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L’Essaillon
« Entre la Tourre et lou Crapoun,
I a moun païs, qu’ei Sederoun »
Alfred Bonnefoy-Debaïs

Etudier, préserver et faire connaître le Patrimoine Historique, Naturel et Culturel de Séderon et de sa Région

Lou Trepoun 31
Langue provençale, provençalismes et français régional dans l’œuvre de Giono
(Giono est-il un écrivain régionaliste ?)
Article mis en ligne le 3 octobre 2013
dernière modification le 13 décembre 2014

par RICARD Georges

Le titre, bien long et quelque peu rébarbatif, je l’avais déjà utilisé dans une petite étude que le Bulletin de l’Association des Amis de Jean Giono avait publiée en 1990, étude qui voulait être une approche essentiellement linguistique de l’écriture gionienne. En réalité, la question que je souhaite évoquer devant vous et avec vous - et que sous-entend ce titre - est la suivante :

Giono est-il un écrivain régionaliste ? ou, au contraire, son œuvre a-t-elle un caractère universel, sa coloration provençale due au vocabulaire employé, aux images, à la syntaxe, ne faisant qu’apporter un complément à son écriture d’auteur d’expression française ?

Il convient, me semble-t-il, de tenter de définir les critères qui font considérer un écrivain comme régionaliste et, donc, de voir si Giono répond à ces critères.

A mon avis, qui peut bien entendu être discuté, on peut qualifier de régionaliste l’auteur qui :

  • se préoccupe de mettre en valeur, de « chanter », au sens d’être « le chantre » de la région qu’il affectionne et dont il vante les attraits,
  • situe le déroulement des événements imaginés par lui dans le cadre géographique de la dite région, qui est le plus souvent celle de son origine,
  • prête aux personnages, aux acteurs des histoires qu’il raconte, les caractéristiques propres aux habitants du pays.
  • attribue aux dits personnages certains traits de langage usités dans cette région au point de vue vocabulaire, expressions, morphologie, syntaxe, etc.

D’où, les trois points que j’évoquerai successivement dans mon intervention :

  • Le refus de Giono lui-même d’être classé parmi les écrivains régionalistes.
  • Un deuxième point que l’on pourrait intituler : et pourtant ! Et c’est là que nous serons au cœur du sujet en notant les emprunts à la langue provençale, aux provençalismes et au français régional à la topographie locale, aux noms patronymiques des personnages, etc..
  • Dans le troisième et dernier point, nous tâcherons de nous faire une opinion en face des divers éléments relevés et de répondre à la question posée dés le début de mon propos.

Giono et le refus de la classification parmi les écrivains régionalistes

Lors d’une émission de l’ancien O.R.T.F. diffusée par France Culture en 1965, Giono, dès ses premiers mots déclare :

« Je ne suis pas provençal, je suis né en Provence par hasard parce que mon père et ma mère s’y sont rencontrés et s’y sont mariés. Autrement, ma mère était parisienne, née à Paris, d’une mère picarde et d’un père provençal évidemment, de Manosque et mon père était, si l’on veut, né en Provence, puisqu’il est né à Saint-Chamas, mais de père et mère piémontais ; alors, tu vois (dit Giono à son interviewer Jean Carrière, qui en a reproduit ce texte dans son ouvrage Jean Giono de la collection Qui suis-je ?) il n’y a pas des origines très provençales... Mais j’aime ce pays... Je l’aime comme Swann aimait Odette, en se rendant compte finalement que c’était la femme qui ne lui convenait pas, que ce n’était pas son type. Et bien, la Provence, ce n’est pas mon « type » de pays... C’est donc un pays que j’aime, mais je l’aime mieux que ce que l’aiment les félibres... »

A son interlocuteur qui l’interroge alors sur sa position à l’égard de la langue de Mistral, il répond :

« Quand on a à sa disposition une langue aussi belle que le français, aussi importante à écrire que le français et aussi riche en expressions que le français, on n’écrit pas dans une langue qui n’est plus comprise que par une cinquantaine d’apothicaires. »

Ces derniers mots ne sont pas très aimables, tant à l’égard des félibres que des pharmaciens d’officine. Pourquoi Giono associe-t-il les félibres et les apothicaires ? Peut-être avait-il en tête l’anecdote, assez connue évoquant la dispute entre deux pharmaciens d’Apt dont l’un qui s’adonnait à la poésie provençale avait été traité par l’autre de « Félibre, couioun de gros calibre » (simple supposition de ma part).

Giono a également déclaré un jour en substance : quand on me fera voir un traité de trigonométrie écrit en provençal, je dirai alors que c’est une langue. Quelques minutes plus tard, dans cette même interview, Giono fait la déclaration suivante dont le texte est probablement aussi connu que celui de ses paroles précédentes :

« La Provence que je décris est une Provence inventée et c’est mon droit... C’est un Sud inventé comme a été inventé le Sud de Faulkner. J’ai inventé un pays, je l’ai peuplé de personnages inventés et j’ai donné à ces personnages inventés des drames inventés ; le pays lui-même est inventé. Tout est inventé. Rien n’est fonction du pays que j’ai sous les yeux »

On ne peut pas dire qu’avec ses affirmations rigoureuses, Giono répond au premier critère de l’écrivain régionaliste, à savoir, comme dit précédemment, être, entre guillemets, le chantre de la Provence, ou mieux, de la Haute-Provence. La sienne est essentiellement tragique et ses écrits ne sauraient être considérés comme « promotionnels », pour cette région, exception faite de la curiosité qu’ils peuvent éveiller quant à la découverte des sites évoqués. Je reproduis ci-après pour illustrer mon affirmation un dernier extrait de l’interview déjà mentionnée :

« Chaque fois que dans un de mes livres, il y a du soleil c’est généralement pour le présage d’un drame abominable. C’est toujours le présage d’un drame, ou c’est toujours le présage d’un malheur ».

