Beaucoup de Séderonnaises et de Séderonnais ne connaissent peut-être pas, ou ont oublié « les acueurgnes » (j’écris ce mot comme on le prononce dans le patois local), petits fruits rouges qui apparaissaient en automne, sur des arbrisseaux à l’écorce rugueuse, en bordure de La Tirasse, cette longue bande de graviers gris et blancs descendant sur le flanc du Crapon, vers la Rosière, face au bâtiment municipal de l’ancienne école.
Cette Tirasse dont le nom vient vraisemblablement du provençal « tirassa » (traîner) était sans doute vouée autrefois au traînage des troncs d’arbres abattus. Nous y jouions souvent. La montée était pénible dans la pierraille ; les pieds enfonçaient dans ce sol mouvant qui provoquait un recul du pied arrière à chaque pas. Mais, une fois parvenu au sommet, on pouvait redescendre en se lançant à grandes enjambées en toute sécurité car la couche épaisse et crissante freinait la vitesse acquise. Nous avions l’impression, dominant les toits du village, de rebondir avec une souplesse magique, à la façon de l’ogre poursuivant le Petit Poucet avec ses bottes de sept lieues, un peu comme le font de nos jours les pratiquants du « trampolino » ...
Une vraie joie ! ...
C’est surtout vers le bas de cette langue pierreuse que nous trouvions les « acueurgnes » parmi les touffes d’arbres et d’arbustes. Nous en mangions quelques-unes, en dépit de la présence d’un volumineux noyau dans ces sortes de petites olives rouges, parfois recourbées à l’extrémité, et au goût aigrelet ; la mince pulpe n’en était que plus appréciée.
Mais cette dégustation d’un produit de la nature sauvage, à la manière de Robinson, n’était qu’un régal symbolique, sacrifiant peut-être à une tradition mythique. En réalité ces fruits étaient destinés à un tout autre usage. Nous en remplissions nos poches, à l’approche du crépuscule, avant de rejoindre la place du Pont.
C’est en effet « sur le Pont » comme nous disions (et comme on continue à dire, je l’espère) que se donnaient rendez-vous les enfants de chœur. Nous jouions en attendant « la prière » du soir –- qu’il faudrait peut-être appeler le salut –- et nous nous bombardions avec nos « acueurgnes ». Se retrouvaient là Joseph Grattecos, le fils du percepteur, Paul Reynaud, Paul Jullien, agile et rusé, moi-même, puis d’autres plus jeunes, au fil des années. Le premier nommé se comportait à notre égard comme un grand frère, tempérant nos ardeurs espiègles. Lorsque le curé sonnait la cloche pour appeler les fidèles à l’église, majoritairement des femmes et des filles, nous nous précipitions à la sacristie, ayant gardé des munitions, et la bataille, en l’absence du prêtre, continuait. L’édifice était moins éclairé que de nos jours, aussi, lorsque le célébrant ne pouvait nous voir, les tirs se poursuivaient-ils, entre nous, pendant l’office dans les zones de pénombre du chœur, lorsque nous pouvions le faire à l’insu de l’assistance. Cependant quelques braves paroissiennes âgées, troublées dans leur recueillement, habitées qu’elles étaient par le souvenir de leur enfance rigide, nous lançaient parfois des regards de reproches dans lesquels pouvait se lire un sentiment d’impuissance devant nos gamineries.
Les « demoiselles du patronage » –- mesdemoiselles Bergeret et Châtain à cette époque –- dévouées à leur culte comme à leur prochain et qui veillaient à la bonne tenue du lieu, ne nous témoignaient aucune hostilité. Personne n’aurait songé à jeter l’anathème sur nos écarts de conduite. Le brave curé CHALON, lui-même, n’était sans doute pas dupe de nos agissements car il devait retrouver, au matin, sur le carrelage, les projectiles de la veille. Indulgent et souriant, il nous adressait quelquefois des observations de pure forme. Peut-être pensait-il, en son for intérieur, que nos amusements anodins n’étaient pas incompatibles avec la prière.
Au fond, tout cela se déroulait dans une atmosphère sereine et on ne songeait pas à sévir à l’encontre des enfants que nous étions, heureux de vivre au grand air et de jouer en exaltant ce don de chaque automne à notre Crapon : « les Acueurgnes ».
