Je devais avoir onze ou douze ans quand mon père […] m’a dit : “Est-ce que cela ne te ferait pas plaisir d’aller faire une promenade tout seul ? Je vais te donner cinq francs et tu iras faire un petit voyage […]. Je te donne cinq francs […] et tu en retournes le plus possible et tu vas le plus loin possible”
Le père, c’est un cordonnier de Manosque. Son fils, Jean, rendra célèbre leur nom de famille : Giono. Nous sommes en septembre 1905 ou 1906 et c’est lui qui raconte :
Ma mère, qui d’ordinaire était une mère poule […] ne mit pas opposition à ce projet ; au contraire, elle m’aida à partir en me préparant un petit baluchon.
Les parents accompagnent Jean jusqu’à la porte Saunerie, à la sortie Sud de Manosque, d’où part à 6 heures du soir la diligence de Banon. L’enfant s’installe à côté du cocher et le voyage commence. Arrivée tardive à Banon mais c’est soir de foire : aux fenêtres des hôtels du village brillent lampes à pétrole et chandelles. Soixante ans plus tard Giono revit sa soirée à l’auberge :
Il y avait des grandes flammes […] parce qu’on faisait du feu dans les âtres et dans les grandes cheminées […]. Au seuil de la salle à manger il y avait une crédence dans laquelle on prenait une écuelle, une fourchette, un couteau et, avec ses instruments, on allait s’asseoir à une grande table où il y avait beaucoup de monde installé déjà, […] des gens qui parlaient fort […] et qui mangeaient. Alors moi j’ai pris mon écuelle, ma fourchette et ma cuiller, mon couteau et je suis allé m’installer à cette table. J’ai compris d’ailleurs que j’avais eu tort de prendre un couteau parce que ça m’a immédiatement classé comme “bleu” […]. Parce que ces hommes avaient tous leur couteau personnel et prendre un couteau de l’hôtel, c’était être considéré vraiment comme un pignouf, un amateur. […] Alors je m’assois et une femme vient prendre mon assiette, va à la marmite qui cuisait dans l’âtre et me met deux énormes louches de bœuf en daube dans mon assiette, en m’apportant un pain et un litre de vin. Et je commence à manger…
La présence de cet enfant seul intrigue ses voisins de table qui le questionnent :
Alors j’ai tout simplement raconté mon histoire […]. Ça a beaucoup amusé les gens qui étaient là.
Et l’un d’eux lui fait une proposition :
“Si tu veux demain je te mène avec moi. Je vais à la foire de Séderon, je vends des chevaux, tu m’accompagnes, nous traversons la montagne. Séderon, c’est de l’autre côté […].” Et moi, très fier, je dis oui.
Le lendemain, départ de très bonne heure. Le maquignon et un domestique conduisent les chevaux attachés les uns aux autres par le museau.
Jean est monté sur une petite mule bâtée. Au lever du jour, ils ont atteint le Pas de Redortiers.
Nous sommes descendus dans les chemins a pic et abrupts, très scabreux, qui descendent dans la vallée du Jabron.
Ils traversent les Omergues et arrivent à Séderon.
Alors là, j’ai fait mon petit métier, c’est-à-dire que ça consistait tout simplement à tenir la bride des chevaux pendant que le domestique prenait le cheval sur lequel le marché était en train de se conclure pour le faire courir devant l’acheteur. Et le soir, il m’a donné vingt sous. Alors j’ai fait encore deux foires avec lui.
La seconde de ces foires se déroule à Sisteron. De là, Jean prendra le train pour regagner Manosque. Le voyage aura duré six jours et demi.
Le récit de Giono s’achève : nous n’en saurons pas davantage sur Séderon à cette époque. Essayons toutefois de reconstituer les éléments du décor qu’il aperçut : arrivant par le col de la Pigière, la cuvette de Séderon n’apparaît qu’à la hauteur de l’intersection avec la route de Montbrun. Les voyageurs doivent être contents d’atteindre leur destination après de longues heures de marche. Ensuite, c’est la route droite du Plan dont les chevaux soulèvent la poussière, puis la Grand’ Rue et la Bourgade pour rejoindre le champ de foire. Nous sommes en septembre et c’est donc la foire de la St Mathieu : toute la population du village et des environs est réunie. Giono a nécessairement parlé à nos pères ou grands-pères, les a écoutés faire les "paches" traditionnelles. Il a mangé et logé à l’auberge, observé la vie du village…
De ce voyage initiatique voulu par son père, Giono retiendra la leçon et l’utilise dans son œuvre romanesque :
- Le voyage en diligence de Manosque à Banon, c’est le premier chapitre de "Regain"
- La traversée du plateau du Contadour, c’est la longue errance d’Arsule et de Gedemus jusqu’à Aubignane ("Regain" - 1ère partie, chap. III). C’est aussi l’itinéraire d’Angelo, parti de Banon, empruntant le Pas de Redortiers et rencontrant l’épidémie de choléra aux Omergues.
