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L’Essaillon
« Entre la Tourre et lou Crapoun,
I a moun païs, qu’ei Sederoun »
Alfred Bonnefoy-Debaïs

Etudier, préserver et faire connaître le Patrimoine Historique, Naturel et Culturel de Séderon et de sa Région

Lucien Bertrand (1847 — 1929)
une figure politique sous la IIIᵉ République
Article mis en ligne le 2 janvier 2018
dernière modification le 2 septembre 2018

par POGGIO André, POGGIO Georges

Entre la fin du Second Empire et la Guerre de 1914-18, la IIIᵉ République mit en place progressivement les structures politiques qui lui permettront de réaliser un grand nombre de réformes et quelques changements sociétaux : enseignement pour tous, séparation de l’Eglise et de l’Etat en sont les fleurons. Pour réussir ces révolutions, elle eut besoin de candidats «  républicains  » capables de conquérir les électeurs et d’apporter à la Chambre des Députés une majorité favorable aux réformes. Dans de nombreux départements, ces candidats furent souvent des candidats «  parachutés  ». Il est remarquable que, pour l’arrondissement de Nyons, se soient des candidats locaux qui s’affrontèrent. La famille d’Aulan s’y illustra. Mais Lucien Bertrand reste certainement la figure la plus représentative de l’élu de nos villages.
Pendant un demi-siècle, cet enfant d’Eygalayes sera tour à tour Conseiller Général, Député, Maire de Séderon (il cumula même les trois mandats pendant plusieurs années). Il habita une grande partie de sa vie à Lachau, où il est enterré.
Comment un natif de cette extrémité de la Drôme parvint-il à ces honneurs  ? C’est son parcours que nous allons tenter de retracer.

Les origines

La famille Bertrand était originaire de Sault. Mais dès le XVIIIème siècle elle tissa des liens conjugaux avec Eygalayes : en 1769 le bisaïeul de Lucien, Augustin dit «  Piémoure  », avait épousé une fille d’Eygalayes, Élisabeth Laugier. Et si le grand père Augustin Antoine était encore né à Sault en 1772, il s’installa à Izon en 1808 après son mariage avec Marie Françoise Moynier, native d’Izon. Il y mourut le 7 août 1843.
Le père, Pierre Joseph naquit à Eygalayes en 1821.
Le 9 octobre 1847 Joseph Lucien Bertrand, aîné des cinq enfants de Pierre Joseph et Marie Henriette Richaud, naissait à Préverdian, commune d’Eygalayes.
Les notices officielles [1] [2] consacrées à Lucien Bertrand parlent de lui comme d’un «  fils de petit propriétaire  ». Il faut nuancer cette appréciation : la fortune familiale prend un autre relief lorsqu’on lit le contrat de bail à moitié-fruit que son père signa en 1847, année de naissance de Lucien, pour le domaine de Préverdian. Les Bertrand sont propriétaires du domaine, habitent dans le corps de ferme et en tirent leurs revenus (au moins en partie) sans avoir besoin d’exploiter eux-mêmes. Le bail (photo n°1) donne une idée de l’importance des terres réparties sur les trois communes d’Eygalayes, Vers et Séderon, et détaille avec précision matériel et cheptel.
D’ailleurs le père de Lucien est un notable, maire d’Eygalayes entre 1876 et 1884, puis de 1887 à sa mort en 1892.

Le notaire de Séderon et l’entrée en politique (1874 — 1894)