A Jean Carrière qui lui rappelle qu’il a dit : « L’écrivain qui a le mieux décrit cette Provence, c’est Shakespeare » Giono répond :

« C’était une boutade... je voulais dire par là qu’il n’y avait pas qu’un écrivain provençal pour décrire la Provence et que la Provence pouvait être décrite par tout le monde... Quand Shakespeare décrit des passions dans ses drames, il décrit les passions provençales... C’est, en effet (la Haute-Provence) un pays mystérieux, dramatique, étrange, qui semble à certains endroits, quand on les connaît, émerger à peine du déluge... D’ailleurs, il y a des endroits comme le plateau de Valensole qui semblent destinés à abriter des drames presque shakespeariens... Il y a souvent des assassinats en série sur ce plateau. Les mêmes choses se reproduisent encore du côté de la montagne de Lure sur le flanc sud. »

Les habitants du Haut-Pays, tels que les décrit Giono, sont aussi peu engageants que les paysages ; dans Ennemonde , roman se déroulant à l’époque moderne, il écrit :

« Des femmes démantelées par les grossesses répétées, des hommes rouges, des vieillards faisandés (les enfants aussi d’ailleurs)... les femmes ici n’ont pas de formes ; ce sont des paquets d’étoffes médiocres. »

On ne peut vraiment pas qualifier les lignes qui précèdent de littérature pour office du tourisme.

On voit donc le souci de Giono de ne pas être considéré, catalogué, comme un écrivain régionaliste provençal, ainsi que l’ont été, par exemple : Alphonse Daudet, Paul Arène, Jean Aicard et plus près de nous, Henri Bosco (à la rigueur) Marcel Pagnol, Marcel Scipion, Pierre Magnan, bien que pour les susnommés, cette qualification ne s’étende pas à l’ensemble de leurs œuvres.

Et pourtant ?

En arrivant à ma rubrique que j’ai appelée « Et pourtant ? » on va voir qu’il y a des arguments qui contredisent cette position de Giono. Sa crainte, d’ailleurs, ne s’est pas manifestée, à l’époque de ses premiers romans - je veux dire au cours des années 30 - mais beaucoup plus tard, avec ses œuvres d’après-guerre inaugurées avec Un Roi sans divertissement et ce que l’on a appelé le cycle du Hussard. Son écriture s’en ressent alors, sans perdre pour autant, comme on le verra plus loin, certaines particularités linguistiques provençales.

Il n’en demeure pas moins que le style et la langue de Giono font souvent un appel, qui va en s’amenuisant quelque peu avec le temps, à l’environnement provençal, aux habitants de cette région, et aussi au vocabulaire, aux expressions, à la morphologie, à la syntaxe de la langue locale. A priori, il est difficile de dissocier une bonne partie de son œuvre, pour ne pas dire la plus grande partie, du contexte provençal, et tout particulièrement haut-provençal.

Mon intention est d’essayer de montrer que la présentation de l’écriture de Giono serait différente de celle que nous connaissons s’il avait eu ses racines en dehors du sud-est de la France.

Mon approche ne comporte pas un relevé exhaustif, d’une part, de tous les mots en provençal (assez rares d’ailleurs) que Giono utilise dans ses écrits et, d’autre part, de tous les emprunts auxquels il se livre, volontairement ou inconsciemment, aux provençalismes et au français régional de Provence qui comporte à la fois du français provençalisé et du provençal francisé. J’ai simplement procédé par sondages car, sur ce sujet, il y aurait sans doute matière pour une thèse.

Mais, voyons d’abord ce qu’il en est du critère du cadre géographique

Dans cette Provence prétendue inventée de Giono, passent des centaines de noms de villes, de villages, lieux-dits, montagnes, collines, plateaux, cols, vallées, vallons, rivières, ruisseaux, routes, carrefours dont la liste remplirait plusieurs pages. La plupart de ces noms ont une appellation et une localisation géographiques réelles et sont repartis sur l’assez vaste territoire que couvre l’essentiel de l’œuvre gionienne. Ce territoire comprend en gros le département des Alpes de Haute-Provence, avec des débordements plus ou moins étendus sur ceux des Hautes-Alpes, de la Drôme, du Var et des incursions dans l’Isère, le Gard, l’Ardèche. Je ne citerai, à titre d’exemple, que quelques uns de ces noms :

Pour les villes :
Manosque, bien sûr, Digne, Sisteron, Gap, Embrun, Grenoble, Marseille, Aix-en-Provence, Avignon, Apt, Cavaillon, Toulon, Alès...
Pour des localités moins importantes :
Château-Arnoux, Peyruis, Banon, Sault, Seyne, Buis-les-Baronnies Saint-Maximin, Rians, Die et, bien entendu, Séderon.
Pour d’autres agglomérations ou villages :
Aubignosc, Saumane, Mallefougasse, Corbières, le Revest-du-Bion, Les Omergues, Noyers et Saint-Vincent-sur-Jabron, Curel, Montfroc, Ubaye, Saint-Julien-le-Montagnier, Saint-Auban-sur-Ouvèze, Théus, Blieux, Ginasservis, Chichilianne, etc..

Avec les noms réels, on suit avec une facilité relative les déplacements des personnages de Giono sur le terrain ou sur la carte ; les choses se compliquent quand il modifie la géographie en transportant dans les régions où se passe le roman des noms réels pris par lui sur la carte, en dehors de ces lieux. Ainsi, Séchilienne, localité industrielle de l’Isère, devient dans Les deux cavaliers de l’orage un bourg peu éloigné du théâtre de l’action, c’est à dire le plateau d’Albion. Il arrive aussi que Giono donne à une localité des caractéristiques empruntées à une autre : c’est le cas dans Le Hussard sur le Toit de Vaumeilh dont le château, inexistant dans la réalité, où se réfugient Angelo et Pauline, serait inspiré de celui d’Esparon-du-Verdon. Le village de Lachau dans Les Deux Cavaliers de l’Orage , serait – d’après une précision fournie par Giono à Robert Ricatte, l’un des commentateurs de son œuvre dans l’édition de la Pléiade – une combinaison du Lachau réel de la Drôme, de Banon et de Manosque. Enfin, il invente aussi quelquefois des noms de lieux que l’on chercherait vainement sur la carte, mais qui ne choqueraient point phonétiquement en Haute-Provence, comme dans Regain , Aubignane, sans doute une contraction d’Aubignosc et de Simiane dans Colline , les Hospitaliers, qui pourraient être l’Hospitalet. Dans Que ma joie demeure , la ville de Roume (terme provençal signifiant la ronce) pourrait être Manosque, comme Chanteperdrix correspond à Sisteron chez Paul Arène et Aps à Apt chez Alphonse Daudet.

