Bandeau
L’Essaillon
« Entre la Tourre et lou Crapoun,
I a moun païs, qu’ei Sederoun »
Alfred Bonnefoy-Debaïs

Etudier, préserver et faire connaître le Patrimoine Historique, Naturel et Culturel de Séderon et de sa Région

Lou Trepoun 09
Souvenir des opérations et représailles de l’armée allemande contre la résistance et la population civile de Séderon (10 août 1944)
Jean-François CHARROL
Article mis en ligne le 16 septembre 2013
dernière modification le 13 décembre 2014

par CHARROL Jean-François

Dans « La Marseillaise Vaucluse » du 20 février 1985, à propos du 40ème anniversaire du massacre (le 20 février 1944) des maquisards d’Izon-la-Bruisse par un détachement de l’armée nazie guidée par des traîtres à leurs camarades et à leur pays, j’ai évoqué brièvement l’attaque aérienne par l’aviation allemande du Centre de Résistance que constituait le village de Séderon et ses environs. Je voudrais ici compléter quelque peu, à l’aide de mes souvenirs, le rappel de cet épisode des exactions de l’occupant. Ce que l’on a coutume d’appeler « le bombardement de Séderon » doit être considéré sous un double aspect : à la fois offensive contre la Résistance en voie d’organisation solide sur le terrain en vue des batailles décisives, et action de représailles des forces ennemies contre un village et une population intimement mêlés aux forces intérieures de libération du pays.

En effet, c’est vers la fin de l’après-midi du 22 février 1944, alors que les barbares occupants, leur sinistre besogne accomplie, se préparaient à se retirer, que l’un des patrons du commando nazi, l’homme à la grande veste de cuir, apparemment un chef de la Gestapo, entouré de quelques-uns de ses sbires, près de l’entrée de la salle fêtes au rez-de-chaussée de la Mairie de Séderon, après un discours très bref et violent dans lequel il était question de châtiment, de traîtres, menaça, s’adressant à la population masculine – dont j’étais – retenue en otage depuis le matin : « Vous allez être libéré pour cette fois-ci. Mais si vous recommencez à aider les terroristes, nous viendrons avec des avions et des tanks et Séderon sera rasé. »

Quelques mois plus tard à partir du 6 juin, le village contrôlé par la Résistance se trouvait de ce fait « libéré » et dirigé par le Comité de Libération dirigé par Kléber ESPIEU. Les voies d’accès non indispensables au ravitaillement et aux communications internes aux forces de libération avaient été sabotées, rendues impraticables aux véhicules par des destructions importantes et gardées par des détachements armés. En juillet, divers groupes étaient cantonnés au village et dans les environs immédiats.

Le groupe scolaire fut bientôt utilisé comme P.C. militaire et dépôt de ravitaillement et munitions pour diverses unités, en particulier par la 2ème Compagnie du 1er Régiment F.T.P.F. de la Drôme (Région 14, secteur Sud) à laquelle j’appartenais sous le n° matricule 73420. Un détachement de cette formation était posté au Col de la Pigière gardant la route de Sisteron. Un autre dont je faisais partie, après avoir été cantonné dans le vallon de Bergiès près de la ferme du RIEU, occupait un secteur autour de la Tuilière et était chargé de défendre l’accès à Séderon par la route du Col de Macuègne. Il s’était installé, entre autres, sur la pente des hauteurs de « Massujayes » en bordure des lacets.

Armés de fusils « Remington » à cinq coups, d’un fusil mitrailleur, de mitraillettes « sten », d’un mortier, de grenades « Gamond » destinées à l’attaque des véhicules, nous attendions de pied ferme les troupes allemandes dont la présence était signalée dans la région de Sault, toute proche par la montagne.