Lucien Bertrand est donc fils de propriétaires aisés. Ce qui lui permit, après avoir suivi les études nécessaires, d’avoir à sa disposition le capital suffisant pour acquérir une étude de notaire. Et pas n’importe laquelle : celle de Séderon, où la dynastie Reynaud-Lacroze occupait la charge de père en fils depuis un siècle (photo n°2) .
Il a 27 ans lorsqu’il s’installe, en 1874. Il devient la même année propriétaire d’une des plus belles maisons de Séderon, celle à côté de l’église.
Bertrand succéda à Paul Reynaud-Lacroze, lequel était notaire mais surtout personnalité politique importante : conseiller d’arrondissement sous le Second Empire, maire de Séderon depuis le 5 octobre 1870, il était très bien implanté sur l’échiquier local, disposait de nombreux appuis et connaissances. Son étiquette de républicain modéré lui aurait permis sans problème d’être le porte-drapeau du parti républicain dans l’arrondissement.
Mais Reynaud-Lacroze «  ne souhaitait pas faire de carrière politique. Il venait de renoncer au Conseiller d’arrondissement, avait refusé d’être candidat au Conseil Général. Après la vente de son étude, il souhaitait partager l’année entre Montélimar l’hiver et Séderon l’été et se consacrer à la gestion de ses biens et de sa commune [3]  ».
La carrière politique, il va la laisser à Bertrand, pour lequel il jouera le rôle de mentor.

1875 — La Troisième République a enfin voté les lois constitutionnelles et organiques fixant les modalités d’élection à la Chambre des Députés : c’est le scrutin majoritaire uninominal à deux tours et par arrondissement qui a été choisi. Finis les scrutins de liste départementaux, l’arrondissement de Nyons va désormais élire «  son  » député.

Dans une France alors très divisée entre Conservateurs et Républicains, la désignation des candidats pour les législatives de 1876 relevait de la stratégie des partis politiques. Celle des Républicains, faute de mieux, accoucha de la «  candidature totalement inattendue d’un jeune homme de 29 ans, à peu près inconnu dans l’arrondissement, Lucien Bertrand [3] ».
Candidat par défaut, présenté et soutenu par Reynaud-Lacroze, Bertrand ne jouit pourtant pas une image très favorable : «  Il est connu pour ce qu’on appelle un brave garçon, mais d’une grande simplicité d’esprit et ne s’étant jamais occupé de politique [3]  ».
Il déclare : «  Je serai en toute occasion l’un des défenseurs les plus fermes des droits sacrés de la Propriété, de la Famille et de la Religion… J’ai toujours vécu au milieu de vous, je ne suis pas un étranger venu pour solliciter les suffrages… je suis un enfant du pays  [3]  ».
Il sera battu, très honorablement et au second tour, par le Comte d’Aulan.
1878 — Bertrand entre au Conseil Municipal de Séderon, toujours dirigé par Reynaud-Lacroze. (photo n°3)
1880 — Première élection comme Conseiller Général — «  Bertrand fut élu sans difficultés, le Marquis d’Aulan ne l’emportant qu’à Aulan et Montbrun, traditionnellement hostiles à un candidat qui était de Séderon [3]  »
1881 — Année de son mariage le 11 mars avec Marie Rosalie Eyries, et de la naissance de leur premier fils le 31 décembre.
1883 — Poursuivant sa carrière de notable local, il devient membre du Conseil de Fabrique de la Paroisse St Baudile de Séderon, où il participe à l’organisation matérielle de la vie religieuse locale (photo n°4) .
1886 — Réélection comme Conseiller Général
1890 — Nouvelle réélection au Conseil Général

Le Juge de Paix, ou la tentation de la tranquillité (1895 — 1901)

