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L’Essaillon
« Entre la Tourre et lou Crapoun,
I a moun païs, qu’ei Sederoun »
Alfred Bonnefoy-Debaïs

Etudier, préserver et faire connaître le Patrimoine Historique, Naturel et Culturel de Séderon et de sa Région

Lou Trepoun 45
Abandon d’enfants
Article mis en ligne le 26 octobre 2013
dernière modification le 13 décembre 2014

par BARRAS Henri

Parmi les documents qui nous ont été communiqués par Jean-Pierre et Sylvie Déthès, qu’il faut ici remercier, figure un petit livret qui nous a conduits à nous intéresser à une pratique difficile à imaginer à notre époque : les abandons d’enfants et leurs placements dans les campagnes de Provence.

© Essaillon

C’est dans l’ouvrage de G. Valran édité en 1899 :

Misère et charité en Provence
au XVIIIème siècle
Essai d’histoire locale

que l’on trouve quelques données historiques qui éclairent cette pratique.
On peut y lire page 45 :
« Un mémoire sur les enfants trouvés présenté à MM. les procureurs du pays de Provence par les recteurs de l’hôpital St-Jacques d’Aix en 1780, nous fournit des renseignements précis sur la quantité des expositions et par suite sur l’abandon de l’enfanc. [1]
A Aix, de 1722 à 1767 le nombre des expositions fut de 4844, soit pour chaque période de 10 ans, une moyenne de 1075 ; pour une même période de 10 ans de 1768 à 1778, la moyenne monte à 2490, soit le double de la période précédente. A peu près dans le même temps, cette moyenne est à Marseille de 3.808, soit un peu plus du 1/3 en plus pour une population vraisemblablement 4 fois plus nombreuse.
Cette disproportion n’a rien qui puisse étonner, si l’on se rappelle que, Aix, chef-lieu de viguerie, était la ville vers laquelle affluaient tous les enfants trouvés dans divers hôpitaux voisins.
A Toulon, la moyenne est de 1773.
Dans les autres villes de moindre agglomération, la proportion diminue sensiblement : la moyenne est de 288 à Tarascon, 158 à Sisteron, 79 à Apt, 61 à Lorgnes, 45 à Moustiers, 20 à Aups.
Il serait téméraire de déterminer d’après ces données et leur rapport avec la population, l’intensité du mal dans les villes. Les exemples d’Aix et de Marseille prouvent qu’il s’agit plus de l’état moral des régions que de celui des villes.
En l’absence de données précises sur l’apport des bourgs dans les chefs-lieux, il est plus prudent de suivre les progrès d’après les périodes que d’après une certaine répartition géographique. »

On peut aussi lire page 125 dans « Dix siècles de vie quotidienne à BORDEAUX » d’Albert RECHE (Editions SEGHERS PARIS 1983) :
« Sur la façade, près la porte d’entrée de l’hôpital, dans l’épaisseur du mur, est aménagé un “tour”, sorte d’armoire ronde tournant sur pivot, où l’on dépose anonymement l’enfant abandonné. Ce “tour” ne disparaît qu’en 1861 alors que la Manufacture [2] est exclusivement réservée aux enfants et que, entre 1811 et 1842, près de trente-sept mille d’entre eux y ont été ainsi placés. »

Soit une moyenne de presque 1200 enfants abandonnés par an, ce qui correspond aux données pour la Provence.

Il ne faut pas s’étonner si le phénomène était encore d’actualité au milieu du 19e siècle, époque de l’édition du « Livret des meneuses » dont le texte suit et dont l’orthographe a été respectée.
On notera que le virus de la réglementation était déjà à l’œuvre !
 
N.B :
Les fiches trouvées avec ce livret sont relatives à des enfants provenant des hospices d’Aix et de Marseille.

__1__

ARTICLEE PREMIER.

A dater du 1er février 1839 il sera établi un service régulier de meneuses pour le transport des enfans des Hospices d’Aix à la campagne

Obligations des Meneuses

ART. 2

Trois meneuses choisies dans les départemens circonvoisins, seront à l’avenir, chargées de venir prendre à Aix, et conduire dans les Communes qui leur seront assignées par l’Administration, les enfans des Hospices à placer en nourrice ou en pension.

ART. 3

Les meneuses seront sur la présentation de l’Administration des Hospices nommées par M. le Préfet.