Quelques exemples encore de noms réels relevés chez Giono :

* pour des montagnes ou des collines :</dt>
Lure, bien entendu, le Ventoux, Sainte-Victoire, Chamouse, la Sainte-Baume, le Grand-Ferrand, le Larran...
* pour des cols :
le Négron, Macuègne, l’Homme-Mort, le Pas de Redortiers, Mont-Genèvre, Jalcreste...
* pour des plateaux :
Albion, Valensole, Mallefougasse...

Pour le lecteur de Giono familier de la Haute-Provence, Jean le Bleu est inséparable de Manosque et de ses environs, Regain de Redortiers et du parcours de Sault à Banon par la « draille » moutonnière des crêtes de Lure ; Batailles dans la Montagne, comme Un Roi sans divertissement évoquent, plus au nord, au delà du col de Lus-la-Croix-Haute, le Trièves. Quant au Hussard sur le Toit, c’est le parcours, combien complexe, d’Angelo de Banon jusqu’à Théus, via la vallée du Jabron, Manosque et autres lieux (dans le désordre) du sud de la Drôme et des Hautes-Alpes. Les Deux Cavaliers de l’Orage, c’est le plateau d’Albion. Noé et « Mort d’un Personnage » ont essentiellement pour cadre Marseille. Pour Noé encore, il faut citer Saint-Auban sur Ouvèze.

Plus près de nous, dans Ennemonde, passent les cols du Négron, de l’Homme-Mort, Ferrassières, Montbrun, le Gour-des-Oules, Séderon, les Omergues et ce ne sont que quelques exemples.

Et les personnages qui habitent tous ces lieux, quels noms et prénoms Giono leur attribue-t-il ? La réponse est facile : ce sont des noms et prénoms que l’on trouve assez répandus en Haute-Provence, tout au moins à l’époque où Giono écrivait.

Pour les noms patronymiques, je n’en citerai que quelques-uns parmi un grand nombre :
Escoffier, Barbaroux, Jourdan, Gaubert, Girard, Esménard, Chabot, Bouscarle, Burle, Redortiers etc…
et, pour les prénoms, ceux incontestablement d’origine romaine :
Clarius, César, Césarine, Césaire, Julius, Titus, Octave, Martial, Camille, Aurélie, Julia ; et d’autres : Elzéar, Siméon, Anaïs, Clara, Olympe, Barbe, Hortense, Angèle, Danton, Marceau, Kléber, Catherin...

L’enfant d’Angèle dans Un de Baumugnes se prénomme Pancrace, saint fort honoré en Haute-Provence où plusieurs chapelles lui sont consacrées à Manosque, Digne et Forcalquier notamment. Les Provençaux n’ont peut-être pas toujours vu dans ce personnage une réminiscence du Dieu Pan, ou du Théos Pancreator, puisqu’ils en ont fait Sant Brancai, ce dernier terme étant aussi utilisé comme adjectif, au sens de niais, de nigaud ou, plus rarement, d’habillé de « travers », ou mieux, en français de Provence de « mal embraillé ».

Suivant l’usage provençal, Giono place souvent l’article défini devant le nom ou le prénom : Le Médéric, le Jofroi, la Bouscarlette, la Baptistine.

Abordons maintenant notre rubrique « en provençal dans le texte »

Les mots provençaux proprement dits, imprimés « en langue » comme on dit chez nous, sont en réalité assez rares dans les textes de Giono qui, en général, les cite, soit en italiques, soit assortis de guillemets. Ils ne justifient pas, de ce fait, une place importante dans mon propos et ils n’appellent qu’un simple relevé assorti de quelques observations.

Je ferai seulement une remarque préalable, ou plutôt une supposition : je suis personnellement persuadé que Giono comprenait et parlait le dialecte provençal, encore largement en vigueur à Manosque et ses environs au début de ce siècle. Il nous a donné suffisamment de preuves de ses facultés d’assimilation des langues étrangères : l’italien sûrement et le dialecte piémontais, l’anglais avec ses traductions d’ouvrages écrits dans cette langue, pour penser qu’il eût pu ignorer le dialecte local utilisé dans la vie quotidienne manosquine. Comment imaginer, par ailleurs, qu’allant, comme il l’a raconté lui même, démarcher dans les années 20 des paysans dans la campagne pour leur vendre des valeurs, il eût pu employer, ne serait-ce que pour leur inspirer confiance, une langue autre que le parler local ?

Le volume des œuvres complètes de Giono dans la Pléiade, intitulé : Récits et Essais contient plusieurs des premiers textes de notre auteur, notamment Sur un galet de la mer et Images d’un jour de pluie .

Dans le premier de ces textes, Giono fait figurer un quatrain attribué au « poète » qui serait à l’origine du nom de l’impasse du Poète à Manosque, avec une graphie approximative. Sa version en rhôdanien serait la suivante :

Li capeu de paio van toujou bèn,
Lis ase n’en porton, peréu Moussu Laurent,
Li capeu de paio van jamai mau,
Lis ase n’en porton, peréu Moussu Artau.

ce qui signifie simplement :

Les chapeaux de paille vont toujours bien,
Les ânes en portent, de même Monsieur Laurent,
Les chapeaux de paille ne vont jamais mal,
Les ânes en portent, de même Monsieur Artaud

Il est curieux de constater que le commentateur de la Pléiade commet un contresens complet dans sa traduction en prenant la lettre « n » pour une négation alors qu’il s’agit d’un simple ajout phonétique. De ce fait, il traduit alors :

Le chapeau de paille va toujours bien
Les ânes n’en portent pas, mais bien Monsieur Laurent,

Par ailleurs, « peréu » n’a jamais signifié « bien », mais « de même » ou, « pareillement ».