Lucien Bertrand ne voyait pourtant pas son avenir dans la politique : il aspirait à la magistrature et souhaitait accéder à la fonction de Juge de Paix [4].
Notable, élu ayant bien servi le régime, il avait suffisamment d’appuis pour que le Gouvernement de la République accède à son désir. Fin 1894, sachant que sa nomination est acquise, il vend son étude, seulement vingt ans après ses débuts  !
Installé juge à St Paul Trois Châteaux (Drôme) en 1895, il va rapidement bénéficier de mutations. Dès avril 1896 le «  Journal d’Annonay  » annonce sa nomination dans cette ville. Deux mois plus tard, il est de retour à Séderon : «  M. Bertrand, juge de paix à Annonay, récemment nommé dans notre ville… est nommé à Séderon  ; il est remplacé à Annonay par M. Constantin, juge de paix de Séderon avec qui il permute [5] ».
Le périple administratif aura duré moins de 2 ans  !
Bien sûr, pour cause d’incompatibilité entre la fonction de juge et celle d’élu dans un même canton, il doit démissionner de son mandat de Conseiller Général. Mais être Juge de Paix à Séderon lui permit de mener «  une vie paisible qui consistait à régler les différends entre ses administrés, à retirer les intérêts du prix de son office, toucher un traitement, résider dans sa maison de Lachau, surveiller ses propriétés [3]  ». Dans son esprit, il a tiré un trait sur toute carrière politique.
Un concours de circonstances va rompre cette belle harmonie. Après la démission de Bertrand en 1896, Reynaud-Lacroze avait «  accepté d’être élu conseiller général [3] ». Lors du renouvellement de 1898, il préféra laisser la place à son neveu, l’avocat Ferlin. Or les deux hommes vont disparaître coup sur coup : en 1900, Reynaud-Lacroze est assassiné, Ferlin décède en octobre 1901. Les élections au Conseil Général vont avoir lieu en décembre et le parti républicain a le besoin urgent de trouver un candidat susceptible de battre d’Aulan. Le passé rattrape Bertrand, et c’est lui que l’on sollicite. L’Administration va mettre le prix : «  pour entraîner sa décision (elle) lui proposa un avancement inespéré, une justice de paix à Aix en Provence, ce qui lui faisait franchir d’un coup tous les degrés de la fonction et passer d’une justice de dernière classe à une justice de Cour d’Appel [3]  ».
Bertrand accepta. Il sera élu, sans aucun mal puisqu’aucun adversaire ne se présenta contre lui. Réélu en 1904, il siégera au Conseil Général jusqu’en 1910, année où il renonce à son siège en faveur de Payre-Ficot, son adjoint d’alors à la mairie de Séderon.
Ce retour en politique allait le conduire rapidement à la députation.

Le Député de l’arrondissement de Nyons (1902 — 1919)

Un an plus tard, le parti républicain est à nouveau en quête d’un candidat, toujours contre le Comte d’Aulan, pour l’élection législative de 1902 cette fois.

Aucune personnalité ne se dégage parmi les candidats locaux, les candidats «  étrangers  » à l’arrondissement sont vus d’un mauvais œil… «  L’Administration préfectorale et les élus républicains de la Drôme arrivèrent à la conclusion qu’il fallait provoquer une nouvelle candidature républicaine modérée et pensèrent qu’un seul homme était en mesure de faire échec au Comte d’Aulan, Lucien Bertrand… On admettait qu’il était "sans envergure", peu capable de "développer, même devant un public très bienveillant un programme politique"  ; d’aucuns se demandaient même s’il avait des opinions politiques fermes, et si sa foi républicaine était ardente et profonde. Mais inversement il était estimé de tous…
C’est dans ces conditions que Maurice Faure, le plus notoire des élus de la Drôme, décidait d’écrire à Lucien Bertrand pour lui demander de se présenter…
Bertrand avait pris ses fonctions de Juge de Paix à Aix, il était satisfait de sa nouvelle vie «  j’étais si bien dans cette bonne ville d’Aix… c’est un grand sacrifice pour moi que de me jeter dans la lutte. Elle sera peut-être sanglante et en tout cas très vive… Enfin, s’il le faut à tout prix, nous marcherons courageusement à la bataille [3] »  ». (photo n°5)
Il y eut finalement trois candidats républicains contre le Comte d’Aulan. Ce dernier arriva en tête au premier tour (3103 voix), devant Lucien Bertrand (2543 voix) et Bertrand-Vigne (2009 voix). (photo n°6)
Au second tour, le jeu des désistements permit à Bertrand d’être largement élu avec 4657 voix contre 3299.
A 55 ans, Lucien Bertrand obtenait la consécration à laquelle il ne croyait pas, et dont peut-être il ne voulait pas, et devenait la personne la plus importante, sinon de l’arrondissement, du moins du canton de Séderon.
Dans la foulée, il est élu maire de Séderon après les élections municipales de 1904, cumulant ainsi les mandats de Maire, de Conseiller Général et de Député. (photo n°7)
Il était pourtant décrit comme piètre orateur, «  d’une douceur et timidité extrêmes, sans énergie, presque sans volonté, se laissant aller au gré des sollicitations diverses qui le pressent, aussi incapable d’une résolution qu’il serait d’ailleurs incapable de la défendre [3]  »