ART. 4

Les meneuses devront arriver à l’Hospice, deux fois par mois, successivement les unes après les autres aux jours qui seront fixés par l’Administration.

ART. 5

Elles devront à chaque voyage, emmener deux enfans au lait et produire à l’Administration les certificats constatant le bon placement des enfans.
Ces certificats seront délivrés par les Maires et visés par les Curés. des Communes où le placement devra avoir lieu ; ils devront être revêtus du sceau de la Commune et énoncer.

  1. L’âge de la nourrice.
  2. L’âge de son lait.
  3. Si le dernier enfant de la nourrice est vivant ; dans ce cas, M. le Maire devra constater que cet enfant lui a été présenté, qu’il est âgé d’un an au moins et susceptible d’être sevré.
  4. Si son dernier enfant est décédé : dans ce cas M. le Maire devra indiquer l’époque du décès, l’âge qu’avait alors l’enfant et les moyens pris par la nourrice pour conserver son lait.
  5. Si elle est mariée et si elle est de bonnes vie et mœurs.
  6. Si la nourrice a déjà pris un enfant de l’Hospice : dans ce cas, M. le Maire devra constater que cet enfant est âgé d’un an, au moins et assez fort et bien portant pour être sevré.

Tout certificat délivré irrégulièrement, ou qui ne contiendrait pas les mentions exigées sera rejeté.
Il en sera de même pour tout certificat délivré à une nourrice qui serait âgée de plus de quarante cinq ans, dont le lait aurait plus de vingt mois ou qui serait enceinte.

ART. 6

Indépendamment des enfans au lait que les meneuses sont tenues d’emmener à chaque voyage elles pourront en même temps, emmener des enfans sevrés, qui leur seront remis sur la production des certificats délivrés par les Maires et visés par les Curés des communes où le placement de ces enfans devra avoir lieu.
Ces certificats devront constater que les gardiens auxquels les enfans sont destinés, sont une bonne vie et meurs et en état de les élever convenablement.

ART. 7

Les meneuses ne pourront pourvoir placement des enfans que dans les communes de leur circonscription, à moins que ce ne fût dans une commune non comprise dans la circonscription des autres meneuses, ou dans le cas contraire, avec le consentement de la meneuse, dans la circonscription de laquelle serait comprise la commune.

ART. 8

A leur sortie de l’Hospice, les meneuses, devront se rendre de suite à leur destination ; il leur est défendu de s’arrêter en ville avec les enfans qu’elles emportent, et de faire voir à qui que ce soit ces enfans, ni le livret de leur placement qui devra être remis cacheté avec le sceau de l’Administration des Hospices au Maire du lieu du placement de l’enfant.

ART. 9

Elles seront tenues de transporter les enfans au lieu de leur destination d’une manière commode et sans inconvénient pour ces enfans : elles devront les remettre directement entre les mains des nourrices ou gardiens avec leur trousseau et justifier à leur retour de cette remise par une déclaration du Maire de la commune où le placement aura été fait.

ART.10

Elles ne pourront, sous aucun prétexte, prendre sur elles de remettre l’enfant qui leur est confié à une autre nourrice, que celle désignée sur le livret ; si cette nourrice ne pouvait ou ne voulait pas prendre l’enfant elle devrait se présenter avec la meneuse devant le Maire, et faire la déclaration de l’impuissance où elle est de prendre ledit enfant. La meneuse se ferait alors autoriser par M. le Maire à le placer ailleurs. Si elle peut le placer dans la même commune, elle fera présenter la nouvelle nourrice à M. le Maire, qui voudra bien certifier au bas de l’autorisation précitée que cette dernière nourrice est dans le cas de se charger de l’enfant.
Si la nouvelle nourrice n’avait pu être trouvée dans la même commune, et que l’enfant dût être placé dans une commune voisine, M. le Maire de la commune ou l’enfant devait aller certifiera que la nourrice ne peut pas le prendre ; et le Maire de la commune on il va attestera au bas de l’autorisation qu’on lui présentera, que la nourrice à laquelle l’enfant est donné a les qualités requises pour s’en décharger.
Ce certificat et cette autorisation devront être rapportés au bureau par la meneuse.
En résultat, il est défendu à toute meneuse de changer un enfant de nourrice, sans l’intervention écrite de MM. les Maires ou l’Administration.