Notes :
Les « Acueurgnes » sont le fruit du Cornouiller mâle (Cornu mas, famille des cornacées) arbrisseau pouvant atteindre 3 à 7 m de hauteur et qui serait un reliquat de la période post-glaciaire dans le sud de l’Europe. Son bois très dur est utilisé pour la confection de manches d’outils. Ses fleurs en ombelles jaunes apparaissent en mars avant les feuilles. Les fruits rouges (1 cm.) à gros noyau et deux graines sont comestibles après les premières gelées. Leur nom français est « cornouilles ».
Madame Barras signale que le dictionnaire provençal « Lou Tresor dou felibrige » de Frédéric Mistral indique, entre autres :
- ACURNEN, ENCO, adj : en forme de cornouille
- CURNET, CURNIE (Var) s. m : Variété d’olivier dont le fruit ressemble à la cornouille.
- CURNIE, ACURNIE, s. m : Cornouiller, arbrisseau (v. cournié, corgno).
La parenté de nos « acueurgnes » avec la langue provençale est donc évidente.
D’autre part, Monsieur Delhomme m’a rappelé très justement qu’on trouvait des « acueurgnes » au quartier des Iscles à Séderon. J’en ai gardé d’autres souvenirs.
POST - SCRIPTUM
Heureux de vivre, les enfants que nous étions, parce qu’évidemment inconscients de la situation du monde d’alors où se nouaient peu à peu les éléments annonciateurs lointains d’une prochaine tragédie. En effet, de cette période, émerge de mon passé un autre souvenir rangé dans ma mémoire auprès de celui de la fièvre de Malte qui se répandit dans la commune et m’atteignit vers 1936 – souvenir dont le vrai sens allait m’apparaître des années plus tard et qui doit être évoqué en contrepoint au temps joyeux des « acueurgnes ».
Un jour, on vit arriver à Séderon trois hommes étranges. Etranges car échappant visiblement au statut du Séderonnais ordinaire des années trente. L’un d’eux, Théo, semblait être l’aîné, de taille moyenne avec un aspect robuste. Elie était grand et fort. Le troisième également bien bâti avait des allures d’adolescent ; j’ai oublié son nom. On disait qu’ils étaient de nationalité allemande. Etrange donc : Nous connaissions des Italiens, des Espagnols même, employés sur divers chantiers ; mais des Allemands ! On n’en avait jamais vu... Cependant, calmes et réservés, ils travaillaient comme bûcherons dans les coupes de bois, nombreuses en ce temps là dans la région.
Installés dans un local de la Grande Rue laissé vacant par la première boucherie Girard (Gaston et sa sœur Jeanne) près de l’ancien café Estellon, ils s’intégrèrent vite à la population. Le plus jeune quitta Séderon. Théo fut emporté par l’épidémie de fièvre de Malte... Elie se fixa pour de nombreuses années dans notre village où il avait conquis l’estime générale par son sérieux, sa droiture et sa souriante générosité. (Il y revient, je crois, périodiquement et voudra bien me pardonner la brièveté et la simplicité de cette évocation pour laquelle j’aurais aimé le consulter afin d’être plus précis).
Nous avions peu à peu compris, mais beaucoup plus tard, que ces trois hommes étaient des citoyens allemands qui avaient –- avec honneur et courage –- fui les persécutions déclenchées dans leur pays par le régime nazi naissant et les premiers camps de concentration organisés de l’autre coté du Rhin, dès 1933 pour l’emprisonnement, puis la destruction systématique de tous ceux qui faisaient obstacle au déploiement de l’idéologie hitlérienne proclamée par la dictature raciste et sanglante du Führer.
Dès ces années trente donc, sans même avoir une conscience claire des problèmes, Séderon était devenu tout naturellement, grâce à sa population, une terre d’asile, de liberté et de résistance à l’oppression. Et déjà, au temps de nos « acueurgnes » s’étaient comme annoncés, à notre insu, les drames de la « drôle de guerre », de l’occupation, de la lutte clandestine contre les armées de Hitler et de ses alliés, avec son cortège de représailles : entre autre, le massacre des maquisards d’Izon et des jeunes de Barret-de-Lioure, le 22 février 1944, puis le bombardement de Séderon le 10 août 1944 par les sbires du IIIème Reich.