Bandeau
L’Essaillon
« Entre la Tourre et lou Crapoun,
I a moun païs, qu’ei Sederoun »
Alfred Bonnefoy-Debaïs

Etudier, préserver et faire connaître le Patrimoine Historique, Naturel et Culturel de Séderon et de sa Région

Lou Trepoun 27
Du noyer au pasteù
(ou la « dialectique » du noyer séderonnais)
Article mis en ligne le 30 septembre 2013
dernière modification le 13 décembre 2014

par CHARROL Jean-François
Grand coume Pilato Grand comme Pilate
Pren (ou Prim ?) coume unú pata Prend comme un chiffon
(ou léger comme une toile ?)
Dous coume de mèu Doux comme le miel,
Amar coume de fèu Amer comme du fiel,
Qu es ? Qui est-ce ?
Lou nóuguié Le noyer.

Cette devinette provençale [1] présente le noyer dans toute son ambivalence, comme celle de la noix à la fois douce et amère selon les étapes de sa formation et de sa maturation. A la fois utile et/ou nuisible, bénéfique et/ou maléfique selon les propriétés que lui ont attribuées différentes croyances ou mythes, de l’antiquité à nos jours, ce bel arbre au port majestueux a toujours été environné de mystère. Je ne m’étendrai pas sur ce sujet très vaste pour en rester aux noyers séderonnais qu’on appelle aussi « nousier » ou encore « nougier » dans le patois local. Vers le milieu de la décennie trente, ils étaient nombreux, dans les champs ou en bordure de ceux-ci. Peu à peu, la baisse de leur intérêt en termes de valeur marchande, la gêne qu’ils apportaient à l’utilisation des moyens mécaniques de culture de plus en plus répandus, conduisirent à leur élimination progressive. On estimait le « nousier » pour la valeur commerciale de son bois en menuiserie, pour la production des fruits facilement conservés dans leur coquille dure, ses feuilles utilisées en décoction ou en infusion (l’expression pren coume unó pato n’évoque t-elle pas la douceur du contact de la feuille dans la main semblable à celui d’une « pate » – pièce de tissu – prim traduisant la finesse, la légèreté, dans un sens finalement assez voisin) efficaces selon des traditions millénaires pour leurs propriétés vermifuges, toniques, dépuratives et stimulantes de l’appétit. Mais en même temps (dialectique de la nature ou simplement revers de la médaille ?) apparaissaient des caractères négatifs : stérilité du champ aux abords de l’arbre, dangerosité de son ombre. Monsieur de Rénal dans « Le Rouge et le Noir » ne disait-il pas [2] : « Chacun de ces maudits noyers me coûte la récolte d’un demi-arpent, le blé ne peut venir sous leur ombre. » Mais déjà le naturaliste latin Pline l’Ancien (Ier siècle) avait écrit : « Son ombre appesantit et offense le cerveau des hommes et porte nuisance à ce qui est planté autour ». Nos paysans séderonnais émettaient des craintes semblables. Les moissonneurs, au moment du repas en plein champ évitaient, sauf en cas d’absence d’autre possibilité, l’ombre des noyers ; dans cette situation les plus anxieux (ou les plus prudents) s’installaient mi-ombre mi-soleil.

A « La Rosière », près du départ du vieux « chemin de Bail » se dressait un très beau noyer particulièrement haut et imposant. On l’appelait : « le noyer du Polyton » (sans doute en raison du prénom Hyppolyte qui devait être celui du propriétaire). A l’automne, nous, les enfants, venions gambader dans l’épaisse couche de feuilles tombées, humides et odorantes, à la recherche des noix que nous enfouissions dans nos poches. Un nombre important de ces arbres, bien moins développés, occupait les champs en terrasses incultes qui, au bas du Crapon, dominaient La Rosière au-dessus de l’ancienne maison Lacroze et au-delà. Je n’ai jamais su à qui ils appartenaient. De toute façon ils ne produisaient guère de noix, du fait qu’ils poussaient sur un terrain peu fertile. C’est vraisemblablement pour ce motif que les propriétaires se décidèrent à les vendre. Le grain du bois est, paraît-il plus serré, donc recherché, lorsqu’il a poussé en terrain pauvre.