ART. 11

Il est défendu à toute meneuse de chercher à connaître les parens des enfans de l’Hospice ; et si le hasard leur procurait cette connaissance, elle devrait de suite en informer l’Administration.

ART. 12

Les meneuses sont chargées de ramener à l’Hospice les enfans, lorsque leur retour sera demandé ou autorisé par l’Administration.
Si la nourrice d’un enfant dont la rentrée à l’Hospice serait ordonnée, refusait de le remettre [à la] meneuse, celle-ci ferait constater le refus par le Maire du lieu, et en rapporterait un certificat à l’Administration à son premier voyage.

ART. 13

Les meneuses ne pourront se refuser de se charger des hardes et autres objets à l’usage des enfans, que l’Administration sera dans le cas de faire parvenir à ceux-ci, à la campagne, ou que les Maires seront dans le cas de faire rapporter aux Hospices.
Elles ne pourront exiger pour cela aucune rétribution.

Avantages des Meneuses

ART. 14

Chaque meneuse recevra un traitement, fixe et annuel de trois cents francs, payables par mois échus.
Il lui sera alloué en outre une indemnité pour frais de chaque voyage qui sera fixée à 12, 14, et 16 francs, suivant l’étendue de la route qu’auront à parcourir les meneuses du centre de leur circonscription à Aix, et de 4 francs par chaque enfant qu’elles emmèneront à la campagne ou qu’elles ramèneront à l’Hospice avec l’autorisation de l’Administration.
Chaque meneuse recevra aussi une indemnité de 6 francs par enfant dont le signe de reconnaissance serait rompu qu’elle ramènera dans l’Hospice pour recevoir de nouveau ce signe de reconnaissance.
Cette indemnité sera retenue sur les salaires de la nourrice.

ART. 15

Dans aucun cas, les meneuses ne pourront exiger la moindre rétribution de la part des nourrices.

Pénalités

ART 16

Les meneuses seront passibles d’une retenue sur leur traitement toutes les fois qu’elles ne seront pas en mesure de pourvoir a chacun de leur voyage conformément à l’article 5, au placement en nourrice de deux enfans au lait ou que les certificats exigés pour ce placement ne seront pas réguliers.
Cette retenue sera de 2francs par chaque enfant non placé, ou par chaque certificat rejeté.

ART 17

Toutes les fois que les meneuses n’auront pas les moyens de transporter d’une manière commode, comme l’exige l’article 9, les deux enfans au lait qu’elles sont tenues de prendre à chaque voyage, ne leur sera confié qu’un seul enfant et il sera fait sur leur traitement une retenue de 2 francs.

ART 18

Les meneuses seront également passibles d’une retenue sur leur traitement lorsque sans motifs légitimes attestés par le Maire de leur commune ou sans qu’elles se soient fait remplacer convenablement elles n’arriveront pas à Aix aux jours indiqués par l’Administration.
Pour la première fois cette retenue sera de 6 francs ; en cas de récidive elle sera de 10 francs ; et à la troisième fois la meneuse en contravention sera remplacée.
L’absence d’une meneuse, quoique dûment motivée, ou son remplacement temporaire, ne pourra avoir une durée de plus de trois mois ; passé ce temps, la meneuse sera considérée comme démissionnaire et il sera pourvu à son remplacement.

ART. 19

Il est expressément défendu aux meneuses se charger d’exposer ou faire exposer des enfans au tour des Hospices une seule contravention à cette défense suffira pour faire destituer la meneuse contrevenante.

ART. 20

S’il était prouvé qu’une meneuse a eu connaissance qu’un enfant placé dans sa circonscription est connu par ses parens, et qu’elle a négligé d’en informer l’Administration il serait pourvu à son remplacement.

ART. 21

Dans le cas où une meneuse exigerait une rétribution quelconque de la part des nourrices, il sera fait sur son traitement une retenue du double de la somme par elle indûment exigée.

ART. 22

Les meneuses sont prévenues que les obligations qui leur sont imposées par la présente délibération, doivent être rigoureusement remplies, et que la surveillance la plus active s’exerçant sur elles non seulement lorsqu’elles sont à Aix, mais encore lorsqu’elles se rendront à leur destination, et qu’elles y seront arrivées ; la moindre infraction à ces obligations connue de l’Administration sera suivie de pénalité.

