Pour nos jeux d’enfants – vers la fin des années trente – il est un lieu que nous affectionnions tout particulièrement pour sa tranquillité et sa proximité immédiate du village, officiellement baptisée « Allée du 10 Août 1944 » lors de la commémoration du cinquantenaire du bombardement aérien, cette voie, aujourd’hui très urbanisée se nommait à l’époque « Le Pré de la cour » ou plus couramment « le chemin des jardins » ; cette dernière appellation se justifiant par le fait qu’entre les deux passerelles enjambant la Méouge, il n’y avait rive droite aucune construction : ni gendarmerie, ni perception, ni villas mais seulement des jardins d’agrément ou potagers. La nature alluvionnaire du terrain ainsi que son exposition plein midi les rendaient propices aux cultures les plus diverses et, à la belle saison, ces parcelles – amoureusement entretenues par leurs propriétaires – étaient un véritable régal pour les yeux avec de magnifiques légumes et des myriades de fleurs aux couleurs chatoyantes qui faisaient l’admiration du promeneur.
Trop occupés à faire des prouesses sur des engins qui n’avaient que de très lointains rapports avec la bicyclette, mes camarades et moi étions tout a fait imperméables à la beauté de ce délicieux environnement et au souci permanent de tous ces braves jardiniers.
En effet les initiés le savent bien : pour réussir dans cet art délicat qu’est le jardinage, trois éléments sont indispensables : La Terre, le Soleil – qui nous l’avons vu ne faisaient pas défaut – mais aussi l’Eau, beaucoup plus rare en période estivale. Alors pour tenter de résoudre cette quadrature du cercle propre à l’agriculture méridionale, chacun mettait en oeuvre la solution lui paraissant la plus adaptée.
Les riverains de la Méouge creusaient dans son lit des trous que le mince filet d’eau estival venait alimenter, permettant ainsi d’emplir seaux et arrosoirs ; cette solution n’était toutefois qu’un palliatif, sans commune mesure avec les besoins, et mobilisait beaucoup d’énergie pour un bien piètre résultat.
C’est sans doute pour cela que depuis des temps immémoriaux, un avait été édifié ; il était constitué par :
Une prise d’eau sur la Méouge aux Biaux – au delà du camping actuel – face au quartier de Rivaine, sur une partie marneuse de la rivière permettant une retenue suffisamment importante pour couvrir les besoins.
Un canal d’amenée – long de plusieurs centaines de mètres qui partait de la prise pour aboutir face au patronage. Il franchissait même le ravin descendant du cimetière par un minuscule aqueduc qui, lorsque le canal était en eau, perdait une partie de son précieux liquide par ses planches disjointes malgré le gonflement du bois.
Si l’arrosage des parties situées en amont du chemin des jardins – côté cimetière – ne posait pas de problème particulier, il n’en était pas de même pour celles implantées en aval – côté rivière – car pour y accéder la traversée du dit chemin s’imposait soit par une conduite enterrée mais le plus souvent à ciel ouvert.
Tous les propriétaires des parcelles se trouvant dans l’emprise du canal étaient constitués en syndicat chargé de gérer le bon fonctionnement de l’ouvrage ; ce syndicat avait une triple mission :
- entretenir l’ouvrage, prise d’eau et canal d’amenée,
- décider des participations financières des usagers,
- établir un règlement de l’utilisation de l’eau d’arrosage.
L’entretien du canal ne présentait pas de difficulté, un curage annuel suffisant à une bonne exploitation. Par contre la prise d’eau était beaucoup plus vulnérable – car soumise aux caprices de la Méouge – et même à la belle saison un orage un peu violent causait au barrage des dégâts qu’il fallait réparer rapidement sous peine de perturber l’arrosage des jardins ; en outre avant le début de la saison une reconstruction totale de la digue, détruite par la montée des eaux à la mauvaise saison, s’avérait indispensable. Tous ces travaux ne manquaient pas d’entraîner des dépenses, aussi le syndicat devait–il établir un budget et donc déterminer la participation de chacun,
Définir les conditions dans lesquelles les usagers seraient amenés à utiliser l’eau du canal, constituait la partie la plus délicate du rôle du syndicat dont l’objectif était de "Régler l’eau", suivant l’expression utilisée à l’époque.
Pour l’observateur non averti, le problème pouvait paraître simple au premier abord, la répartition de l’arrosage ne devant relever que de deux paramètres :
- le temps étalé sur une semaine de 7 jours de 24 heures
- la superficie de chaque lot rapportée à la superficie totale.
Ce raisonnement un peu simpliste ne saurait résister à un examen attentif des conditions d’utilisation et, si à priori le calcul précité pouvait constituer une base d’approche, une pondération devait néanmoins intervenir en raison de multiples considérations.
Tout d’abord, le volume d’eau apporté par le canal était bien plus important pour les jardins proches de la prise que pour ceux situés en fin de parcours ; en effet le canal –sur toute sa longueur– prélevait une partie de son contenu par infiltration, évaporation, fuites et autres défauts d’étanchéité de l’aqueduc et des vannes des particuliers ; à superficie égale, les usagers coté patronage étaient donc fondés à obtenir une compensation de temps.
