Un enfant d’Eygalayes prêtre et journaliste
Augustin Isidore BERTRAND était né le 16 février 1829 à Eygalayes. Pour le situer dans notre environnement, précisons qu’il était le frère de Pierre Joseph Bertrand, propriétaire à Préverdian et qui fut maire d’Eygalayes, et l’oncle de Lucien Bertrand dont nous avons retracé la carrière politique dans le précédent numéro.
Isidore Bertrand était prêtre. Mais un prêtre atypique puisque journaliste, écrivain et éditeur plutôt que desservant de paroisse. La notice de Wikipedia le définit comme « un essayiste catholique et journaliste français connu pour ses opinions antimaçonniques ».
Trois documents essentiels permettent de reconstituer les grandes lignes de sa carrière :
Le premier, de 1884, est l’oeuvre d’André Lacroix – alors archiviste du département de la Drôme - intitulé « EYGALAYES ancien et moderne ».
Le second, et le plus documenté, est l’article nécrologique que publia le 11 juillet 1914 la « Semaine Religieuse du Diocèse de Valence ».
Enfin l’Abbé Loche consacre à Bertrand la notice n° 288 de son ouvrage « Les Prêtres du Diocèse de Valence du Concordat à nos jours »
S’y ajoutent quelques autres documents, glanés au hasard des archives, qui apportent chacun un petit éclairage particulier.
Isidore Bertrand écrivit énormément. Sa bibliographie fait apparaître deux domaines où il exerça ses qualités de journaliste et qui sont révélateurs des grandes luttes idéologiques de la fin du XIXe siècle :
- d’une part un polémiste virulent dans ses attaques contre les « républicains » qui dirigent le pays, accusés de ruiner la France par la création pléthorique d’emplois, par le coût des expéditions guerrières aux quatre coins du monde (Tunisie, Madagascar, Tong-King (sic)…).
- d’autre part un passionné de l’étude des sociétés secrètes, des sciences occultes et de la sorcellerie, même si c’était pour en faire la critique. Ce goût prononcé fut la source de nombreux travaux publiés : La Franc-Maçonnerie ; Histoire authentique des sociétés secrètes, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours (1897) ; Etude pour le temps présent. La religion spirite (1898) ; L’occultisme ancien et moderne. Les mystères religieux de l’antiquité païenne. La kabbale maçonnique (1899) ; Les possédées de Laudun (sans date) ;
Il écrivit aussi des ouvrages religieux.
« Eygalayes a vu naître deux écrivains de genres différents : François de Genton du Barsac et Isidore- Augustin Bertrand. Le premier appartenait à une famille noble sortie d’Allevard…
Quant à M. Bertrand, d’abord élève du Petit Séminaire de Valence, il fut successivement vicaire à Romans, professeur de seconde et vicaire à la cathédrale. Ayant refusé, en 1858, pour cause de santé, la chaire de rhétorique au Petit Séminaire, il devint, l’année suivante, curé de Pisançon près Romans.
Comme propriétaire de l’imprimerie des Célestins, à Bar-le-Duc, il a publié de nombreux et importants ouvrages de théologie, de sciences et de belles-lettres.
Mais son principal titre de gloire est la littérature.
Il écrivit d’abord un certain nombre d’articles dans la Semaine des Familles. Un peu plus tard, il fonda à Valence le Foyer Littéraire, qui fut poursuivi et supprimé en 1861 ; et l’Echo du Midi, qui disparut à son tour pour raisons politiques. Il collabora, vers le même temps, à l’Union de l’Ouest, d’Angers, un des journaux d’opposition les plus répandus à cette époque. En 1870, il devint rédacteur en chef de l’Opinion du Midi, de Nîmes, à la suite du désir qu’exprima Mgr Plantier de voir un prêtre placé à la tête de cette feuille pendant toute la durée du Concile du Vatican.
