A l’époque du brave curé CHALON, dont j’ai déjà évoqué la mémoire, un cousin de ce dernier vint vivre chez son parent pendant une assez longue période. C’était un jeune prêtre sans doute récemment sorti du séminaire, qui contribua facilement à l’animation des après-midi du Patronage, se mêlant volontiers à nos jeux comme une sorte de grand frère. On l’appelait "l’abbé". Délaissant les parties de croquet dans lesquelles excellait René MICHEL, et où je ne brillais guère dans le maniement du maillet, notre jeune instructeur nous proposait souvent des sorties que nous appelions "excursions". C’était parfois la banale promenade à la "colline de sable", petite éminence marneuse située non loin du chemin menant à Fontcolombe et propice à toutes sortes de jeux (elle a peut-être disparu aujourd’hui). D’autres fois, il s’agissait d’aventures plus toniques.
Un jour, l’abbé nous décida à partir à la conquête du sommet de La Taillade qui fait face à Séderon et plus particulièrement du cône rocheux qui constitue l’extrémité gauche de la montagne lorsqu’on la regarde depuis le village. Après un moment de marche d’approche nous voici au pied de la hauteur, suivant notre guide qui semblait battre des ailes au milieu des pans de sa grande cape qu’un vent tourbillonnant soulevait. Escalader le couloir pierreux d’éboulis qui menait à la base du rocher n’était pas chose facile dans les rafales, mais la vue de la falaise, objet de notre course, ranimait notre courage. En même temps, le ciel se couvrait. De gros nuages noirs étaient apparus, inquiétants. Arrivés à peu près à mi-hauteur du passage longeant le pied de la muraille rocheuse nous avons entendu au loin des grondements de tonnerre tandis que le ciel s’assombrissait. Ces signes précurseurs de l’orage étaient confirmés par le renforcement des coups de vent. Nous étions loin du village et il n’était pas question, de redescendre, de courir et de rentrer en toute hâte au patronage. L’angoisse nous saisissait. Notre jeune abbé ne se démonta pas pour autant et, à posteriori, je rend hommage à son sens des responsabilités en même qu’à son esprit d’initiative. Sans s’émouvoir outre mesure du tintamarre de l’orage qui approchait, il avisa sur le roc une longue et large faille béante formant une anfractuosité, un abri, presque entièrement couvert, à l’exception d’une large fente irrégulière. Notre petit groupe, rassuré, s’introduisit en hâte dans cet asile bienvenu car de grosses gouttes projetées avec force par le vent commençaient à frapper nos visages. L’abbé, sans doute inspiré par St Martin (qui, lui, n’avait cédé que la moitié de son manteau), dégrafa sa longue cape et la disposa en l’étalant sur la fissure du rocher par où passait la pluie. L’eau frappait et ruisselait sur l’étoffe épaisse qui s’incurvait sous le poids ; nous étions, malgré tout, quelque peu éclaboussés çà et là. Notre position était néanmoins relativement confortable dans ce refuge improvisé.
Finalement, la première angoisse passée nous étions heureux de cette situation inédite de troglodytes involontaires. L’expression "rire sous cape" reprenait ici son sens littéral... L’averse, fort heureusement fut de courte durée et, le ciel s’étant dégagé, notre groupe rentra tranquillement au Patronage. Nous n’étions pas très nombreux ce jour-là, sans doute quatre ou cinq, je ne sais plus, sinon l’abri eût été insuffisant. C’est sans doute la faiblesse de l’effectif qui avait décidé notre guide à entreprendre cette excursion mémorable, digne, toutes proportions gardées, du roman bien postérieur de R. FRISON-ROCHE « Premier de cordée ».
Le principe de telles sorties fut ainsi acquis.
Au cours d’un autre après-midi, sans doute pendant des vacances d’été – on verra plus loin qu’il ne s’agissait pas d’un jeudi, jour de congé scolaire de l’époque – notre intrépide abbé nous conduisit à Bergiès dont la cime rocheuse domine le Crapon.
La montée par les "tirasses" de la Combe d’Embrunet était longue et pénible ; le passage entre les deux montagnes semblait proche mais reculait sans cesse à mesure que nous avancions. Notre groupe, peut-être composé uniquement de volontaires (les autres pouvant être restés dans les locaux du patronage) parvint au pied d’un éperon rocheux au niveau du sommet du Crapon et s’arrêta pour souffler un peu et contempler la perspective du bassin de la Méouge. De cette position élevée on pouvait découvrir un vaste horizon. Nous avions quitté le patronage sous un beau soleil, mais, comme il arrive fréquemment au cours des après-midi dans nos montagnes de Haute Provence, de gros nuages bourgeonnants s’amoncelaient au-dessus des sommets lointains au-delà de la montagne de Palle ; la venue d’un orage était probable.
Le souvenir de l’aventure de la Taillade était présent dans tous les esprits. Cette fois ci, l’abbé, jugeant qu’il était risqué de continuer l’excursion à l’altitude où nous nous trouvions, décida de trouver refuge au quartier de Bail dont nous apercevions les quelques fermes. Nous avons alors dévalé les pentes à grandes enjambées par dessus les genêts et les pierrailles pour arriver, hors d’haleine, à la ferme Gauthier. Toute la famille nous accueillit avec joie, en particulier le fils Albert notre camarade de classe (qui fut plus tard abattu sauvagement à Barret-de-Lioure par les soudards des détachements de répression allemands rentrant, ivres de sang, à leurs bases d’occupation en Vaucluse après avoir massacré 35 maquisards à Izon-la-Bruisse et occupé tragiquement Séderon, le 22 février 1944).
Conformément à la tradition d’hospitalité très vivante au cours des années 30 dans les campagnes, madame Gauthier, chaleureusement approuvée par son mari, et, en dépit des tentatives de résistance souriante de notre abbé, proposa le goûter à notre petit groupe et nous installa à la grande table de la cuisine avec ses propres enfants. Elle distribua tranches de pain et rondelles de saucisson "maison" en abondance. Chacun se restaurait avec entrain tout en devisant très librement sans se soucier davantage de l’orage qui, de ce fait, passa inaperçu tant la cordialité de l’accueil le faisait oublier.
Tout à coup la maîtresse de maison se frappa brusquement le front en s’adressant à l’abbé
« Ah mon Dieu ! Excusez-moi monsieur le Curé ! j’ai oublié qu’on était vendredi ! »
En ce temps-là la prescription religieuse interdisant la consommation de viande le vendredi était très respectée. Alors, pensez donc, offrir de la charcuterie, même familiale, à un prêtre et à son groupe de catéchèse ! Notre hôtesse et son mari étaient plus que désolés ! Mais notre jeune curé les rassura bien vite. L’erreur était involontaire et largement effacée par la vertu que constituait la générosité de l’accueil. Il n’y eut donc pas d’« orage » dans les consciences. Quant à l’orage atmosphérique, il fut sans doute de faible importance. Aucun souvenir ne m’est resté de son déroulement objectif. Nous sommes rentrés au patronage sans encombre par des chemins à peine mouillés.
Les grondements de l’orage sont donc bien présents dans mon décor Séderonnais. Parfois très bruyants et redoutés, rarement malfaisants et dévastateurs, ils étaient souvent bienvenus car porteurs d’une eau bienfaitrice.
La Ciotat,
le 5 avril 1999