Bandeau
L’Essaillon
« Entre la Tourre et lou Crapoun,
I a moun païs, qu’ei Sederoun »
Alfred Bonnefoy-Debaïs

Etudier, préserver et faire connaître le Patrimoine Historique, Naturel et Culturel de Séderon et de sa Région

Lou Trepoun 14
Les glorieux enfants
Guy BERNARD
Article mis en ligne le 21 septembre 2013
dernière modification le 13 décembre 2014

par BERNARD Guy

Trouver une place de stationnement à l’ombre des platanes de la Place de l’Eglise en ce mois d’Août 1992 relève de la gageure. C’est pourtant la bonne fortune qui vient de m’échoir aussi je m’empresse de reculer devant la cabine téléphonique face au monument aux Morts. Le temps d’établir un petit courant d’air propice avec les glaces latérales de la voiture – me voici en mesure d’attendre confortablement le retour de mon épouse partie faire des courses dans le village.

Autour de moi c’est un ballet incessant de voitures immatriculées dans tous les coins de France ou à l’étranger – qui arrivent, tentent de se garer ou repartent. Tout ce monde se croise, s’agite, s’exprime dans diverses langues ou avec tous les accents de l’hexagone. Une véritable Tour de Babel ; nos grand-mères n’en auraient pas cru leurs yeux.

Mon attention vient d’être attirée par un jeune couple de touristes – la tenue vestimentaire l’atteste – se dirigeant sans doute vers sa voiture. Mais non, c’est vers le monument qu’ils vont d’un air décidé. Peut être ont-ils l’intention de déchiffrer les noms gravés dans la pierre ou examiner les plaques commémoratives des tragiques événements de 1944.

Je les regarde gravir les quelques marches qui conduisent à la stèle et sans que la température extérieure y soit pour quelque chose cela me fait chaud au coeur. Brusquement ils font volte face, s’assoient sur la plus haute marche, sortent d’un sac en papier croissants et pains au chocolat qu’ils dévorent à belles dents avec une satisfaction visible, Puis roulant l’emballage entre les paumes de ses mains l’homme le jette négligemment par dessus son épaule au pied du monument.

A ce moment là, je ne sais pourquoi, un goût amer vient de m’envahir la bouche.

En essayant de chasser cette impression désagréable je me sens irrésistiblement emporté dans le tourbillon de mes souvenirs d’enfance.


L’agitation a fait place à un décor plus austère de la seconde moitié des années 1930 un matin du 11 Novembre - jour de la fête de la victoire de 1918 - en fin de matinée devant ce même monument qui depuis a été légèrement déplacé lors du transfert de l’ancien cimetière

Il est tout guilleret notre monument. La grille qui alors l’entourait a été repeinte en noir et argent. Les abords de la stèle sont désherbés et ratissés, enfin de chaque côté trois petits drapeaux son placés en éventail.

Le décor est planté, reste à disposer les acteurs :

Au pied des marches le porte-drapeau des Anciens combattants, tout de sombre vêtu, ceint d’un large baudrier qui supporte la hampe d’un drapeau tricolore portant des inscriptions en lettres dorées.

De part et d’autre, impeccablement alignés sous la conduite de leurs Maîtres, les enfants des Ecoles, puis derrière eux les personnalités : le Président des Anciens Combattants, le Conseiller d’Arrondissement, le Conseiller Général, le Maire et son Conseil, le Curé, les Gendarmes et tout ce que la commune peut compter de fonctionnaires de l’Etat ou Municipaux sans oublier le Père DEMUS, pimpant en ce jour de fête, tambour en place.

Enfin pour terminer, face au monument, de l’autre côté de la rue la foule silencieuse et recueillie attend le début de la cérémonie.

Voilà qu’on s’agite du côté des officiels. Sur un signe du Maire un long roulement de tambour retentit pendant que l’on se fige, le couvre chef à la main en signe de respect.

Le programme des réjouissances prévoit :

  • Les discours officiels
  • L’Appel des morts
  • La minute de silence

Le premier orateur s’apprête à gravir les marches du monument, cherchant dans sa poche ses lunettes et quelques feuillets soigneusement pliés qu’il va lire avec une voix contenue par l’émotion.

Chacun sait que les choses les plus longues au monde sont les discours et les heures d’horloge bretonne – si ces dernières n’ont rien à faire dans cette galère – par contre écouter trois ou quatre discours sans coup férir est presque inhumain pour des galopins de 8 à 11 ans. Le supplice commence tout de même et l’on peut entendre des voix pathétiques prononcer des termes bizarres du genre :

« ESPRIT DE SACRIFICE »

« SENS DU DEVOIR »

« SACRIFICE SUPREME »

« RECONNAISSANCE DE LA NATION »

« MORTS POUR UNE JUSTE CAUSE »

J’en passe et des meilleures, mais nous les gosses sommes totalement imperméables à ce « charabia » !!

Quelqu’un qui paraît bien renseigné cite ce mot de CLEMENCEAU surnommé « LE PERE LA VICTOIRE » :

ILS ONT DES DROITS SUR NOUS

Sans doute veut-il parler de tous ceux qui ont fait la grande guerre et en particulier des malheureux que nous honorons aujourd’hui, qui plus jamais n’auront l’occasion de se battre.