On doit à cet écrivain, plein de verve, de feu et d’esprit, de nombreuses brochures, et notamment :
1° La liberté de l’Eglise et le Pouvoir Civil - 2° Journalistes et journaux - 3° Souvenir et Espérance - 4° Nous y voilà (première aux Allobroges) - 5° La logique du côté gauche - 6° La Franc-Maçonnerie (Révélations d’un ancien Rose-Croix) - 7° Aujourd’hui et demain (les événements dévoilés, par un ancien Rose-Croix) - 8° Républicains et paysans (opinions d’un contribuable sur les républicains de la troisième République).
Plusieurs brochures ayant le même sous-titre que cette dernière sont annoncées, mais n’ont pas encore paru.
M. Bertrand a publié en outre, en 1860, une Vie de saint Clair, patron de Pisançon.
Ayant recueilli à Rome de nombreux documents, il fit imprimer dans ses ateliers de Bar-le-Duc (1879) un ouvrage en deux volumes in-8°, sous ce titre : Le Pontificat de Pie VI et l’athéisme révolutionnaire. Les chapitres xxxv et xxxvi ont été rédigés sur des notes fournies à l’auteur par le chanoine Sauret, du diocèse de Gap, et l’abbé Clerc-Jacquier, du diocèse de Grenoble.
En 1883, M. Bertrand nous a donné : La Franc-Maçonnerie (histoire authentique des sociétés secrètes depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. – Paris, 1 vol. in-8°)
Pendant les années 1877, 1878 et 1879, il publia les Annales du monde religieux. Cette revue cessa de paraître à la fin de 1881, les nouveaux propriétaires de l’Imprimerie des Célestins n’ayant pas cru devoir la continuer.
Né le 14 février 1829, M. l’abbé Bertrand peut lutter longtemps encore avec le zèle et le talent qu’il a montrés dans tous ses écrits, et s’assurer une place distinguée parmi les écrivains contemporains.
« M. l’abbé Isidore Bertrand, ancien curé de Pisançon, décédé à Montpellier le 2 avril dernier, appartenait par sa naissance à notre diocèse où, pendant plusieurs années, il a exercé le saint ministère. C’était un prêtre fort digne, très laborieux, écrivain distingué et auteur de nombreuses publications. Quand diverses circonstances l’eurent décidé à s’éloigner de nous, il ne cessa d’entretenir avec ses anciens confrères et de leur donner, en toutes occasions, des témoignages de son affectueux souvenir. Voici quelques détails sur sa vie assez mouvementée, ainsi que sur ses travaux les plus importants qui, tous, font honneur à l’Eglise et à notre diocèse.
Né à Eygalayes, le 14 février 1829, M. Bertrand fut ordonné prêtre à Romans, le 16 juillet 1854. Il devint successivement vicaire à Saint-Nicolas de Romans, et vicaire à la cathédrale de Valence où il demeura trois ans ; puis, il fut nommé curé de Pisançon, en remplacement de M. Valette, décédé le 9 mai 1859. En cette même année, il prêcha l’Avent à la cathédrale, de concert avec M. l’abbé Bouroulet, le futur curé de Notre-Dame. Il avait pour la chaire un réel talent, mais il se sentait plus particulièrement attiré vers la polémique avec sa plume, et ce fut à Pisançon que commença à se manifester sa vocation d’écrivain et de journaliste. Ce petit village devint tout à coup célèbre dans le diocèse, grâce à la publication d’une revue que M. Bertrand faisait paraître environ tous les quinze jours et qu’il datait de son ermitage de Pisançon. Comme il était encore à un âge où l’on ne doute de rien, il l’avait intitulé Le Foyer Littéraire. Il ne pouvait manquer d’entrer en lutte avec une autre revue qui se publiait à Romans, sous le titre de La Romanaise et qui avait pour rédacteurs quelques professeurs du collège, entre autre un M. Martin, qui fut le principal adversaire de M. Bertrand. Toutefois les deux lutteurs étaient d’assez bonne composition et, après avoir amusé quelque temps le public qui comptait leurs coups, ils faisaient un traité de paix dans des agapes très fraternelles. Heureuse époque où les controverses politiques et religieuses trouvaient de si aimables solutions. Au Foyer, on faisait, en effet, un peu de tout. La politique étant l’objet de la surveillance ombrageuse de la police impériale, M. Bertrand ne tarda pas à s’en apercevoir, car il fut, au mois d’octobre 1861, pour je ne sais quel article, cité à comparaître devant le tribunal correctionnel de Valence, et se vit condamné, par arrêt du 14 novembre, à une amende et à la suppression de son journal qui n’a eu que 19 numéros.