AUTRE HISTOIRE DE MIEL

Si le bois de noyer n’avait pas une grande valeur pour le chauffage – « pichoto flame, grand cendrier » dit l’adage provençal – il était très utilisé dans nos campagnes en menuiserie ou ébénisterie parce que facile à trouver et en raison de ses qualités propres qui conféraient aux objets fabriqués solidité et beauté. On appréciait particulièrement, sur les meubles et les portes, l’aspect veiné et marbré que rehaussait la cire après un bon polissage. Des marchands de bois circulaient dans la région à la recherche des beaux troncs. Les plus connus étaient Messieurs Thirion (d’Eygalayes) père et fils, Alphonse dit « Le Fonce », et Louis. Le premier, très habile négociant, toujours à l’affût de la bonne affaire, était célèbre par sa stratégie d’acheteur : en rencontrant volontairement ou de façon fortuite le propriétaire de l’arbre convoité, il l’abordait en souriant avec force tapes amicales sur l’épaule tout en ponctuant ses gestes d’un tic de langage mémorable : « dis... dis... dis... » qui captait forcément l’attention. Le père et le fils, eux-mêmes cultivateurs avisés connaissaient parfaitement le milieu agricole de la région, les propriétés, les arbres, leur plus ou moins grande valeur. Ils parvenaient ainsi à conclure les marchés les plus intéressants. Cependant, ce furent des marchands de bois de Laragne qui achetèrent les vieux noyers qui végétaient sur les landes en terrasses de La Rosière. Le chantier d’abattage dura quelque temps, haches et scies troublant le calme habituel du quartier ; il fut marqué par un épisode inattendu.

Un beau matin, les hommes découvrirent que l’un des gros troncs était parcouru de haut en bas par une longue fente caverneuse laquelle était occupée par des abeilles « sauvages » qui y avaient installé leur ruche, vraisemblablement depuis de nombreuses années ; il fallut l’enfumer pour chasser les insectes. L’arbre renfermait une énorme quantité de miel (il n’y avait pas d’ours dans le Crapon pour venir s’en régaler !). Des ménagères qui circulaient habituellement à La Rosière, Victoria Bruis (logée dans l’actuelle maison J. Girard) et Marie Monge apprirent la nouvelle et donnèrent l’alerte : les ouvriers du chantier distribuaient généreusement le miel contre une minime récompense. Les voisines accoururent leur bassine à la main : une véritable course au trésor ! Ma mère revint avec une bonne quantité de morceaux de cire noyés dans un liquide de couleur plutôt brune qui se révéla amer au goût. Ce miel était sans doute assez ancien comme tendait à le prouver sa couleur foncée. Le trésor escompté était finalement sans grande valeur ; on s’en contenta (A cheval donné...). Après cet épisode fameux les noyers furent abattus, enlevés et transportés. Les champs en terrasse demeurèrent landes nues.

DE LA NOIX AUX « PASTEAU »

Sur les terres cultivées, les noix étaient ramassées lorsqu’elles tombaient, soit naturellement, soit, chez les paysans les plus avisés, par gaulage à l’aide de longues perches de saule. Tout en ramassant, on procédait à l’écalage pour débarrasser les fruits du brou resté attaché à la coquille, opération dont on revenait avec la main et le bout des doigts noircis.

Avant même la récolte, certains prélevaient sur l’arbre des noix encore vertes, à une date variable que des traditions avaient fixée soit à la Saint-Jean, soit à Sainte-Madeleine afin de fabriquer du « vin de noix ». Cet excellent breuvage, un vrai nectar, que l’on préparait dans la plupart des maisons selon des recettes plus ou moins personnalisées était servi avec un brin de solennité, par la ménagère fière de son œuvre, aux visiteurs, en signe d’amitié et de bon accueil. A l’automne les fruits récoltés, séchés et propres étaient stockés. Une partie était conservée pour être consommée au dessert au cours de l’année (il en restait encore l’été suivant au moment des repas de moisson). Le reste était destiné à d’autres usages en fonction de la quantité produite, notamment la vente de cerneaux et la fabrication d’une huile assez prisée à l’époque et qui semble retrouver de nos jours une certaine faveur auprès des diététiciens et des gourmets.

On devait donc casser les noix. Ce travail s’effectuait dès l’automne, bien au chaud, dans les demeures. Le « casseur », solidement assis sur sa chaise, le sac de fruits auprès de lui, posait sur l’une de ses cuisses une tuile « traditionnelle » dont le creux enveloppait le membre. Sur cette sorte d’enclume, l’homme posait la noix tenue verticalement entre le pouce et l’index (la pointe en haut me semble-t-il). De l’autre main, il prenait un petit maillet de bois à manche court dont il donnait un petit coup sec pour fendre la coquille sans écraser l’amande. Frapper juste, grâce à un mouvement souple et précis du poignet exigeait une grande adresse. Camille Jullien, que j’avais pu voir à l’ouvrage chez lui, était particulièrement habile dans cet art, ayant acquis par son métier d’horloger-bijoutier une maîtrise parfaite de la main. Les noix brisées s’entassaient, à côté du « casseur » dans une corbeille ou dans un sac... En même temps, ou à d’autres moments, on devait « trier » c’est à dire séparer le cerneau de la coquille brisée. Les séances de triage étaient organisées à la veillée. Voisins et amis s’invitaient à tour de rôle pour l’accomplissement de cette tâche qui donnait lieu à des réjouissances.