Dans Le Poème de l’Olive qui figure également dans le volume Récits et Essais , Giono cite et traduit deux chansons provençales dont il donne des traductions partielles ; il s’agit de La Filho dou Ladre (La fille du Lépreux) et de L’Aucèu en gabiolo (L’oiseau en Cage). Ces deux chansons figurent dans le recueil de Chants Populaires de Provence de Damase Arbaud, publié sous le Second Empire. Damase Arbaud (1814-1876) fut poète, historien, compositeur de musique et maire de Manosque.

Voici d’autres mots provençaux utilisés par Giono :

* « pantaï » (rêve, rêverie)
dans Sur un galet de la mer
* « Es mai vengudo se caufa la damisello » (elle est encore venue se chauffer, la demoiselle)
dans Images d’un jour de pluie
* « Capoun de Dieu »
Juron classique n’ayant pas besoin de traduction et figurant dans Colline .

Avec Le Serpent d’Etoiles , Giono déclare nous donner la traduction par ses soins de la geste annuelle des bergers célébrant le cosmos sur le plateau de Mallefougasse ; il écrit en note qu’il a traduit les paroles d’un berger (le Sarde) :

*« Ajoucado din la mamado doù cièl » par :

« (la terre) est accroupie dans le ventre du ciel ». On sait que le texte de la cérémonie des bergers n’est nullement une traduction de Giono et qu’il est entièrement sorti de son imagination.

Et encore :

* Bourras
(grande toile de forme carrée pour transporter le foin, la paille, la lavande, le tilleul ( Récits de la demi-Brigade )
* Baile
chef berger ( L’Eau Vive )
* Groussan,
variété de graminées à feuilles rudes ( Noé )
* Calen,
la lampe à huile traditionnelle ( Naissance de l’Odyssée )
* Gour,
trou d’eau produit par l’érosion ou par effondrement du sol ( Faust au Village et Ennemonde )
* Rague,
barre rocheuse sous-marine( Naissance de l’Odyssée )
* Ores,
Giono fait dire à Janet dans Colline « Ores, c’est trop tard » ; Il s’agit, à mon avis d’une approximation phonétique du terme « Aro » ou « Ouro » signifiant : maintenant.
* Bari,
rempart, ( Récits et Essais )
* Sémoustat,
vin sucré et pétillant extrait de la cuve avant la fin de la fermentation et non comme il est dit dans la Pléiade, vin nouveau.
* Couni,
Cunéo dans le Piémont. En Provence l’expression « un français de Couni » désignait un italien naturalisé de fraîche date ( Récits et Essais )
* Chacha,
variété appréciée de grive cendrée à bec jaune, dite aussi, litorne. Dans son film Crésus , Giono fait dire à l’institutrice très âgée, dont le rôle est joué par l’artiste Sylvie : « Celui qui prend les chachas pour des grives finit à l’hospice. »

Si les termes en langue provençale sont assez rares dans l’œuvre il n’en est pas de même pour les éléments de couleur locale qu’apportent, comme nous l’avons vu, les noms propres de lieux et de personnages, mais surtout les provençalismes et les éléments du français régional. Sur le plan du vocabulaire, les provençalismes sont des termes provençaux passés tels quels avec leur prononciation et quelquefois leur graphie dans le français officiel, tandis que le français régional concerne des mots ou expressions d’origine locale ayant subi une adaptation graphique ou phonétique. La distinction, d’ailleurs n’est pas toujours aisée entre les deux notions.

Un exemple significatif nous est fourni par des proverbes provençaux ou des locutions proverbiales provençales que l’on retrouve en français dans les écrits de Giono.

Dans Regain  : « C’est le parlé qui fait le parlé »

Substitution du participe passé substantivé à l’infinitif de la locution provençale : « Lou parla fa parla » attesté par le Trésor du Félibrige (TDF).

On relève une fois dans Le Bonheur Fou et trois fois dans Les Récits de la Demi-Brigade l’expression :« Du temps où Marthe filait ».

Cette locution est employée pour évoquer une époque à la fois heureuse et se perdant dans la nuit des temps ; on l’utilise aussi avec une pointe de regret supplémentaire pour faire allusion à des prouesses amoureuses anciennes. Les commentateurs de la Pléiade, invoquant Littré, se réfèrent à Berthe aux grands pieds et à la déesse germanique Berchta, alors qu’il s’agit simplement de notre locution, notée dans le TDF. « Dou tèms que Marto fielavo » et qui concerne Marthe, sœur de Lazare et de Marie dans les évangiles.

Un personnage, dans le film Crésus , le seul que Giono ait personnellement mis en scène, s’exprime ainsi : « Des sous, il en a comme un chien a des puces ».

C’est un recours à la locution retenue dans le TDF : « As mai d’escut qu’un chin de niero ».

Dans Regain , encore, le vieux forgeron Gaubert qui a quitté Aubignane pour vivre chez son fils, dit à Panturle : « Ma part, c’est là, dans ma chaise, comme un épouvantail de figuier » ;

traduction partielle de la métaphore retenue par le TDF : « Semblo un espaventau de figuiero ».

Regain , toujours : « Enfants nous naissons, enfants nous tournons »,

traduction fidèle du proverbe provençal bien connu : « Enfant venènt, enfant tournan » concernant le fait de retourner en enfance.

« Cent ans de dimanches » Giono utilise ces termes une fois dans L’ Iris de Suse et trois fois dans Olympe .

En provençal, on dit – selon le TDF : « A beleu cènt an rèn que de dimenche » (il a peut-être cent ans, rien que de dimanches). La locution vise une personne très âgée ou une chose très vieille.

On trouve dans Le Hussard sur le Toit trois fois, avec de menues variantes, le dicton : « Il ne mourra que les plus malades ».

C’est la traduction du proverbe : « Moron jamai que li plu malau ». Assez curieusement, cette affirmation est souvent proférée par des joueurs aux cartes ou autres, au moment de prendre des risques.

« Voilà, faites-vous gras ».

Ces paroles sont prononcées dans Un de Baumugnes par Amédée, le vieil ouvrier agricole, menacé par Clarius d’un coup de fusil. On dit en provençal : « Se faire gras » ou « Jan, fai-ti gras » et on ajoute parfois : « Vaqui un pignoun d’olivo ou vaqui un pese ». Cette locution est employée par ironie, lorsqu’un événement ne correspond pas à ce qu’on attendait, un maigre pourboire ou une faible reconnaissance.