Depuis plusieurs semaines, des vols de reconnaissance de l’aviation allemande avaient été observés. Pendant la période qui précéda le 10 août, des attaques nocturnes d’appareils ennemis vinrent nous surprendre, impuissants dans les ténèbres. Ils repéraient sans doute les lumières non camouflées du P.C. de notre groupe au hameau, les phares (non occultés en bleu ?) de nos véhicules assurant les liaisons et le ravitaillement. Plusieurs fois vers 21 heures ou 22 heures, un avion ennemi se fit entendre, déclencha un tir d’arme automatique. Intimidation ou attaque réelle ? On ne sait. Un soir néanmoins une rafale s’approcha de la « traction avant » qui montait des vivres au col de la Pigière. Une balle atteignit même, légèrement, le pied du chauffeur.

Le 8 août, à la suite d’une information (fausse, on le sut plus tard) faisant état d’une hypothétique infiltration des troupes allemandes vers le village de la Rochette, un petit groupe – dont j’étais – fut chargé de monter la garde au croisement dit « Les Quatre ». Nous dormions la nuit à tour de rôle dans le grenier de la ferme Pascal et allions prendre nos repas au P.C. des écoles au village.

C’est ainsi que le 10 août, un jeudi me semble-t-il, un peu avant 15 heures (l’horloge du clocher de l’église s’arrêtera à 3 heures) nous redescendions, à trois ou quatre (Maurice PONS, Roger LATIL, moi-même et sans doute un quatrième, je n’en suis pas certain, G. RAVOUX. On verra pourquoi j’ai retenu avec certitude les deux premiers noms), vers notre poste de garde.

Alors apparurent dans le ciel, au-dessus de la montagne de « La Saulce » et volant en formation, trois avions dont les croix noires très apparentes sur le fuselage et sous les ailes nous indiquèrent rapidement l’identité redoutable. Tandis qu’ils tournaient à assez basse altitude au dessus du village, afin de se repérer et de se placer, nous avions atteint la gorge de l’Essaillon. Déjà les bombes explosaient et le tac-tac des armes automatiques des avions allemands déchirait l’air et se répercutait entre les montagnes. Rampant, munis de nos armes, le long de la route qui domine la rivière, en suivant le parapet afin de nous rendre moins visibles et de nous protéger quelque peu, nous progressions vers notre poste. Les trois appareils se suivaient de près, prenaient la gorge en enfilade. Les rafales de mitrailleuse et de canons de 22 mm (de nombreuses douilles furent retrouvées au sol dans les jours qui suivirent) criblaient le sol à chacun des passages successifs des avions larguant en outre au-dessus de nos têtes des paquets de petites bombes à ailettes (comparables à des obus de mortier). J’en vis descendre, comme une nuée de gros points noirs, sur les pentes du « Crapon » au-delà de la rivière, tandis que les deux éléments du conteneur qui les avait libérées descendaient mollement vers le sol. Un bruit infernal faisait vibrer l’air jusque dans nos poitrines, amplifié par l’écho entre les rochers.

Après le premier passage du dernier des trois appareils, je me dressai et tirai précipitamment (trop ?) plusieurs balles dans sa direction en essayant de viser l’avant... en vain. Mes camarades Roger LATIL et Maurice PONS avaient gagné le couvert des arbres en bordure de la route au-delà du pont de l’Essaillon, près du cabanon appartenant à M. GLEIZE.

Après avoir hésité un instant à demeurer accroupi contre le parapet au pied d’un poteau télégraphique double (bien m’en prit car il fut, je l’appris plus tard, déchiqueté par l’explosion d’une bombe à ailettes) je me réfugiai contre un gros saule sous les ramures longeant le canal du Moulin, encore latéral à la rivière à cet endroit. Un instant, j’aperçus sur l’autre bord de la Méouge deux habitants de Séderon, Jules GUERIN et Léon LIEVIN, surpris, contre toute attente, en ce bel après-midi d’été dans leur paisible partie de pêche aux ablettes (aux « sofis » comme aurait dit Jules GUERIN). Mais déjà les avions ennemis avaient viré et déclenchaient leurs tirs en revenant sur nous.

