Son nom patronymique était MARCEL et son prénom Bernard, mais rares sont les Séderonnais qui aujourd’hui pourraient dire de qui il s’agissait ; par contre si vous parlez du LILET certains se souviennent encore du meunier de Saint Pierre, quartier situé aux confins de Séderon, Vers et Villefranche.
Son nom ainsi que les dates de sa naissance [1] et de sa mort ne figurent pas sur la tombe du cimetière de Séderon. En effet décédé sans descendance au milieu des années 40, nul n’a jugé opportun de lui faire graver une épitaphe.
J’ai fait sa connaissance dans les premières années de la dernière guerre alors qu’âgé de 12 à 13 ans j’accompagnais ma mère à notre jardin, jouxtant le canal de sortie du moulin, pour chasser les doryphores qui dévastaient notre plantation de pommes de terre.
Nous étions bien reçus chez le Lilet de St Pierre car ma mère lui rendait les menus services dont peut avoir besoin un homme âgé et solitaire : cuisine et ravaudage du linge qu’il fallait rapiécer sans cesse en ces temps de pénurie.
Malgré ses bonnes dispositions à notre égard l’homme m’inspirait une espèce de crainte sans doute était-ce son aspect rébarbatif et un peu négligé de vieillard vivant seul depuis son veuvage - une douzaine d’années auparavant - ainsi que sa démarche mécanique et saccadée consécutive au port d’une prothèse des membres inférieurs.
Sa façon d’appréhender les événements - et la réaction qu’ils suscitaient chez lui - était souvent brutale et inattendue. Un jour très en colère il apostropha ma mère en disant
« Alors tu as vu le sale tour que vient de nous jouer ce sacré Léopold ? »
Devant le regard interrogateur de celle-ci se demandant de quel Léopold il s’agissait et de quel sale tour il était l’auteur, il lui montra le journal qu’il venait de recevoir, à la première page duquel s’étalait sur cinq colonnes :
« SUR ORDRE DU ROI LÉOPOLD III , L’ARMÉE BELGE DÉPOSE LES ARMES ... » C’était le 28 Mai 1940.
Il y avait aussi l’univers dans lequel il vivait. L’écluse tout d’abord, cette réserve d’eau permettant au moulin de tourner durant quelques heures. Elle me fascinait, m’attirait et m’effrayait tout à la fois. De même après avoir fait tourner le moulin - par des conduites forcées - l’eau jaillissait en sifflant d’une voûte située sous le bâtiment, pour rejoindre par le canal de sortie le ruisseau voisin. Les regards furtifs que je jetais sur cet endroit sombre, mystérieux et humide, n’étaient pas très rassurés.
Le moulin lui-même avec ses meules, presses, broyeurs, appareils bizarres et rouages de bois en tous genres sortis d’un autre âge, émettaient en tournant des craquements sinistres. Il donnait l’impression d’ordre et de netteté malgré la poussière ambiante qui recouvrait tout d’une mince pellicule. L’appartement par contre était un véritable capharnaüm dans lequel il était seul capable de se mouvoir et de retrouver ce qu’il cherchait.
Pour compléter le portrait du personnage il est nécessaire de préciser qu’il était aussi grand invalide de la guerre 14-18. Gravement atteint aux membres inférieurs il portait des chaussures orthopédiques et un appareillage lourd lui maintenait les jambes dans un carcan d’acier et de cuir. Bénéficiaire d’une pension de guerre il était également titulaire de la Médaille Militaire, avec traitement. Il faut savoir que cette distinction militaire était attribuée :
- aux seuls officiers généraux ayant commandé en chef, victorieusement, devant l’ennemi c’était alors la distinction suprême
- aux sous-officiers de carrière pour consacrer un minimum de 15 années de bons et loyaux services
- aux hommes de troupe - le plus souvent à titre posthume - pour récompenser une conduite exceptionnelle ou un acte de bravoure au feu ; le traitement - 220 franc par semestre - marquait bien le caractère imprescriptible de la reconnaissance de la Nation à l’égard de ces hommes.
Profondément ancrée dans ma mémoire je conserve de cet homme et de son environnement une image hors du commun, étrange, mystérieuse, auréolée de gloire. En l’évoquant j’éprouve encore aujourd’hui une impression troublante.
Comme la plupart de ses contemporains ce brave Lilet aurait pu - dans son microcosme - naître, vivre, travailler, aller à la guerre à l’occasion et mourir, tout cela dans l’anonymat le plus complet, ce qui fait qu’aujourd’hui - disparu sans descendance - il aurait sombré dans l’oubli le plus total.
Mais ce bel ordre établi a été perturbé par deux événements survenus à 70 ans d’intervalle
- tout d’abord notre meunier paysan invalide de guerre, avait des talents d’épistolier. Ce qui, hormis une correspondance suivie, l’avait amené à confier aux pages d’un Agenda tout ce qu’il faisait quotidiennement, du jour de l’An jusqu’à la saint Sylvestre.
- ensuite, Paul Jullien, détenteur de l’Agenda 1923, avait pris le parti, plutôt que de le laisser dormir dans un tiroir, de le communiquer à l’Essaillon, lui permettant ainsi de disposer d’un document révélateur des mode, style, et cadre de vie de nos anciens, à une période historiquement récente mais combien lointaine déjà dans nos mémoires.