Un peu découragé, M. Bertrand se contenta d’écrire des articles pour les journaux de la localité, et sa collaboration fut particulièrement profitable à L’Ami des familles, qui, à cette époque, était comme notre Semaine religieuse. En 1865, il tenta de nouveau de voler de ses propres ailes et, avec le concours de M. Chaléat, imprimeur à Valence [1], il fonda l’Écho du Midi, paraissant tous les mois, mais qui n’eut guère plus de succès que le Foyer, car, né le 1er octobre 1865, il avait cessé de vivre au 1er juillet de l’année suivante.
M. Bertrand ne se contentait pas d’écrire ; il avait un coeur tendre et généreux ; il savait, quand les circonstances le demandaient, payer largement de sa personne et de sa bourse.
Au milieu de nos malheurs de 1870, il recueillit dans sa propriété d’Eygalayes une dizaine d’enfants d’Alsace et de Lorraine que la guerre avait rendus orphelins et leur servit de père, jusqu’au jour où le gouvernement eut statué sur leur sort.
Après ces terribles événements, la Providence lui ménagea une situation conforme à ses goûts. L’imprimerie Guérin, de Bar-le-Duc, subissant les malheurs du temps, venait de passer aux mains des religieux Célestins, qui, n’étant point nés pour les affaires commerciales, durent chercher un administrateur ; ils s’adressèrent à M. Bertrand, qui accepta avec joie et empressement, car il avait enfin trouvé le milieu où il pourrait composer des livres et les faire imprimer. Cette dernière partie de la vie de M. Bertrand, qui s’écoula en dehors de notre diocèse, fut extrêmement féconde, et je ne puis ici, dans un article nécrologique, qu’indiquer très sommairement les principaux ouvrages auxquels il imposa son nom, et dont les titres seuls vont révéler son zèle, son activité infatigable et aussi la tournure de son esprit. Etant devenu propriétaire de l’imprimerie qu’il dirigeait, il eut à coeur de terminer les Annales de Baronius [2], avec la continuation de Laderchius et les notes de Pagi, ce qui représente une série de 37 volumes in-folio. C’est là sa grande oeuvre, son principal monument.
Il a ensuite publié les volumes suivants, qui sont de lui :
Histoire de Pie VI. 1878
La Salette. 1888, xi-526 pages
La Salette. Documents et bibliographie, pour servir de pièces justificatives à l’ouvrage portant le même titre. 1889, 319 pages
La Salette. Controverse épistolaire entre les abbés Bertrand et Déléon. 1889, 522 pages Voyage en zigzags à travers l’Opportunisme. Lettres d’un libre diseur à M. Carnot. 1892, 167 pages
Les prophéties et les événements de demain. Sans date, 116 pages
Histoire authentique des sociétés secrètes, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. Leur rôle politique, religieux, social. 1897
La Synagogue et les élections de mai 1898. Lettres à trois juifs et à un groupe d’électeurs.
Etude pour le temps présent. La religion spirite. 1898, 59 pages
L’occultisme ancien et moderne. Les mystères religieux de l’antiquité païenne. La kabbale maçonnique… 1899, 63 pages »
publié en 1973 [AD Valence BH 409]
La notice de l’abbé Loche est brève (16 lignes). Nous n’en avons emprunté que quelques indications complétant les textes précédents :
« 288. BERTRAND Isidore. Né à Eygalayes le 16 Février 1828.