Même considération pour les jardins en aval du chemin des jardins, coté rivière, n’ayant pas un accès direct sur le canal sis en amont du dit chemin.
Autre problème épineux : les horaires d’arrosage ; il est évident qu’un arrosage pratiqué en cours de matinée voyait ses effets annihilés par l’ardeur du soleil estival tandis que celui réalisé en fin d’après midi ou en soirée restait profitable jusqu’au petit matin. Par ailleurs si l’arrosage de nuit était prisé il s’avérait aussi contraignant car, bien sûr, celui qui par exemple disposait de l’eau de 0 à 2 heures, ne prenait pas la peine d’aller fermer sa vanne à une heure aussi matinale, laissant le soin de le faire au suivant, bien obligé de s’exécuter.
Donc dans un souci d’équité, en début de chaque semaine, les horaires changeaient de manière à ce qu’au cours de la saison chacun puisse tour à tour bénéficier des bonnes, des moins bonnes et des mauvaises périodes d’arrosage.
Aussi lors de la réunion qui devait « Régler l’ Eau » tous les protagonistes étaientils présents, défendant âprement Leur Droit d’Arrosage…
Ce difficile exercice réalisé, restait encore à le faire respecter par tous ; c’était là le rôle du représentant de la loi, c’est à dire le garde champêtre – agent communal assermenté habilité à régler les conflits d’usagers et éventuellement dresser procès verbal car bien sûr il y avait toujours les tricheurs qui s’évertuaient à battre en brèche les dispositions fixées par la communauté. Comme le dit si bien un vieil adage : la loi n’est elle pas faite pour être tournée ?…
Un tel ouvrage malgré ses imperfections et la complexité de son fonctionnement apportait une réponse positive aux problèmes d’irrigation du secteur sans pour autant répondre à la totalité des besoins.
Effectivement au delà des Biaux, par un caprice du relief, la rive droite de la Méouge s’élève progressivement jusqu’à surplomber le lit de la rivière de plusieurs mètres à la hauteur de la prise d’eau, face au quartier de Rivaine ; cette particularité empêchait donc les jardins situés à cet endroit de bénéficier de l’eau du canal par gravitation et face à une telle situation cornélienne, les propriétaires se limitaient à des cultures pauvres ne nécessitant que l’eau dispensée par le ciel…
L’un deux cependant, Auguste OLIVIER, qui possédait un beau jardin entièrement clôturé avec un joli cabanon au milieu, ne s’était pas avoué battu devant cette difficulté. Artisan mécanicien, son activité s’étendait sur un vaste registre qui allait du vélo jusqu’à l’automobile et la motocyclette, en passant par les machines agricoles de toutes sortes.
Pour lui, seule une approche cartésienne pouvait lui permettre de solutionner le problème ; l’eau se trouvait en abondance en contrebas et ne pouvait être amenée par gravitation et par ailleurs, la monter avec des seaux à la force du poignet était totalement exclu. C’est donc grâce à la mécanique qu’il parviendrait à ses fins par le truchement d’une pompe aspirante–foulante entraînée par un de ces vieux moteurs, apparemment poussifs mais indestructibles du type « Bernard », qui traînait quelque part au fond de son atelier.
Il ne restait plus qu’à mettre en place le circuit de distribution de l’eau par l’installation tout autour du jardin, à un mètre du sol, de tuyaux métalliques de récupération d’un diamètre de 10 centimètres environ. Au niveau de chaque parcelle, préalablement délimitée, une vanne de dérivation pouvait s’ouvrir tandis qu’en fonction des besoins le circuit principal était, toujours par vanne, entièrement ou partiellement obturé.
C’était presque la panacée et lorsque chaque soir en période estivale on entendait le teuf teuf teuf presque à bout de souffle du vieux moteur, les gens disaient d’un air envieux : « tiens, le Guste arrose » ; il suffisait de brancher les dérivations des parcelles à irriguer et de mettre dans le réservoir du moteur – en fonction de la durée d’arrosage – la quantité de carburant dont l’épuisement entraînerait l’arrêt automatique.
De nos jours cette installation peut paraître obsolète, mais il ne faut pas oublier que sa réalisation date de plus de 60 ans ; pourtant le principe n’a pas changé même si les pompes ont été améliorées, les moteurs miniaturisés et l’essence quelquefois remplacée par l’électricité.
Voici comment nos anciens, avec des moyens limités, un peu de bon sens, beaucoup de sens pratique et l’amour de leur travail parvenaient à corriger les insuffisances de la nature pour obtenir le résultat que nous savons.
Aujourd’hui, de part et d’autre de l’allée du 10 Août 1944, en dehors des parcelles urbanisées, les jardins sont presque tous en friche, les fleurs disparues, les cabanons plus entretenus et les jeux d’enfants, sur le chemin des jardins de notre jeunesse, prohibés en raison des dangers de la circulation automobile.
L’organisation du canal d’arrosage tombée en désuétude, le syndicat d’usagers supprimé, l’astucieuse réalisation d’Auguste OLIVIER démantelée, c’est tout un pan du patrimoine Séderonnais qui a disparu à tout jamais.
En y pensant, cela fait un peu mal quelque part…