettre leurs bêtes à cette charge de travail supplémentaire. En 1684, un compte rendu de réunion du Conseil Général mentionne que les propriétaires de bêtes de somme les dissimulent et les font sortir du village chaque fois que les logements viennent. Les consuls, qui ont obligation de fournir aux officiers des troupes qui logent l’état des bêtes de somme disponibles, font leur possible d’en accorder le moins que se pourra, mais ils semblent qu’ils doivent mettre aussi la main à la poche pour convaincre les propriétaires de bêtes de somme. Dans les comptes de la Communauté pour l’année 1693 apparaissent des dépenses de 36 sols pour six journées de cavale menée en voiture, de 5 sols pour porter un soldat malade, 12 sols pour un voyage au Buis d’une jument portant dardes ou de 2 livres 10 sols pour voiture de trois mulets jusqu’à Orpierre pour porter dardes. En 1683, les consuls doivent même accorder une indemnité de 6 livres à un Séderonnais dont le mulet s’est blessé en portant dardes.

La question de l’indemnisation du maréchal-ferrant séderonnais Louis Bonnefoy pour sa jument, tombée malade à Saint-Vincent après avoir été employée en 1691 à la voiture jusqu’à Sisteron des bagages d’un régiment d’infanterie, restera posée jusqu’en 1703 (la jument sera soignée pendant quinze jours dans une auberge de Saint-Vincent mais mourra à son retour à Séderon). Cette question trouvera une réponse dans un règlement amiable, après un début de procès, d’abord à Sisteron puis à Aix.

Demande de remboursement.

Après le logement d’une troupe de passage les consuls ont un travail de comptabilité important à faire. Il leur faut :

  • rassembler les pièces justificatives (ordre de route de la troupe, accord avec son commandant sur l’effectif),
  • faire l’inventaire des billets de logement distribués et le comparer avec l’effectif (compte d’égalisation),
  • établir le bilan du logement pour demander son remboursement par le Pays (compte de liquidation).

Pour effectuer ces tâches, les consuls font appel à des auditeurs des comptes pour l’établissement du compte d’égalisation et à un député pour aller à Aix faire valider par les Procureurs de Pays le compte de liquidation et ramener le remboursement.

Le remboursement est effectué sur ordre des Procureurs de Pays. Il ne se fait généralement pas en argent mais sous la forme d’un ordre de paiement (une rescription) que le Séderonnais député à Aix doit présenter à son retour au receveur de la viguerie de Sisteron pour être converti en une réduction d’impôt (rescription compensable aux quartiers des deniers du Pays).

La majorité des détachements de troupe qui font étape à Séderon sont des recrues ne possédant pas d’ordre de route et pouvant arriver à l’improviste. Les consuls doivent alors parer au plus pressé et consigner la date d’arrivée et de départ de la recrue et son effectif et faire assurer par l’officier ou le sous-officier encadrant la recrue que l’étape a bien été fournie. Sans doute pour que ces recrues ne se trouvent obligées de rester plus longtemps à Séderon, les consuls font accompagner leur départ par des guides locaux qu’elle indemnise (les comptes de la Communauté pour l’année 1693 font apparaître en dépenses des mandats de 4 ou 5 sols à des particuliers qui ont guidé une recrue.

Les modalités de remboursement mettent parfois le Conseil Général face à de sérieuses difficultés financières qui l’obligent à emprunter localement (en février 1687 les annuités de ces emprunts se montent à 215 livres) ou plus exceptionnellement à solliciter l’aide des Procureurs de Pays. Cette aide peut se présenter sous la forme d’une avance sur les remboursements (en 1682, pour couvrir l’emprunt fait au passage du régiment de Famechon, les Procureurs de Pays avancent 400 puis 800 livres) ou sous la forme plus directe de cet ordre aux Communautés des Omergues, Eygalayes et Barret-de-Lioure de fournir au passage à Séderon en 1703 de deux détachements d’infanterie (les Omergues cinq bêtes grasses, Eygalayes la même quantité et Barret deux).