Dans Les Ames Fortes , on peut lire : « Tu n’as plus qu’à bailler et mourir ».

En français régional, on dit : « bader et mourir », expression qui vient du provençal : « N’a plus qu’à bada et mouri » ou « à bada-mouri ». Giono paraît confondre ici le verbe « badaia » (bailler) et « bada » (béer, ouvrir la bouche). La locution, on le sait, signifie : rendre le dernier soupir.

Figure dans Les Ames Fortes l’expression « Ils aimaient mieux te charger que te nourrir »

dont la source est indiscutablement provençale : « Lou vaudrié mai carga qu’empli ». Si le dicton paraît concerner un animal de charge, il s’applique métaphoriquement à une personne doté d’un robuste appétit. On dirait plutôt aujourd’hui : « il vaut mieux te prendre en photo qu’en pension ».

Dans le même roman, on peut lire : « Si je m’étais amusée de cette façon, adieu bottes ! ».

Les deux derniers mots correspondent à l’exclamation provençale : « Adieu boto » qui marque un regret devant une occasion manquée ou une affaire ayant mal tourné. L’origine en est incertaine : bottes (chaussures) ou boto, bouto (barrique) ?

« Cent métiers, cent misères », que l’on rencontre dans Les Grands Chemins

n’est pas autre chose que la transposition de la locution provençale : « Douge mestié, trege miseri ».

On trouve, avec le sens de disposer de toutes les facilités pour réussir quelque chose, les termes : « Le pain et le couteau » à la fois dans Noé, L’Iris de Suze et Olympe .

Ils viennent tout droit du provençal, comme l’atteste le TDF ; « Avé lou pan e lou couteu ».

Il en est de même avec « avoir le blanc du poireau », dans Olympe ,

au sens d’avoir la meilleure part. On dit en provençal : « N’aura pas lou blanc du porre ».

On pourrait s’étonner de la réflexion figurant dans Un Roi sans divertissement  : « Un chien regarde bien un évêque ».

Pourtant, il s’agit de la traduction partielle de la locution provençale : « Un chin regardo bèn un évesque, emai ié levo pas lou capèu » (un chien regarde bien un évêque et en plus, il ne le salue pas du chapeau). Cette locution curieuse s’utilise souvent en réponse à la question : « Pourquoi me regardes-tu (ou me regardez-vous) ainsi ? ».

Il serait possible de citer bien d’autres exemples de cet ordre, comme encore : « Tuer un âne à coups de figues », mais je crois que ceux qui précèdent illustrent assez les emprunts de Giono à la langue du terroir.

Mots communs

Mais, à côté des locutions proverbiales, il y a aussi les noms communs qui donnent au récit gionien une couleur locale et qui pourraient également sembler donner à Giono la qualification d’écrivain régionaliste. Ces noms communs sont, soit des mots provençaux adoptés dans le français courant et figurant dans nos dictionnaires classiques, comme la bastide ou le jas, soit, surtout des termes provenant du français régional et en conservant l’expression écrite ou tout au moins phonétique. Ces derniers sont si nombreux chez Giono qu’il ne me paraît pas nécessaire – pour éviter d’alourdir encore un propos déjà bien touffu – d’indiquer pour chacun d’eux la référence de l’ouvrage où il figure. Il suffit, à mon sens, de répartir ces mots par grandes catégories de sujets : la ferme, la vie paysanne, les animaux, les maladies etc...

La ferme, la maison et leur environnement

- Campagne (prov. campagno)
en français régional, il ne s’agit pas d’un terme générique (la campagne s’opposant à la ville) mais d’une propriété, d’une ferme avec bien de terrain cultivable.
- Ménage (prov. meinage)
Il faut entendre ici, non un couple, mais une ferme, une exploitation agricole : « un gros ménage sur les bords de la Durance » écrit Giono. Le père de Mistral était un « meinagié ».
- Fenière (prov. feniero)
la grange à foin.
- Souillarde (prov. souiardo)
dépendance de la cuisine dans laquelle on entrepose la vaisselle à laver ou bien où on « fait » la vaisselle.
- Fénestron (prov. fenestroun)
petite fenêtre, sorte de lucarne avec volet.
- Cafouche (prov. cafoucho)
petit local sans jour, réduit obscur.
- Agachon (prov. agachoun)
cabane de bois ou de branchages dans laquelle on se cache pour la chasse ; également, ouverture, créneau dans cette cabane.
- Baragne (prov. baragno)
haie, barrière, clôture, murette.
- Dourgue (prov. dourgo)
la cruche.
- Débéloire (prov. debeloiro)
cafetière. Le mot ne figure pas au TDF et cependant il est encore employé de nos jours. Giono pour sa part l’utilise dans huit de ses romans. Ce terme aurait pour origine le nom du cardinal de Belloy, inventeur de la cafetière à trous. Ce prélat fut successivement évêque de Glandèves en Haute-Provence (Entrevaux) puis de Marseille et archevêque de Paris. Son nom a été donné à une rue de Marseille et à une rue de Cassis.
- Couffe (prov. coufo)
grand cabas en sparterie, mais aussi, sottise, bêtise.
- Mallon (prov. maloun)
carreau de terre cuite de forme carrée ou le plus souvent hexagonale appelé aussi tomette.

Vie paysanne et travaux agricoles, végétaux

- Draille (prov. draio)
chemin de terre suivi par les troupeaux.
- Filiole (prov. fiholo)
rigole d’arrosage, petit canal de dérivation.
- Quatre heures (prov. quatr’ouro)
c’est le goûter, l’arrêt casse-croûte du paysan au milieu de l’après-midi.
- Martelière (prov. marteliero)
vanne d’arrosage ou de moulin à eau.
- Assalier (prov. assalé)
grande pierre plate sur laquelle le berger dépose le sel destiné au troupeau.
- Taravelle (prov. taravello)
bille de bois utilisée comme levier pour tourner le cabestan ou moulinet des charrettes afin de serrer les cordes maintenant le chargement.
- Cèpe (prov. cepo)
souche.
- Paillère (prov. paiero)
grange abritant la paille et, éventuellement, meule de paille.
- Sagne (prov. sagno)
plante des marais.
- Gineste (prov. genesto)
genêt.
- Miougrane (prov. miougrano)
grenade (mille graines)
- Pomme d’amour (prov. poumo-d’amour)
tomate.