Bien des années plus tard – par médias interposés – un certain COLUCHE exprimera son « ras le bol » sur le mythe des Anciens Combattants – mais cela est une autre histoire…

Sous le ciel maussade de Novembre avec en prime un petit « rispet » pas très chaud qui vient tout droit de l’Essaillon, les minutes s’écoulent bien lentement au son des voix solennelles, chevrotantes ou émouvantes.

Que faire, immobiles dans cette atmosphère de recueillement ? Il n’est même pas possible de balancer un coup de pied en traître dans les jambes du voisin ou tirer subrepticement les cheveux d’une fille – histoire de l’entendre crier – sans qu’un haussement de sourcils du Maître, appuyé d’un regard courroucé, ne calme instantanément les velléités du trublion, l’obligeant à rentrer dans le rang. Pour passer le temps il ne reste plus que la lecture des inscriptions figurant sur la stèle – à cette distance je peux lire :

1914 – 1918

SEDERON A SES GLORIEUX ENFANTS

MORTS POUR LA FRANCE

« Elle est bien bonne celle là des enfants morts pour la France,

« même s’ils sont glorieux voilà qui n’est pas banal ?

« moi qui croyais que seuls les grands allaient à la guerre ?

« Envoyer des enfants à la guerre ce n’est pas étonnant qu’ils

« aient été tués – encore heureux qu’à cette époque-là nous n’étions

« pas nés sinon…

« Il y a quelque chose qui m’échappe dans tout cela ce qu’ils peuvent être compliqués les adultes !

« Certains comme l’oncle Alphonse – le frère de ma mère- ne sont pas revenus. Il a été enseveli à jamais avec tous ses camarades de tranchée par un obus allemand de gros calibre. D’autres comme mon père sont revenus après 4 années passées dans « les tranchées ». Comment se fait-il que les uns soient de « GLORIEUX ENFANTS » et pas les autres ? « Pourtant j’ai vu une photo de l’oncle Alphonse il n’avait pas l’air du tout d’un enfant avec sa grosse moustache. Il faudra que l’on parle de tout cela avec les copains pendant une récréation. »

Pendant que je soliloquais les discours se sont achevés et c’est nous, les écoliers, qui devons intervenir maintenant.

Le Maire vient de pénétrer dans l’enceinte du monument. Il se place sur le côté et la tête relevée s’apprête à lire un à un les noms gravés dans la pierre. D’un air grave et solennel, un léger trémolo dans la voix, avec une lenteur calculée, il commence l’appel des morts :

Chaque fois qu’un nom est prononcé, nous les gosses, suivant les consignes de nos Maîtres, lançons plus ou moins à l’unisson – moins que plus d’ailleurs – un vibrant :

MORT POUR LA FRANCE

La liste des noms s’égrène lentement et comme une litanie nous reprenons :

MORT POUR LA FRANCE

MORT POUR LA FRANCE

.................................................

Lorsqu’est prononcé le nom de : JULLIEN Alphonse – l’oncle – je sais que ma mère là-bas dans l’assistance, essuie furtivement une grosse larme qui roule sur sa joue. Moi, je sens un picotement le long de la colonne vertébrale, pendant qu’une vague de fierté me submerge, je lance le plus vibrant des :

MORT POUR LA FRANCE

Bien sûr, le privilège d’avoir un « GLORIEUX ENFANT » inscrit dans la pierre du monument ne nous est pas exclusivement réservé, il y en a beaucoup d’autres et de nombreux camarades ont aussi leurs « GLORIEUX ENFANTS ».

Le dernier nom vient d’être appelé. Alors se tournant vers l’assistance le Maire réclame une minute de silence, symbole de la reconnaissance. Un court roulement de tambour, le drapeau s’incline, tout le monde se fige dans une immobilité de statue et un silence religieux.

« Ce qu’elle peut être longue cette minute ! C’est sûr ils doivent utiliser une montre Bretonne… »

Enfin le bref roulement de tambour nous libère et un geste du Maître nous rend à nos jeux et à notre insouciance « D’ENFANTS TOUT COURT ».

La cérémonie était longue mais combien belle dans sa simplicité et sa spontanéité. Si par extraordinaire sa pratique devait un jour être frappée d’obsolescence, SEDERON frustrerait cruellement ses « GLORIEUX ENFANTS » en les privant des honneurs qui malgré le temps leur sont toujours dus.

Alors, redoutant cette éventualité, je caresse l’espoir un peu fou que l’un d’eux – pourquoi pas l’oncle Alphonse – soit le soldat inconnu qui repose sous la dalle sacrée de l’Arc de triomphe à Paris.

Il serait ainsi honoré en permanence par tous ceux, officiels et touristes, qui viennent voir briller cette petite flamme chargée de tant de symboles – et à travers lui tous les « GLORIEUX ENFANTS » de France morts pour… je ne sais plus très bien pour qui et pour quoi.

Le retour de mon épouse me rappelle à la réalité de 1992 et je quitte à regret des souvenirs de plus de 55 ans et une place de stationnement presque climatisée déjà convoitée par un touriste qui, par un large sourire, affiche sa satisfaction.

Guy BERNARD