On déposait un tas de noix brisées au centre d’une table spacieuse et tout autour les trieurs s’activaient à extraire avec précautions les cerneaux mis de côté en un premier temps, puis placés dans des paniers ou corbeilles et rangés selon leur destination : soit la vente à des négociants pour la confiserie, soit la fabrication de l’huile pour la consommation personnelle – ou le cas échéant, la vente. Remarquons que l’appellation cerneau était réservée aux moitiés de noix utilisées pour la confiserie. Il semble bien aujourd’hui que la terminologie ait évolué et que ce nom désigne la totalité de la graine incluse dans la coquille. Les débris rejetés étaient soit récupérés éventuellement pour activer, au cours de l’hiver, le feu de la cuisinière à bois, soit voués au sort de déchets à éliminer. Au cours de la soirée la maîtresse de maison offrait boissons et pâtisseries. On travaillait en bavardant et en riant tout au long de ces réunions festives et laborieuses. A Mévouillon les jeunes gens, filles et garçons rassemblés en ces occasions terminaient la fête en se jetant à la tête des poignées de coquilles de noix en guise de confettis.

Chaque propriétaire portait donc une partie de sa récolte au moulin afin de faire fabriquer sa provision d’huile de noix (très appréciée dans les salades). Les « restrictions » liées aux contraintes de l’occupation allemande de 1940 à 1944, redonnèrent vigueur à cette pratique. Les meules écrasaient les cerneaux. La pâte ainsi formée était chauffée selon des méthodes empiriques qui produisaient quelquefois des effets décevants : il arrivait que l’exploitant reproche au meunier d’avoir « brûlé » son huile. Cette pâte était ensuite fortement pressée dans des toiles qui laissaient filtrer l’huile et retenaient le tourteau très compact.

Le tourteau (lou pastèu en langue locale) après avoir séché pouvait servir à l’alimentation du bétail. Il était parfois abandonné en tout ou partie au meunier. Ce tourteau de noix était l’objet, de la part des enfants d’une sorte de culte dont la célébration rituelle revenait chaque année à la mauvaise saison, époque où l’abondance des eaux permettait aux moulins de tourner à plein régime. Nous l’appelions « le pasteau » nom francisé car, en ce temps là, le patois local était considéré comme une langue vulgaire. Lorsque se répandait parmi nous la nouvelle de la mise en route de la fabrication de l’huile, les délices de la précédent période nous revenaient en mémoire. Et un beau soir, pendant ou après notre partie traditionnelle de poursuite autour du « Soustet » l’un d’entre nous proposait :

« Si on allait chercher du pasteau ? » Une bande se formait autour de l’auteur de cette proposition – souvent quelqu’un qui connaissait bien le meunier, par exemple Louis Déthès. Et nous partions, les mains dans les poches, le corps penché en avant, car, généralement, la bise soufflait à l’Essaillon. Après le tournant de Sainte-Barbe les lumières du moulin de M. FARAUD qui apparaissaient dans la nuit soutenaient notre ardeur. Le chemin d’accès se rapprochait. Le bruit de l’eau, le ronronnement des machines peu à peu perceptibles annonçaient un autre univers. Frapper à la porte et entrer se faisait sans formalité. Le meunier nous accueillait avec un large sourire derrière ses lunettes de myope, nous disait quelques mots et repartait vers la salle des meules où nous n’étions pas admis. Madame FARAUD, femme de taille imposante, forte et gentille s’étonnait de notre courage à braver le froid et précédait notre demande : « Vous voulez du pasteau ? ». Je crois qu’elle aussi francisait le terme ayant affaire à des enfants dont elle ne voulait pas « pervertir » le langage (Dans les familles on parlait souvent le patois, mais on s’efforçait d’utiliser la langue française en présence des enfants). La meunière nous distribuait alors quelques morceaux de plaques du précieux produit portant, comme un signe d’authenticité, l’empreinte ténue des toiles qui avaient servi à le presser. Les poches pleines, nous repartions vers le village.