Les animaux

- Esquirol (prov. esquirou)
l’écureuil
- Lagremuse (prov. lagramuso)
le lézard gris des murailles.
- Le ser ou la ser (prov. ser ou serp)
serpent et plus souvent couleuvre, voire vipère.
- Galline (prov. galino)
la poule.
- Tisserand (prov. teisseran)
punaise à avirons appelée aussi cordonnier.
- Langaste (prov. langasto)
tique du chien et du mouton
- Sauvagine (prov. souvagino)
Giono emploie ce terme pour définir l’ensemble des animaux sauvages.

Maladie

- Mal de la terre (prov. mau de la terro)
haut-mal, l’épilepsie.
- Escudé (prov. escudet)
emplâtre que l’on applique sur l’estomac.

Famille et parenté

- Bonne nièce (prov. bono nèço ou neboudo)
nièce par parenté et non par alliance.
En français régional, on dit aussi, avec la même sens, un bon cousin.
- Besson (prov. bessoun)
jumeau ; on se souvient du « besson », personnage important dans Le Chant du monde .
- Papé (prov. papet)
terme enfantin ou familial pour désigner le grand-père ou un homme âgé que Giono utilisait dans Le Grand Troupeau , avant que Pagnol ne le popularise avec Manon des Sources .

Métiers

- Bouscatier (prov. bouscatie)
c’est le bûcheron,
- Aigadier (prov. eigadié racine aigo)
lui, c’est le fontainier, personnage important dans le Midi : avec sa clé, il augmente ou réduit les « modules » d’eau d’arrosage ou domestique.
- Aunier (prov. aurlié)
je n’ai trouvé ce mot que dans Giono («  Le Moulin de Pologne  »). Il s’agirait du vendeur de tissus à l’aune.

Habillement

- Brailles (prov. braio)
Tout le monde dans le Midi sait que l’on désigne ainsi le pantalon.
- Devantier (prov. davantau, davantié)
le tablier des femmes.
- Taillole (prov. taiolo)
longue et large ceinture de laine soutenant le pantalon et apportant de la chaleur.
- Requinpette (prov. requinpeto)
habit de cérémonie à basques, queue de pie.
- Habillé du dimanche (prov. s’abila dou dimenche)
Nous dirions : endimanché.

On pourrait aussi signaler quelques mots de français régional de la vie quotidienne que Giono retient dans ses écrits :

- Se faire attraper.
En français régional, c’est se faire réprimander et avec le même sens, se faire « crier » ; je ne connais pas d’équivalent provençal qui utiliserait le verbe « atrapa » ou « aganta », alors que « se faire crida » est attesté.
- Gafouiller (prov. gafouia)
Patauger, barboter, hésiter.
- Pastisson (prov. pastissoun)
gifle, soufflet.
- Espérer (prov. espera)
ce n’est pas avoir de l’espoir, mais attendre.
- Etre à l’espère (prov. à l’espero)
c’est être à l’affût, au guet.
- Blaguer (prov. blaga)
Parler et non plaisanter. « Ils blaguent » – Noé .
- Embroncher (prov. embrounca, s’embrounca)
s’embroncher, heurter, se cogner. Ce terme, avec sa signification en français régional, n’existe pas dans le français normal, si ce n’est avec le sens retenu par le dictionnaire Larousse : « placer des tuiles, des ardoises de façon qu’elles s’emboîtent ».
- Emmouscailler (prov. enmouscailla)
couvrir d’ordures, de saletés, devenir mauvais. « Faust au village » : « Çà (le temps) s’emmouscaillait ».
- Bouffer (prov. boufa)
souffler.
- Se faire beau (prov. se faire bèu)
se parer, faire toilette.
- Alasser (prov. alassa)
fatiguer, épuiser. « Il aurait alassé tout un bataillon », dit Gondran dans Colline.
- Requinquiller (prov. requinquiha)
retaper, ragaillardir
- Saquer (prov. saca)
frapper, blesser.
- Avoir bon biais (prov. avé bon biais)
avoir bon air, bonne tournure.
- Rataillon (prov. rataioun, diminutif de retai)
petit morceau, restes.
- Estransiner (prov. estransina)
harasser, tuer de travail.
- Emboucaner (prov. emboucana)
puer, infecter, empoisonner.

Sur le plan des vocabulaires affectif et exclamatif, il faut remarquer le sens que prennent des adjectifs du français régional auxquels Giono fait appel, notamment : brave, pauvre, beau, gros.

- Brave (prov. bravo).
En français standard, cet adjectif signifie à la fois courageux et, quand il est placé avant le nom, bon, serviable. En français régional, on l’utilise d’une part, pour marquer une idée d’importance, de longueur, de volume et, d’autre part, pour évoquer la gentillesse, l’absence de sévérité. Les deux significations figurent chez Giono : « Elle avait une brave peur » ( Regain ) – « Que de monde ! C’est brave d’être toutes ensemble » ( Colline ). On pourrait ajouter qu’en Provence, lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il est bien brave, il a une nuance assez péjorative, avec le sens d’un peu « couioun », personne se laissant avoir.
- Pauvre (prov. paure).
Cet adjectif devant un substantif, un nom propre ou un prénom, désigne un défunt. Les Ames Fortes ont pour premières lignes : « Nous venons veiller le corps du pauvre Albert ».
- Beau, belle,
dans l’expression : mon beau, ma belle (prov. moun bèu, ma bello) ce terme est à rapprocher du français standard : mon cher, ma chère, mais avec une nuance de familiarité, voire d’affection.
- Gros, grosse (prov. gros, grosso)
Giono se sert de cet adjectif comme superlatif, à la place de grand, fort. C’est ainsi qu’on lit dans Les Ames Fortes  : « Je suis née deux ans après la gros incendie » et « J’ai de l’ambition : je suis grosse de vie, moi ». A noter, que le TDF mentionne la locution : « èstre d’une grosso vido » en franco-provençal, on dit aussi d’une bonne ménagère qu’elle est « une grosse propre ».