[("Le Hussard sur le toit" - chap II)/]
Aucun livre pourtant ne citera Séderon. N’en ayons pas trop de regret : le regard de Giono romancier n’est jamais celui d’un témoin objectif ; le monde qu’il voit est déformé dans sa géographie, sa toponymie, sa réalité matérielle par l’imagination poétique. Et il aurait été vain de vouloir trouver dans un ouvrage la "photographie" de Séderon en 1906. Pour s’en convaincre, écoutons encore une fois Giono :
Pour ceux qui vont [aux emplacements où se passaient mes livres], il ne faut pas qu’ils s’imaginent trouver dans mes pas les traces exactes des choses décrites dans le livre. C’est une adaptation, une transformation des choses vues par l’artiste.
Mais ajoute-t-il :
on est forcé d’inventer à partir de quelque chose qui existe déjà.
Alors pourquoi ne pas penser que la découverte de Séderon a inspiré, sans y être nommée, un texte de Giono.
P.S : La chronologie (Tome I, p LIX), publiée en introduction des Œuvres Romanesques de Jean Giono dans la Bibliothèque de la Pléïade, mentionne ce voyage de jeunesse à Séderon. Son auteur, Monsieur Robert Ricatte, a eu l’amabilité de m’indiquer les références bibliographiques qui ont fourni la substance de cet article.
ANNEXES : EXTRAITS DE « LE HUSSARD SUR LE TOIT »
I) Description de l’itinéraire de Banon aux Omergues (Chapitre II)
- Ça dépend des routes. La belle fait un grand détour – L’autre est moins belle mais beaucoup plus courte. Elle part droit, là en face de nous et au lieu d’aller faire un tour au col du Negron elle monte tout doucement entre les bois de hêtres et elle utilise un pas, c’est-à-dire un passage qui la fait descendre droit sur les Omergues…
… Angelo partit à quatre heures du matin. Les bois de hêtres dont lui avait parlé le garçon d’écurie étaient très beaux : ils étaient répandus par petits bosquets sur des pâturages très maigres couleur de renard, sur des terres à perte de vue, ondulées sur des lavandes et des pierrailles. Le petit chemin de terre fort doux au pas du cheval et qui montait sur ce flanc de la montagne en pente douce serpentait entre ces bosquets d’arbres dans lesquels la lumière oblique de l’extrême matin ouvrait de profondes avenues dorées et la perspective d’immenses salles aux voûtes vertes soutenues par des multitudes de piliers blancs.
… Angelo arriva au pas de Redortiers vers les neuf heures. De là, il pouvait plonger ses regards dans la vallée où il allait descendre. De ce côté, la montagne tombait en pentes raides. Au fond, il pouvait voir de maigres terres carrelées, traversées par un ruisseau sans doute sec parce que très blanc et une grande route bordée de peupliers. Il était presque juste au dessus, à quelques cinq ou six cents mètres de ce hameau que le garçon d’écurie avait appelé les Omergues... A partir de la passe, le chemin était assez scabreux. Il finissait par arriver au bas dans des champs.
II) Evocation de la traversée du Sud de la Drôme (Chapitre X)
Il faut s’en aller au fond du Vaucluse, c’est-à-dire en partant d’ici par l’ouest. Et de là gagner la Drôme. C’est le pays tout ce qu’il y a de plus sauvage. Et là dedans il y a une vallée bien plus sauvage encore qui monte dans les montagnes… Il fit la carte sur un morceau de papier… mets ça dans ta poche. Et attends nous à cet endroit là où je mets une croix… Ce n’est ni une ville, ni un village, ni même une croisée de chemins. C’est une chapelle au bord de la route dans un endroit qui fait peur. Ça s’appelle Sainte-Colombe d’en bas. La Sainte-Colombe d’en haut est une montagne toute en rochers verts qui surplombe et fait grincer les dents.