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L’Essaillon
« Entre la Tourre et lou Crapoun,
I a moun païs, qu’ei Sederoun »
Alfred Bonnefoy-Debaïs

Etudier, préserver et faire connaître le Patrimoine Historique, Naturel et Culturel de Séderon et de sa Région

Lou Trepoun 22
Le colporteur
Article mis en ligne le 29 septembre 2013
dernière modification le 13 décembre 2014

par CHARROL Jean-François

Je n’ai jamais su son véritable nom. On l’appelait « Le Douard » sans doute par la déformation de son prénom, Edouard. Vers le milieu des années trente, il arrivait dans le village, un jour de printemps ou d’automne. Il passait et repassait dans les rues afin d’attirer l’attention, par sa seule présence, vite repérée par les ménagères conversant devant leurs portes, ou à leurs fenêtres. Si sa venue coïncidait avec un jour de congé scolaire, nous les enfants, toujours à l’affût d’un événement insolite. nous chargions de signaler son apparition. Aucun rire, aucune colère n’animait jamais cette figure austère qui semblait habitée par une profonde résignation. Néanmoins, une certaine émotivité était sans doute cachée sous la rude écorce, car l’homme paraissait fondamentalement bon. Il avait, disait-on, un foyer dans la région de NYONS où il passait l’hiver, travaillant peut-être dans les oliveraies... Quoi qu’il en soit, à la belle saison, il arpentait le haut-pays en pratiquant son petit négoce.

Par dessus ses vêtements, propres niais sans élégance, il portait une sorte de veste cache-poussière grise. Les jambes de son étroit pantalon étaient déformées au niveau des genoux et descendaient à peine au niveau de ses grosses chaussures marron. à tige, dont le bout recourbé s’élargissait, comme on peut le voir aux pieds de héros de bandes dessinées, Lucky Luke et autres Dalton ; il avait une démarche souple, assez étonnante pour un homme qui paraissait déjà âgé.

Sur ses épaules était attaché, par des courroies à boucles, une sorte de gros sac de cuir porté sur le dos, et qu’il pouvait, en détachant certains liens, faire passer devant lui afin de le présenter comme une sorte d’éventaire. Ce ballot était muni de multiples compartiments dont certains, avec de petits tiroirs contenaient de menus objets tels que pelotes de fil, rubans, boutons nacrés ou de couleur, pochettes d’aiguilles à coudre ou à repriser classées par numéros correspondant aux différentes dimensions, mini-écheveaux de cordonnet pour les brodeuses... Une vraie mercerie en miniature ! Et qui livrait à domicile ! Éventuellement, il promettait d’apporter tel objet rare lors d’un prochain passage. Dans plusieurs mois ! – A peine croyable, à notre époque où la vie de tous les jours se règle à la minute près... Ma mère, qui était épicière en ce temps-là, était parfois démunie de certains articles. Elle n’hésitait pas à recourir alors aux fournitures du colporteur avec qui elle discutait de la valeur (au sens actuel de fiabilité) de tel ou tel produit. Tous deux s’accordaient à vanter les qualités du fil « Au Chinois » – Marque déposée d’une production très appréciée par les ménagères et les couturières du moment, en raison de sa solidité à toute épreuve. (L’image d’un chinois décorait les boîtes, et peut-être la bande entourant chaque peloton). « Le Douard » était un véritable spécialiste des lacets, des lacets tissés ou de cuir (les « courrejouns ») qui attachaient les grosses chaussures à tige montante employées pour les travaux des champs. L’été venu, le colporteur quittait son sac et réapparaissait au moment des gros travaux agricoles. De plus, vers la fin de la décennie trente, il avait abandonné son petit commerce, probablement en raison des difficultés de tous ordres liées à l’approche de la deuxième guerre mondiale, puis aux événements qui suivirent. En tant qu’ouvrier des champs, cet homme était très prisé, pour sa robustesse, sa compétence, l’égalité de son humeur ; il étonnait par sa résistance et son endurance.

Pendant la durée de mes études, aux périodes de grandes vacances, je travaillais moi-même dans les campagnes et il m’est arrivé souvent de participer en même temps que « Le Douard » aux chantiers de la saison estivale, la cueillette des fleurs de tilleul en particulier. A cette époque, chaque commune donnait en adjudication, par lots, les arbres producteurs plantés au long des routes. Les adjudicataires embauchaient des groupes de jeunes ou anciens des deux sexes pour mener à bien rapidement la récolte. L’atmosphère était généralement joyeuse. La plupart des « ramasseurs » et des « ramasseuses » juchés sur les échelles racontaient des histoires, plaisantaient et riaient. Notre Edouard lui, continuait imperturbablement à faire jouer ses doigts, parmi les feuilles, à saisir les poignées de bractées fleuries que butinaient les abeilles, à les détacher d’un coup sec et crissant, puis à les tasser prestement dans le sac (la sacquette, forme francisée du provençal « sacqueto ») accroché à un échelon ou à une branche.