Citons encore, en vrac, quelques expressions typiques de Giono venues du provençal :

- C’est pas de rire (prov. es pas de rire)
au sens de : c’est sérieux, ce n’est pas une plaisanterie. Regain .
- Fais-toi courage (prov. fai-ti courage)
à traduire par : sois courageux. Jean le Bleu .
- Tirer la porte.(prov. tira la porto)
terme employé pour « fermer la porte ». Solitude de la Pitié
- Ne passez pas au soleil (prov. passes pas au soulèu)
expression utilisée plusieurs fois par Giono, notamment dans Le Hussard sur le Toit . Je cite la phrase : « ne passez pas au soleil, dit l’homme, ce qui était à son avis d’une ironie profonde, car il n’y avait d’ombre nulle part ». Dans ce conseil donné ici par l’aubergiste de Banon à Angelo, il ne s’agit pas d’éviter l’insolation, mais d’une invite à ne pas trop se fatiguer, à « se ménager ».
- Verser de l’eau (prov. escampa d’aigo).
C’est – et, je m’en excuse – uriner ; mais ces mots se trouvent à la fois dans Le Bonheur Fou et Les Grands Chemins .
- Les trois sueurs (prov. tressusour)
sueur abondante, sueur froide, sueur de la mort. Un de Baumugnes .

Mais, pour les écrivains marqués par une région, il n’y pas que le vocabulaire qui entre en ligne de compte ; il y a aussi les procédés de style.

En premier lieu, on peut citer les images et les métaphores ; celles de Giono, devenues souvent des classiques du genre, ne peuvent être dissociées du contexte provençal.

Par exemple :

« Et, voici, débordant d’une côte inconnue, l’immense voilier blanc de Sainte-Victoire », montagne que Giono qualifie également de « Hollandais volant de midi » – Noé

« Le poudroyant Vaucluse, boueux et torride, fumant comme une soupe aux choux » – Jean le Bleu .

« Le Grand Ferrand (montagne du Trièves) souriait doucement là-haut de son bel œil de glace. Il était, malgré son grand âge et ses rides, étincelant comme un taureau neuf » – L’Eau vive

« Le soleil était lisse comme une pierre de lavoir ; le mistral y écrasait du bleu à pleine main ; le soleil giclait de tous côtés » – Le Serpent d’Etoiles .

« Le sainfoin fleuri saigne sous les oliviers » – Colline

« Le troupeau couché dans le thym semblait un nuage d’étain » – Naissance de l’Odyssée

On peut dire aussi qu’il existe un style méridional. Dans une étude sur « Les provençalismes dans “L’Eau de Collines” de Marcel Pagnol », Madame Yvonne Georges écrit : « Le caractère essentiel du style méridional est le mouvement. Divers procédés permettent de rompre la monotonie des récits parmi lesquels les interrogations et les exclamations. Le provençal revit toujours ce qu’il raconte et cela se manifeste par des questions et des cris de surprise qui ont pour but de communiquer aux autres ses impressions ».

Le personnage du narrateur de l’histoire dans un roman de Giono, qui entrecoupe son récit de questions, qui s’interpelle lui-même ou prend son auditeur à témoin, suit des habitudes provençales. De ce fait, les nombreux : « Alors je me suis dit... » Ah ! je vous assure... » « Je me dis : ça n’est pas pareil… » « Alors, je me suis pensé… »

Il est fait reproche aux méridionaux d’avoir recours aux exagérations : il y a peu d’exemples de cette particularité chez Giono ; on peut citer toutefois :

« Un livre de messe de quoi assommer un bœuf » dans Un Roi sans divertissement .

« La Jeep a cent ans de dimanches » – Olympe

« Ils l’ont fait boire comme un plan de courges » – Regain .

On peut aussi faire état de la phonétique, car un mot peut changer de sens suivant l’accent avec lequel on le prononce. Par exemple le mot : « collègue ».

Dans Colline , on lit : « Oh ! collègue, et alors, quoi de neuf ? » et dans Que ma joie demeure  : « Collègue, ça oui, c’est des pommes de terre ! »

Le terme ici, a la même signification que le mot provençal « coulego » qui n’évoque pas une appartenance commune, et peut, à la rigueur signifier, camarade, copain. En français régional, « collègue » se prononce, comme en provençal avec un seul « l ». En français académique, la prononciation des deux «  l  » introduit une notion d’appartenance commune, professionnelle politique ou autre. C’est le domaine du « Mon Cher Collègue », et de « nos collègues. »

A la phonétique, il faudrait ajouter le geste joint à la parole, pratique plus répandue dans les pays latins que dans les autres. Dans Un de Baumugnes , on peut lire : « Il pousse un soupir long comme ça ». Cette phrase suppose un geste simultané des bras et des mains pour figurer métaphoriquement la dimension de ce soupir.

Au sujet de la morphologie, contentons nous de constater que Giono use et abuse des diminutifs dont la langue provençale est fort riche. Il y a d’abord les diminutifs en « ette » inspirés de leurs correspondants provençaux en « etto » : aubette, barquette, briguette, chambrette, collinette, demoiselette, églisette, grainette, lavandette, placette, pucelette, saucissette, simplette...

Puis, les diminutifs en « on », venant du provençal « oun » : abbéton (enfant de chœur) bastidon, branchillon, chambron, chandelon...

L’adjectif substantivé connaît un usage répandu dans le Midi et Giono y a largement recours, trop peut-être, surtout dans sa première manière : « Elle a parlé tout continu, toute chaude de son chaud » et « Le soleil avait pompé tout mon humide » ( Le Serpent d’Etoiles ) - « J’arrivais à Volx au pointu du jour » ( Un de Baumugnes ) - « Dans un an, on sait jamais, le vieux vous gagne » (L’Eau Vive).

Il y aurait encore beaucoup à dire sur la morphologie et la syntaxe dans l’écriture de Giono, mais j’ai conscience d’avoir été déjà bien trop prolixe et il me faut conclure.