D’autres fois, Lucien Gianoglio, ou un autre, dont la famille avait des rapports amicaux avec un deuxième meunier exerçant à Séderon s’écriait, comme s’il s’agissait d’une proposition plus hasardeuse :

« Si on allait au moulin du Lilet ? ». Déjà le seul énoncé de cette appellation faisait comme passer en nous une espèce de frisson indéfinissable. Les moins entreprenants renonçaient (de même ceux qui parmi nous n’étaient pas autorisés à sortir tardivement). Car ce moulin était beaucoup plus éloigné que le premier. Il fallait aller sur la route au-delà du croisement du « quatre » vers Villefranche (à l’endroit où fut ²installé plus tard l’abattoir municipal). C’était une aventure, dans la nuit, le vent, le froid, marquée aussi par une certaine appréhension qui donnait du piquant à l’expédition. Il fallait cheminer longtemps avant d’arriver enfin en vue de la bâtisse. Apparaissait alors la silhouette insolite d’une levée de terre, parsemée de roseaux bruissants qui formait les parois de l’écluse dont la situation en surélévation au-dessus du chemin heurtait notre logique enfantine (la nécessité d’une différence de niveau ne nous apparaissait pas). L’étrangeté des lieux n’avait d’égale que celle de leur maître. « Le Lilet », nanti d’une réputation de solitaire due à sa situation de veuf et à sa vie éloignée du village était, sans doute à son corps défendant, considéré comme un être bizarre, « un original » disait-on..... Les manifestations bruyantes de notre petite troupe, quelques coups frappés à la porte amenaient « Le Lilet » à sortir sur le seuil de l’habitation sous la lampe qui dominait l’entrée. En dépit de son aspect un peu bougon, il nous accueillait par un large rire sonore, un peu effrayant dans la lumière électrique qui éclairait l’extérieur et donnait un aspect peu rassurant à cette tête ronde à la barbe mal rasée ; il cherchait à nous identifier, posant des questions sur nos familles respectives qui étaient connues de lui. Nous lui confirmions l’objet de notre venue, facile à deviner. Ce meunier étrange - ou du moins me paraissait-il tel - de façon très amicale distribuait le « pasteau ». Cette sorte d’ermite semblait nous remercier de notre visite. Brave Lilet !....Réconfortés nous pouvions prendre le chemin du retour.

Après la collecte du « pasteau » restait à réaliser l’opération finale qui conduisait à la gourmandise recherchée. A la maison chacun, à l’aide d’un solide pilon de bois, parfois avec un marteau car le tourteau était dur, broyait ce produit, le pulvérisait en une sorte de farine de couleur beige-gris, puis mélangeait celle-ci à la dose convenable de sucre en poudre. Le fruit de ce labeur était enfin placé dans des cornets, fabriqués avec du papier journal, destinés soit à être conservés pour les jours suivants, soit à une dégustation immédiate. C’était un vrai régal, à consommer sans modération, de préférence dans la rue, en partageant son plaisir avec des camarades. Quelquefois, un farceur s’approchait, soufflait violemment sur le cornet du voisin et le pasteau s’envolait en fine poussière au grand dam de la victime. Des représailles s’ensuivaient.....

A la réflexion, il apparaît aujourd’hui que cette gourmandise très « naturelle » riche en protéines et en vitamines ne pouvait qu’être bénéfique à notre croissance d’enfants pratiquant de multiples et rudes activités physiques (« un peu de pasteau et ça repart » aurait pu constituer un bon slogan publicitaire !)

Une étude [3] menée pendant une quinzaine d’années par des chercheurs de l’U.F.R. de Pharmacie de l’Université Joseph Fourier de Grenoble a montré les effets bénéfiques de l’huile de noix et du tourteau de noix sur des animaux (lapins et rats) et en particulier que « l’effet du tourteau de noix est lié à la qualité des acides aminés de ces protéines et à la présence de vitamines B6...... ».

Une étude est en cours pour ce qui concerne l’homme et « laisse entrevoir un effet bénéfique de la noix et de l’huile de noix chez l’homme... »

Pour rester dans le chapitre gourmand, rappelons que le mot nougat nous vient, via le provençal, du latin populaire nucatum : préparé avec des noix .

Ainsi donc se trouve largement conforté le pôle positif dans la « dialectique » du noyer séderonnais. La culture de cet arbre, forte de sa tradition millénaire et de la reconnaissance moderne de sa valeur, semble prendre une nouvelle vigueur dans certaines régions. (Cf. l’ouvrage cité).

Avis aux amateurs...

J.F. CHARROL