La rétribution de ce travail était proportionnelle à la quantité cueillie. Après le pesage, le patron surveillait discrètement le vidage des « sacquettes » sur les grands draps de jute (les bourras) étalés au soleil sur le sol et faisait remarquer, le cas échéant, le trop grand nombre de feuilles mêlées (accidentellement ou par négligence) aux fleurs. Il soulignait, sur un ton élogieux, la netteté du travail « du Douard » à cet égard.

A plusieurs reprises, je me suis trouvé en compagnie de notre colporteur reconverti en ouvrier agricole, à « couper la lavande » à BARRET DE LIOURE ou à FERRASSIERES pour le Compte de Kléber Espieu distillateur-négociant à SEDERON ; ce dernier achetait les récoltes « sur pied » et embauchait des coupeurs, rétribués en fonction du poids de fleurs récoltées. « Le Douard » avait une solide réputation dans ce domaine particulier. J’étais frappé par sa façon de travailler. Il dégageait une impression de force robuste ; comme une mécanique, ses gestes se répétaient souples et assurés, apparemment sans effort. Tandis que je pestais, tantôt contre la présence des abeilles au dard menaçant, tantôt contre celle de mauvaises herbes piquantes qui gênaient la cueillette, Edouard n’en continuait pas moins sa progression, impassible, sur sa ligne. Je pouvais alors mesurer mon retard par rapport à lui.

Pour la bonne marche du chantier, les rangées de plantes commencées devaient être dépouillées de leurs fleurs à peu près en même temps, avant que l’ensemble du groupe de coupeurs ne reparte du bas du champ. Arrivé en avance au bout de sa raie, « le Douard » venait au secours des retardataires.

Chaque coupeur armé d’une faucille – « le tranchet » – portait sur son dos, à l’aide d’une large bretelle un sac (nommé là encore sacquette) dans lequel il plaçait, en les tassant le plus possible, les fleurs de lavande coupées. Outre le tranchage des tiges, il fallait donc fournir un effort de portage du fardeau qui, tout odorant qu’il fût, n’en était pas moins pénible à coltiner, la courroie irritant l’épaule. Lorsque le sac était plein, il fallait aller le faire peser par le patron qui opérait avec une solide balance romaine suspendue à une barre de bois tenue avec le concours de l’ouvrier concerné. Il arrivait aussi qu’on travaillât « à la journée ». On disait que l’efficacité supérieure du « Douard » provenait de ce qu’il coupait « à main renverse ». Cela signifiait, je crois. que dans un premier geste, il ordonnait les fleurs coupées en une poignée tenue dans la main, pouce tourné vers le bas, puis en un deuxième temps, d’autres fleurs s’ajoutaient aux premières, le pouce et les épis étant cette fois-ci tournés vers le haut. Ainsi pouvait-il grâce à cette disposition « tête-bêche » des inflorescences successivement tranchées, doubler la capacité de sa main en volume récolté et par là économiser les gestes destinés au rangement dans la sacquette (je ne puis donner qu’une idée approchée de cette technique qui restait l’apanage des très bons coupeurs... J’en restais moi-même à un niveau moyen, mais honorable). La pénibilité de ce travail était aggravée par la soif au cours de ces journées chaudes où le soleil desséchait les grands espaces dénudés des plantations. J’interrompais assez souvent mon activité pour aller me désaltérer à ma bouteille d’eau qui se maintenait fraîche à l’intérieur de l’andain construit au bord du champ avec la lavande récoltée. « Le Douard », lui, ne s’arrêtait que rarement. Lorsqu’il éprouvait le besoin de boire, on le voyait consulter sa montre, et, si l’heure du repas, pris sur place, était proche, il résistait à la tentation et reportait à midi l’absorption de la boisson rafraîchissante ; sobre, ce compagnon de travail mangeait peu, mais lentement, comme pour prolonger le plaisir ou pour mieux apaiser sa faim. De temps à autre, alors, il buvait un peu de vin ; discret, il se tenait à l’écart des autres, mais assez près, toutefois pour avoir la possibilité de se mêler, éventuellement, à la conversation, s’il était interpellé ou s’il en éprouvait le besoin. Chacun consommait ses propres victuailles apportées dans la « biasse ». Dans ces moments de vraie convivialité notre patron Kléber Espieu proposait souvent et distribuait aux amateurs des provisions qu’il avait apportées en excès, à l’intention de ses ouvriers – des fruits généralement, ou de la charcuterie ; le soir venu, il nous ramenait à Séderon, comme il nous avait amenés, le matin, dans sa voiture.

Vers les années cinquante, « le Douard » a disparu de la région, à ma connaissance ; je n’ai plus entendu parler de lui. Sans doute a-t-il terminé ses jours dans le Nyonsais, dans la simplicité et la discrétion, comme il a toujours vécu...

Une sorte de sage, en somme...

J.F. CHARROL