Au début de ce propos, j’ai, d’entrée de jeu, indiqué que Giono, revendiquant le droit d’inventer « sa » Provence, de créer une Provence imaginaire, refusait d’être classé dans la catégorie d’écrivains dits régionalistes. Cependant, certains éléments pouvaient en faire douter quelque peu, car, dans cette Provence inventée, se relèvent des repères géographiques et topographiques réels, des personnages répondant à des noms et prénoms à consonance bien méridionale et utilisant un langage qui évoque le terroir. Lorsque c’est l’auteur lui-même qui parle et non le personnage ou le narrateur auquel il a confié de raconter l’histoire, on remarque encore des emprunts, volontaires ou non, au français de Provence.

Je ne connais que deux articles qui aient été publiés sur la question de Giono et du régionalisme. L’un a paru à New-York en 1948 dans la revue américaine « Publications of the Modern Language », sous la plume d’un sieur Alphonse Roche et le second en 1958 à Halle dans l’ex R.D.A. dû à Robert-Léon Wagner. On peu lire dans le premier cité :

« La langue de Giono romancier – car il y a aussi un Giono essayiste – se distingue de celle des Daudet, Aicard et Pagnol qui s’attachent surtout aux mots pittoresques, aux expressions savoureuses ou amusantes. Giono, qui voit toujours l’homme aux prises avec la nature, semble vouloir faire ressortir davantage le côté rustique, terre à terre et sérieux de la langue…

[…]

Aussi, est-il plutôt rare de trouver dans ses livres l’esprit provençal que nous admirons chez ses illustres compatriotes. C’est même, assez paradoxalement, dans les passages où il emploie le plus de provençalismes qu’il s’en trouve parfois le plus éloigné. Son mélange de français littéraire et de français « rustique » a quelque chose d’artificiel et de recherché qui est tout le contraire de ce qu’on trouve dans le langage familier, aisé et naturel des écrivains provençaux. »

L’auteur de cet article qualifie ensuite Giono d’écrivain régionaliste sans le vouloir et peut-être sans le savoir, et émet ainsi une opinion que je ne partage pas.

L’époque à laquelle ont été écrites les lignes dont j’ai donné lecture, époque donc antérieure au cycle des quatre romans du cycle du Hussard , d’ Un Roi sans divertissement , de Noé , des Ames Fortes , des Grands Chemins , du Moulin de Pologne peut sans doute expliquer un jugement aussi catégorique.

Il est aisé de remarquer que le recours aux mots en provençal – rares d’ailleurs, on l’a vu – l’utilisation du français régional, avec ses particularités morphologiques et syntaxiques, vont en s’amenuisant chez Giono au fil des années. A partir du moment où sa notoriété s’est trouvée solidement établie, il n’a plu eu « besoin » de recourir dans ses écrits à une langue dont l’originalité avait, dans ses débuts d’écrivain, contribué justement à faire naître cette notoriété.

Les arguments ne manquent pas pour montrer que, malgré les apparences, Giono se situe en dehors et au delà du régionalisme.

Tout d’abord, il y a, dans son œuvre romanesque, une partie appréciable qui n’a rien à voir avec la Provence, la Haute comme la Basse : Fragments d’un paradis (aventure maritime), le Bonheur Fou (roman, qui bien que faisant partie du cycle du Hussard se passe en Italie), Le Déserteur (qui a pour cadre le Valais), Le Désastre de Pavie (œuvre historique) ses pièces de théâtre qui se déroulent en dehors de la Provence ( le Voyage en Calèche , Domitien , Joseph à Dothan ) sans oublier ses écrits pacifistes et autres, des récits divers, un grand nombre de préfaces et les articles et chroniques rédigés pour la presse sur les sujets les plus variés, sans oublier ses poèmes.

Giono, à mon sens, n’a jamais songé à écrire pour les seuls lecteurs des pays d’oc ; il visait un public beaucoup plus large, celui de ce qu’on appelle aujourd’hui la francophonie. Ses emprunts au substrat provençal ne posent que très rarement des problèmes de compréhension à ceux qui lisent ses livres ; il n’aurait jamais écrit, par exemple, comme Pagnol dans L’Eau des Collines  : « Maigre comme un prégadieu de restouble » (maigre comme une mante-religieuse du chaume) termes qui laissent perplexes les lecteurs du nord de la Loire.

En outre, si ses livres avaient eu un caractère régionaliste trop accentué, comportant des éléments linguistiques excessifs, ils n’auraient jamais été traduits, comme ils l’ont été, en de si nombreuses langues étrangères : anglais, allemand, hollandais, tchèque, hongrois, polonais, bulgare, portugais, suédois, espagnol, italien, japonais, coréen.

Contrairement aux œuvres des Pagnol, Daudet, Arène, Aicard etc... celle de Giono ne peut pas figurer dans ce qu’on pourrait appeler la littérature populaire franco-provençale ; celle-ci se caractérise par un mélange d’histoires tragiques, de drames familiaux, avec des éléments de sensibilité, de gentillesse, de plaisanterie, voire de galéjade. Des récits provençaux, on attend souvent quelque chose de drôle ; rien de tel chez Giono à l’exception des dialogues de son film Crésus , ce qui n’est pas incompatible avec l’existence d’un humour typiquement gionien.

Son œuvre a un caractère universel et sa coloration provençale due au vocabulaire employé, aux images, à la syntaxe, ne fait, comme on l’a dit, qu’apporter un complément à son écriture d’écrivain provençal d’expression française, complément peu important par rapport à l’esthétique de cette œuvre.

Pour terminer, je citerai quelques lignes de l’ouvrage La Provence de Giono de Jacques Chabot que j’ai eu le plaisir d’avoir comme professeur à la Faculté des Lettres d’Aix :

« S’il y a une Provence de Giono, c’est en effet la sienne exclusivement. Je veux dire, pas une Provence qui préexisterait avant lui et dont il nous ferait le reportage photographique ou la copie, mais au contraire, une Provence à l’image de Giono.

La Provence de Giono est donc à la fois utopique et réelle et le mystère qu’elle nous propose, comme toute l’œuvre de Giono d’ailleurs, est celui du rapport exact qui existe, ou que l’artiste plutôt fait exister, entre l’imaginaire et la réalité ».

Les Omergues - Séderon
25 Juillet 1998
Georges RICARD