ART. 23

M. l’inspecteur du service pourra suspendre de ses fonctions pour un ou plusieurs mois les meneuses qui ne feraient pas ce qui leur est prescrit ; il devra donner avis à l’Administration des interdictions imposées par lui ; toutefois il lui est particulièrement recommandé de prendre les plus grandes précautions afin que le service ne soit pas entravé.

Dispositions générales

ART. 24

Lorsqu’une meneuse voudra renoncer à ses fonctions, elle devra en prévenir l’Administration au moins un mois à l’avance afin qu’on ait le temps de pourvoir à son remplacement.

ART. 25

Moyennant le traitement et les indemnités qui leur sont accordés, les meneuses seront entièrement à la disposition de l’Administration des Hospices et devront dans tous les temps obéir à tous ses ordres.
Elles devront aussi se conformer aux ordres qui leur seront donnés par les Maires des communes de leur circonscription dans l’intérêt du service des enfans.

ART.26

Il leur est particulièrement recommandé de chercher et conduire à l’Hospice des nourrices internes lorsque l’Administration leur en demandera ; ne faisant pas le voyage exprès pour conduire ces nourrices, elles ne pourront exiger aucune indemnité pour cet objet.

Délibéré par la Commission administrative des hospices civils et militaire de la ville
d’Aix, le 24 janvier 1839.

Signés : VIAL, LONG, DE FULQUE-D’ORAISON ET TASSY Administrateur Secrétaire Signé : LONG.

Vu et approuvé par nous Conseiller-d’État, Préfet des Bouches-du-Rhône.
Marseille, le 14 Février 1839.
Signé : A. DE LA COSTE.

Avec ce livret se trouvaient aussi plusieurs feuillets transmis au Docteur Payan, comme cet « AVIS », rendu anonyme :

© Essaillon

Prendre en nourrice un enfant nouveau-né venant des hospices permettait à des familles pauvres des campagnes ayant déjà de jeunes enfants, en cours ou en fin d’allaitement, d’avoir un petit complément de revenu.

Dans le texte de sa conférence du 4 août 1990 : « Notre village en 1850 » (TREPOUN spécial 22 bis), Maurice GONTARD nous donnait des précisions :
« Pour se procurer quelques revenus supplémentaires les plus misérables cherchaient des ressources extérieures. L’une d’elles était représentée par les enfants placés dans les familles par l’administration de l’hospice et le greffier Bonnefoy laisse même entendre qu’on se livrait sur ce point à une opération peu honorable en ne signalant pas avec exactitude les décès, ce qui permettait de percevoir plus longtemps les indemnités d’hébergement. »
Et dans une note sur les enfants « en nourrice » Maurice GONTARD ajoutait :

Ces enfants venaient des hospices de Marseille, Aix et Carpentras. La rémunération pour les parents nourriciers variait avec l’âge. Elle était par mois de 8 F pour les enfants de 1 jour à 2 ans, de 6 F. de 2 à 6 ans, 5 F. de 5 à 8, 3 F. de 8 à 12. Les enfants entraient ensuite dans la vie active ; la plupart restaient « au service dans la commune » ; l’administration les suivait jusqu’à leur majorité. Le médecin inspecteur des enfants de l’hospice de Marseille, après une visite au canton de Séderon écrit au préfet des Bouches du Rhône. « Je suis heureux de vous annoncer qu’il y a chaque jour davantage une amélioration sensible dans le bien être des chers enfants de vos hospices tant sous le rapport temporel, moral que religieux… Mais les maires et curés de ce canton rivalisent toujours avec moi de zèle pour le bien-être de ces si intéressantes créatures », ce qui ne l’empêche pas d’annoncer dans la même lettre qu’un enfant placé à Ballons a eu les mains mutilées par un porc ; il l’a retiré aussitôt.
Les enfants étaient placés en général à 2-3 mois. La mortalité infantile était élevée parmi des nouveau-nés qui passaient des bas pays de Provence, à l’altitude, avec un voyage éprouvant. Lorsqu’il s’agissait d’un enfant nouveau-né, le médecin fournissait un certificat attestant que la nourrice « est dans un état de santé qui lui permet de nourrir un enfant nouveau-né ».

Mais il ne faut pas oublier que des enfants plus âgés étaient « placés en pension » et servaient de domestique pour les filles et de main d’œuvre pour les garçons. Mais par quel circuit administratif ?
Et parmi les fiches trouvées de ces enfants "placés" se trouve un fort pourcentage de filles ! Aides ménagères de l’époque ?

Henri Barras