Le droit de s’imposer elle-même donne à la Communauté la possibilité d’améliorer les modalités de remboursement aux habitants des frais de logement des troupes de passage dont se plaignent de façon récurrente ces habitants (retard et niveau de ces remboursements). Le Conseil Général peut ainsi prévoir un poste de dépense pour un remboursement anticipé ou pour un remboursement à un taux supérieur au taux fixé par le Pays. Le remboursement anticipé (indemnisation des habitants dès la clôture du compte d’égalisation) fut apparemment immédiatement adopté et jamais remis en cause. Par contre le remboursement à un taux plus élevé fut, dès sa proposition en 1678, contesté par les gros propriétaires qui – ayant les cottes cadastrales les plus élevées – auront le plus à compenser l’augmentation du taux de remboursement et aussi par les habitants n’ayant pas logé qui verront leur cotte cadastrale augmenter. Les gros propriétaires sont ceux qui par ailleurs sont le plus mis à contribution pour loger les troupes de passage et leur contestation ira jusqu’à une action en justice devant la Cour des Comptes de Provence qui durera environ 7 ans. L’affaire se terminera en effet en septembre 1685 par un compromis dans lequel le Conseil Général et les opposants s’accordent sur un taux de 15 sols par place de fantassin et 36 sols par place de cavalier (21 sols pour la bouche du cavalier et 15 sols pour la bouche du cheval) et sur la décision de faire lesdits logements à tour de rolle tant les officiers que soldats. Ce taux sera celui utilisé dans les comptes d’égalisation jusqu’à la fin des guerres de Louis XIV dans le Sud-Est de la France.


En 1686 le taux fixé par le Pays est de 10 sols pour un fantassin, 10 sols pour un cavalier et 15 sols pour un cheval.

Gestion des incidents.

Les incidents sont fréquents. En 1691, plusieurs habitants menassent d’abandonner leur maison sur l’apréhention qu’ils ont destre toujours matraités des gens de guere et destre rançonnés.

Le plus grave de ces incidents a lieu en 1683 lors du passage à Séderon des six compagnies d’infanterie du régiment de Vendôme se rendant à Pignerol.

Le détachement d’infanterie (6 capitaines, 6 lieutenants, 12 sergents et 300 soldats) arrive à Séderon le 23 mars pour y passer la nuit. Le Conseil Général a été normalement prévenu par un ordre du roi et des rations de vivre ont été préparées. Mais, sans doute devant le refus des habitants de leur fournir des vivres par excès, quelques soldats font alors beaucoup d’insollance. Ils rançonnent une trentaine d’habitants pour des sommes allant d’une demi-livre à six livres. Certains de ces habitants sont en plus maltraités (avec parfois un de leurs parents), d’autres sont volés (des serviettes, un tablier de mousseline fine, un linceul, une paire de gants, des langes, une bague au doigt d’une femme). Quelques-uns subissent des violences plus graves :

  • un habitant est jeté dehors sa maison avec des coups, sa femme est battue, son petit qui est dans son berceau est jeté au milieu de la rue,
  •  un habitant est jeté dehors sa maison avec un petit de deux ans dans le berceau et de suite fouillé sa maison,
  • un habitant est battu et poursuivi dans la rue à coups de plat d’épée, il a les cheveux arrachés et doit abandonner sa maison,
  •  un habitant est battu à coups de bouche de mousquet,
  •  un habitant, battu et mis en sang au visage, est obligé de se mettre au lit où il est fort malade par moyen desdits coups,
  • un habitant est maltraité sur sa personne par six soldats qui ont logé dans sa maison  ; ces derniers battent sa mère, tente de forcer sa femme, fouillent toute sa maison et même les coffres après l’avoir sorti de sa maison  ; ces violences se sont passées sous les yeux du capitaine commandant le détachement mais quand la victime veut se plaindre à ce dernier, celui-ci lui dit qu’il souhaitait qu’on l’eu même grillé.

Le lendemain les consuls se plaignent de ces méfaits au capitaine commandant le détachement mais celui-ci ne fait aucune demande pour rendre les rançons (d’un montant total de 36 livres) sous le prétexte qu’on le devoit avertir dès le soir. Le capitaine, non comptant de n’avoir fait observer la discipline aux soldats, contraint même les consuls a lui fournir gratuitement des bêtes de somme pour porter jusqu’à Orpierre les équipages des officiers (12 chevaux ou mulets) et des soldats (22 bourriques). Les consuls font alors établir un procès verbal qu’ils transmettent aux autorités de Provence.

