Vous avez tous entendu parler de la chapelle de Saint Jean qui se trouve sur le territoire de Banon [1], sur un collet que, pour cela, nous appelons la tête de Saint Jean. Vous savez aussi qu’on y va en pèlerinage le 24 juin ; mais ce que vous ne savez peut-être pas, c’est que cette chapelle on n’a jamais pu la tenir fermée. On a beau y mettre une serrure à double tour, avec une clé… [2], elle est toujours ouverte.
Voici pourquoi : c’est à cause de ce qui s’y est passé, d’un événement qu’on m’a raconté et que je vais vous servir exactement comme on me l’a servi.
Une vieille femme d’Izon, qui s’habillait encore à l’ancienne — souliers plats, cotillon court, grand fichu enveloppant les épaules qu’elle accrochait devant avec une grosse épingle jaune [3], chapeau en laine d’agneau [4] — avait attaché sa chèvre à un des églantiers proche de la chapelle de Saint-Jean, pendant qu’elle ramassait un fagot de bois pour faire sa soupe le soir.
Dès qu’elle se fut un peu éloigné, sortit un gros loup qui s’élança droit sur la chèvre. Quand la pauvre chevrette vit cet énorme loup, elle eut une peur terrible et tira tellement sur sa corde que le piquet s’arracha, et la voilà qui décampe dans le travers de la colline avec le loup aux trousses.
Elle alla justement passer devant la chapelle de Saint Jean et, voyant la porte ouverte, elle se fourra dedans. Mais le loup qui la serrait de près la suivit à l’intérieur ; et les voilà courant en tous sens dans la chapelle, tellement qu’ils n’en trouvent plus la sortie.
La chèvre passe derrière l’autel, en fait le tour, redescend ; le loup y passe aussi, et tous les deux à fond de train reviennent vers la porte.
Mais au passage la corde rabat la porte. Le loup est enfermé dedans, et se met à hurler à en faire éclater les murs. « Oh tu peux rouspéter, maître loup ! », la chèvre tirait tant qu’elle pouvait et le piquet, qui s’était accroché à l’intérieur, ne risquait pas de s’arracher.
Quand finalement la vieille femme eut fini son fagot de bois, elle vint voir si la chèvre avait bien mangé.
Mais elle fut bien étonnée quand elle ne la vit plus là où elle l’avait attachée. Soudain elle l’entendit bêler derrière la chapelle de Saint Jean.
« Té ! ma belle ! té ». Appelle que tu appelleras, la chèvre ne venait pas.
Elle monta alors pour voir ce qui l’en empêchait, et la vit qui tirait tant qu’elle pouvait sans arriver à se détacher. Alors, sans plus de détour, la vieille pousse la porte : le loup, qui espérait ça depuis longtemps, se lance en avant, passe entre les jambes de la vieille et l’emporte à travers bois, pierriers et rochers.
Cette pauvre malheureuse, peuchère, en se voyant subitement emportée sans avoir le temps de faire « ouf », à califourchon devant derrière sur cet énorme loup, se crut perdue sans aucun secours possible.
Quand tout à coup elle pense à son épingle jaune. Elle la détache de son fichu et, visant le trou du… postérieur du loup, la planta tellement fort que l’épingle y resta. Le coup fut si efficace que le loup frémit et s’aplatit, laissant notre vieille droite sur ses jambes, sans le moindre mal… Je vous laisse penser si elle fut contente.
Mais il n’empêche que, s’il s’était agi d’une femme jeune, ou d’une fille, n’utilisant plus d’épingle jaune, peut-être serait-elle encore en train de chevaucher le loup.
La chapelle de Saint-Jean
Traduction Suzanne Jouve-Pellegrino et André Poggio