Tout au long de ses mandats législatifs, il siégea dans diverses commissions sans s’illustrer à la tribune. Par contre, bonhomme, il était à l’écoute de ses électeurs pour rendre des services, intervenant pour obtenir récompenses honorifiques, secours, nominations. Réélu député en 1906 et 1910, il se représenta pour un quatrième mandat en 1914.
La concurrence fut sévère [6] car il dut affronter un candidat progressiste, deux socialistes et un radical. Ses adversaires s’en prenaient à l’inexistence parlementaire de Bertrand : «  depuis douze ans, qu’a-t-il fait d’utile  ? Rien .  ». (photo n°8)
On ironisait sur sa répugnance à s’exprimer en public.
Pourtant ses électeurs, fidèles, l’envoyèrent une fois de plus siéger au Palais Bourbon. Il fut donc député durant toute la Guerre.

En 1919, les règles électives changèrent : le scrutin de liste départemental est instauré. Malgré ses 72 ans, Bertrand est encore candidat… pour être éliminé sans gloire, n’obtenant que 32 voix sur 387 votants lors du congrès républicain qui se tint à Nyons.
Une nouvelle génération arrivait aux affaires publiques…
Lucien Bertrand abandonne alors, et définitivement, la politique.
Dix ans plus tard, le 6 décembre 1929, il décède à Lachau. C’est le village où il avait fixé son domicile depuis 1886.

Georges et André POGGIO

Lucien Bertrand (1847 - 1929)

↑1 - bail à moitié-fruit – 1847
[entre Pierre Bertrand et François Gabert, domicilié à Vers - domaine de Pré Verdian]
© Essaillon

↑2 - Étude de Me LUCIEN BERTRAND
successeur de M. P. Reynaud-Lacroze
notaire à Séderon (Drôme)
[1874]
©

↑3 – signature pour le Maire absent - 1879
[sur plan du clocher de Séderon]
© Essaillon

↑4 - Budget de la Fabrique de Séderon – 1886
© Essaillon
Chappon, curé
Reynaud-Lacroze, maire membres de droit du Conseil
Aumage, adjoint nomination le 4 avril 1880
Jullien Henri nomination le 4 avril 1880
Dethès Joseph nomination le 4 avril 1880
Bertrand Notaire nomination le 1er avril 1883
Jullien Victorin nomination le 1er avril 1883

© Essaillon
© Essaillon
↑5 – lettre de Lucien Bertrand à Maurice Faure [8 mars 1902]

dans laquelle il accepte d’être le candidat du parti radical pour l’élection législative

[Aix, le 8 mars 1902

Monsieur le Député et Cher Ami

Je m’empresse de répondre à votre lettre que je reçois à l’instant. Je me rendrai à Paris mardi ou mercredi, de manière à pouvoir me présenter devant vous à la Chambre dans la journée de jeudi, vers 3 heures de l’après midi. Dans tous les cas je vous aviserai par télégramme.

C’est un grand sacrifice pour moi que de me jeter dans la lutte ; elle sera peut-être sanglante et en tous cas très vive. J’étais si bien dans cette bonne vile d’Aix. Enfin, s’il le faut à tout prix nous marcherons courageusement à la bataille.

A bientôt, en attendant mes meilleures amitiés à …

Cordialement à vous]

↑6 – élection législative de 1902
pointage des votes au bureau de Séderon :
Bertrand Lucien (122 voix) – Bertrand Vigne (12 voix) – Comte d’Aulan (53 voix)
© Essaillon

↑7 – Lucien Bertrand
député
[tableau signé Layraud – 1905 - Mairie de Buis-les-Baronnies]
© Essaillon

↑8 - Le Journal de la Drôme – organe de la Démocratie Républicaine et Socialiste
n° du dimanche 18 avril 1914
© Essaillon