La plainte des consuls n’est pas restée sans suite. En octobre 1684, ils reçoivent une lettre de l’Intendant qui leur accorde un règlement de la manière que les troupes doivent se comporter en logeant en ce lieu, à afficher à la place publique (l’actuelle place de la fontaine), et leur demande de lui signaler toutes infractions à ce règlement.

Postface.

Les passages de troupes sous le règne de Louis XIV laissent la Communauté de Séderon dans un état de fort endettement et, comme la plupart des Communautés du royaume, elle est touchée par la vaste opération de résorption des dettes lancée en 1715 par le pouvoir royal pour assurer la régularité des rentrées fiscales.

Le 16 février 1715, les dettes de la Communauté, répertoriées et vérifiées par l’Intendant, sont validées par le roi, dans l’Arrest du Conseil d’Estat du Roy pour la vérification des dettes de la Communauté de Séderon, viguerie de Sisteron, à la suite duquel la Communauté se retrouvera sous la tutelle de l’Intendant jusqu’à la Révolution.

La Communauté de Séderon n’a pas été seulement touchée par les nombreux passages de troupes sur son territoire. Plusieurs fois elle est plus directement impliquée dans les conflits.

Pendant la guerre de la Ligue d’Augsbourg, les opérations militaires qui se déroulent au voisinage de son territoire ont bien entendu des répercussions à l’intérieur de la Communauté :

  •  le 10 août 1792 (alors que les troupes du duc de Savoie ont mis le siège devant Embrun le 4 août), les consuls, sur ordre du gouverneur de la citadelle de Sisteron, dressent l’état des habitants qui seront propres à porter les armes et demandent à ces derniers, pour témoigner le zèle qu’ils ont pour le service du roi de se soumettre de partir au premier ordre qui leur sera donné,
  • le 28 septembre 1692 (bien que le gros des troupes du duc de Savoie soit repassé en Piémont), les consuls, sur ordre des autorités militaires de Provence, mobilisent une partie des habitants pour garder les passages sur l’apréhension que quelques détachements ennemis ne viennent ravager,
  • le 7 décembre 1698, les consuls doivent afficher sur la place publique une déclaration du roi portant défense aux nouveaux convertis depuis l’année 1685 de tenir dans leur maison ni autres endroits de fusils, pistoles, ni épées poudre ni plomb pendant deux années et de les remettre incessamment aux magistrats du lieu sous peine d’être arrettés et traduits aux galères sans forme de procès (des protestants prirent part à la guerre de la Ligue d’Augsbourg dans les armées du duc de Savoie).

Pendant la guerre de Succession d’Espagne, la Communauté de Séderon, bien qu’éloignée du théâtre des opérations (invasion en 1707 de la Provence méridionale et siège de Toulon) est mise en alerte :

  •  le 26 décembre 1702, l’Intendant demande que l’interdiction de détention d’armes par les protestants soit de nouveau affichée afin que nul n’en préthende cause d’ignorance (les troupes du duc de Savoie menacent alors d’envahir la Provence méridionale),
  •  le 10 juillet 1707 (alors que les troupes du duc de Savoie sont arrivées la veille sur les bords du Var) les consuls rassemblent les habitants de Séderon sur la place publique pour leur lire une lettre des autorités militaires de Provence ordonnant à tous les habitants de se mettre sous les armes, de former des compagnies et de se tenir prêt à recevoir les ordres qui pourront leur être donnés pour la défense du passage de Séderon.

Les passages de troupes sont très certainement restés comme un mauvais souvenir dans la mémoire des générations suivantes de Séderonnais. Mais pourquoi ne pas imaginer que ce mauvais souvenir a fini par s’estomper pour ne laisser que l’habitude d’utiliser l’expression :

j’ai un jeu à coucher dehors avec un billet de logement

qu’ont gardé les joueurs de cartes actuels pour se plaindre de la pauvreté de leur main.

Pierre MATHONNET