T. [3] 10 juillet 1851 – S/D [4] 12 mars 1853
prêtre le 16 juillet 1854… entre dans le « journalisme » en 1867 (sic)
N.B. 1/ En 1861 il fonde LE FOYER LITTERAIRE. Mais difficulté avec l’Evêque, avec la police. Il est un instant précepteur chez le marquis de Suze-la-Rousse ; écrit dans l’AMI DES FAMILLES.
Fonde l’ECHO DU MIDI, 1er octobre 1865…
2/ En 1870, l’Imprimerie Guérin passe aux mains des « Célestins ». Il est nommé directeur…
3/ Bon écrivain et bon journaliste. »
Un autre document évoquant l’abbé Bertrand vient des Archives Diocésaines de Valence. Il s’agit de l’extrait d’une conférence faite le 19 février 1922 par M. Meffre (que nous n’avons pas réussi à identifier). Le texte est en grande partie une compilation du livre d’André Lacroix, mais sa fin a le mérite d’avoir un accent personnalisé lorsqu’elle évoque Isidore Bertrand :
« Je me rappelle personnellement de cette figure noble et sympathique lorsqu’il vint à Eygalayes après la tourmente de 1870-71 avec de nombreux orphelins de la GUERRE. C’est lui qui le premier créa dans son pays la distillation de la lavande, industrie qui y est aujourd’hui très exploitée et qui crée dans la région une grande source de revenus.
Son frère a été pendant plusieurs années maire de la commune et son neveu Lucien Bertrand a été de longues années Député de l’arrondissement de Nyons et Conseiller Général du Canton de Séderon. »
Le comportement politique dans les Baronnies Drômoises de 1864 à 1914 - Maurice Gontard [éditions de l’Essaillon - Séderon – 2007]
Maurice Gontard, en décrivant le déroulement des élections durant cette période et donc la carrière politique de Lucien Bertrand, ne pouvait pas ne pas évoquer les rapports entre l’oncle, clérical conservateur, et le neveu, républicain de moins en moins modéré.
L’abbé Bertrand soutint la candidature de son neveu lors de la campagne pour l’élection du député en 1876 : « j’apprends que le comité républicain conservateur de Nyons vient de choisir mon neveu (…) comme candidat à la députation… Pour toutes les questions qui se rattachent de près ou de loin aux grands intérêts que nous avons le devoir de défendre, je me porte garant pour mon neveu. Ses sentiments me sont connus et je sais que je n’aurai jamais à regretter de l’avoir patronné ».
Les relations entre les deux hommes restèrent longtemps bonnes : sur les papiers imprimés utilisés par l’étude du neveu, alors notaire à Séderon, on peut lire Imprimerie Bar-le-Duc – Typ. BERTRAND.
Le temps des regrets arriva pourtant. Lors de la campagne électorale de 1902, et à l’annonce de la candidature de son neveu contre le Comte d’Aulan, député sortant, Isidore Bertrand écrivit depuis Barle- Duc : « dans le cas où cette candidature persisterait à se produire, je n’hésiterai pas à la combattre quels que soient les liens de parenté qui m’unissent au candidat. M. d’Aulan est le seul député de la Drôme qui se soit fait à la Chambre le champion de la liberté, qui ait défendu par ses discours et par ses votes les intérêts bien compris de ses commettants et repousser les attaques des sans-patrie contre l’armée… les électeurs de l’arrondissement de Nyons n’ont rien de mieux à faire qu’à lui renouveler un mandat qu’il n’a cessé de remplir avec honneur et dévouement ».
Il est vrai que si en 1879 Lucien Bertrand pouvait être qualifié de « républicain conservateur », il n’en était plus de même en 1902 et son oncle avait raison de redouter l’élection un député qui allait voter la loi de séparation de l’Église et de l’État.
Malgré cette opposition familiale, Lucien Bertrand sera élu avec une large majorité.