Par son geste Paul nous a permis de prendre connaissance de us et coutumes d’une époque qui touche à nos racines et par là même s’intègre à notre Patrimoine.
Nul doute qu’un tel document aurait fait le bonheur d’un étudiant en ethnologie en quête d’un sujet de Thèse, mais l’Essaillon a choisi de lui donner une audience plus large en le mettant à la disposition non seulement de ses adhérents mais également de tous ceux qui fréquentent les bibliothèques où nous envoyons nos bulletins.
Pour ce faire nous avons pris le parti de réaliser cette diffusion en conservant la forme originale du document. Sa "dactylographie" lui aurait fait perdre son authenticité, son caractère et beaucoup de sa saveur.
L’agenda de MARCEL Bernard dit LE LILET est tel qu’il a été écrit par son auteur du 1er Janvier jusqu’au 2 décembre 1923, juste avant de convoler en justes noces avec Mademoiselle Gabrielle GABRIEL de LABORIE.
A partir de ce jour là il n’a plus rien écrit.
Vous allez donc lire les pages de l’Agenda 1923 au fil des bulletins mais certaines données doivent au préalable être explicitées
Tout d’abord les prix indiqués sont, bien sûr, ceux de 1923. La comparaison avec les prix actuels est possible en se référant aux tableaux édités chaque année par l’INSEE. Mais les prix en francs pratiqués en 1923 doivent être comparés avec les revenus de l’époque. Par exemple un journalier percevait 7 francs par jour.
Il faut noter aussi la considération qu’il avait pour ses animaux et son outil de travail, placés sur le même pied d’égalité que lui. Il disait :Aujourd’hui, j’ai balayé ma cuisine et nettoyé la porcherie. Ou encore : J’ai fait moudre du grain (sous-entendu par le moulin) et non pas : J’ai moulu du grain.
Le moulin était l’objet de tous ses soins, surtout la prise et le canal d’amenée d’eau jusqu’à l’écluse, seule force motrice dont il disposait pour le faire tourner. Presque journellement il se rendait à la prise d’eau pour réparer les dégâts faits au barrage par la Méouge ou pour « curer » quelques mètres de canal.
Sans discrimination il s’approvisionnait chez tous les commerçants du village et même chez son concurrent en meunerie qu’il dénommait « le moulin du haut » qui lui fournissait du gros son rouge pour ses poules.Autrement dit, il était parfaitement sociable et intégré à la communauté villageoise.
Cependant s’agissant de la commercialisation de ses propres produits : épeautre, pois chiche, lentilles, haricots, bourelette [2], légumes, volailles et surtout œufs, il avait établi ses propres règles qui ne découlaient pas forcément de l’orthodoxie de la loi de l’offre et de la demande. Notre meunier, philosophe sans le savoir, avait mis au point un système de formation des prix pouvant se résumer ainsi : CHACUN PAIERA SELON SES MOYENS. De cette façon le prix de la douzaine d’œufs ou des légumes secs - hormis les fluctuations saisonnières - était différent suivant la position sociale de l’acheteur ; le notable payant plus cher, bien sûr, que le petit fonctionnaire !
N’était-ce pas avant la lettre, une forme d’action sociale ?
Autre caractéristique qui n’était sans doute pas propre à notre personnage : la marche à pied. Malgré son handicap de mutilé des membres inférieurs il venait au village - ce qui représente environ 3 km aller retour - plusieurs fois par semaine et souvent deux fois par jour, à pied bien sûr, poussant parfois une brouette lorsqu’il avait des objets lourds à transporter.Au nom de l’amitié et du plaisir n’allait-il pas de temps à autre faire une petite visite à son compère Adolphe Bordel au « Gros Noyer » au-delà du pont de Méouge, sur la route de Lachau ?
J’espère que le lecteur découvrira l’Agenda 1923, avec plaisir. Il ne faut pas se contenter de lire, mais aussi de vivre l’événement en imaginant l’auteur en train
- de couper les roseaux au bord de l’écluse avec un « tranchet » pour consolider la prise d’eau ou « apailler » les cochons.
- de « curer » quelques mètres de canal, équipé de cuissardes lui remontant jusqu’à la poitrine.
- de ramasser des cailloux dans ses champs pour boucher les ornières du chemin d’accès au moulin
- de se rendre au village, de sa démarche d’invalide, musette dans le dos et panier sous le bras.
- de tenter d’imaginer les gendarmes Coutton et Fregières, grands consommateurs d’œufs de Saint Pierre devant l’Éternel.
- de redécouvrir nombre de personnes, affublées de leur surnom, ce qui à l’époque était courant.
Je n’ai plus en mémoire le nom de ce personnage qui disait : « tout homme digne de ce nom doit laisser sur terre une trace de son passage ». Pour notre meunier, c’est je crois chose faite car il laisse à la postérité une trace indélébile.
En retour ne serait-il pas juste que soit déposée une plaque sur sa tombe à côté de celle de son épouse Gabrielle née GABRIEL décédée tragiquement [3] le 24 juillet 1928 à l’âge de 36 ans.
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Agenda du Lilet - 1923
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