Ici des images mêlées sont inscrites dans ma mémoire. Il m’a toujours été impossible de reconnaître après coup une synchronie ou une éventuelle diachronie dans la quasi instantanéité de leur existence... je revois à quelques mètres de moi, Jules GUERIN, l’œil toujours narquois, semblant proférer selon son habitude ces jurons plaisants dont il avait le secret et qui se précipite en plongeant littéralement, suivi par son compagnon, dans les osiers épais. Les branches s’écartent mais ne remontent pas sur eux. Moi-même, je tourne autour de mon gros arbre, collé au tronc (suivant en cela le conseil d’un ancien du maquis Grangeon de Vaison qui, ayant subi une attaque aérienne me l’avait raconté quelques jours auparavant). Un enfer d’explosions et de détonations, une grande déflagration qui me secoue tout entier en même temps que je sens une poignée de grains de sable me brûlant le dos et tout le corps...

A demi-inconscient, je tentais de me plonger dans l’eau fraîche du canal, peu profond afin de calmer la brûlure et agenouillé sur le fond, la tête sur le bord, je perdis connaissance. C’est dans cette position, je crois, que Paul JULLIEN et des camarades de mon groupe me trouvèrent.

Dans une sorte de vertige je vois et surtout j’entends l’abbé de PONTAVICE, curé de Séderon, m’administrant les derniers sacrements. Je crois avoir fait alors les réponses que me dictait ma formation catholique. Passons sur la petitesse des esprits malveillants qui (bien que non témoins, et pour cause !) m’attribuèrent ultérieurement pour cet instant des propos incongrus… Mieux vaut remercier l’homme d’église de m’avoir porté assistance selon sa conscience. Transporté sur la charrette d’une brave paysanne de Vers passant par là et réquisitionnée par mes camarades, je rouvris les yeux, me semble-t-il, devant l’entrée du cabinet du Docteur Madame EGOROFF, laquelle par une injection de solucamphre me rendit un peu de vigueur, cependant qu’une énorme plaie (m’a-t-on dit) béait sur ma tempe droite… Des têtes se penchaient sur moi. J’entendis plus que je ne vis Madame JOURDAN, mon ancienne institutrice, tenir des propos qui me réconfortèrent. Merci…

Dans la traction avant à gazogène qui, après les soins d’urgence donnés à Séderon, me conduisit à l’hôpital F.F.I. de Buis les Baronnies, je gémissais de douleur aux nombreux virages de cette route tortueuse. Je retombai dans le coma, malgré les encouragements de Dédé, le chauffeur. Celui-ci eut d’ailleurs un grave accident au retour ; sa voiture tomba dans un ravin près du tunnel et il fut atteint de brûlures importantes par la chaudière du « gazogène ».

Inconscient à mon arrivée sur le lit d’hôpital, je reçus une deuxième fois l’extrême onction. Le samedi soir, je reprenais connaissance.

Entre temps on avait annoncé ma mort et même annoncé l’heure et sonné le glas de mes obsèques. Ma mère accourue à mon chevet, apportant des vêtements qu’on lui avait demandé pour ma toilette (funèbre) ne désespéra jamais de me voir rouvrir les yeux... Peu à peu, je repris vie, paralysé, purulent et puant dans la chaleur d’août, entouré des soins attentifs et dévoués du corps médical et des infirmières professionnelles et bénévoles, lesquelles n’avaient pas hésité à se mettre au service de la Résistance à un moment où l’ennemi était proche et dangereux. Outre le docteur Claude BERNARD de Buis, l’équipe médicale de l’hôpital F.F.I comprenait les docteurs CHARLES et ZALER. Le médecin-capitaine ACHIARY, dit « Arnaud » (plus tard médecin-commandant à la base d’Orange) dirigeait l’établissement, et le cas échéant les raids en territoire occupé, destinés à réquisitionner dans les pharmacies, à la barbe de l’ennemi les médicaments nécessaires au traitement des blessés. Un soir il rentre très tard, ayant échappé de justesse aux troupes allemandes mais ramenant néanmoins avec ses compagnons un bon lot de produits (précieux à cette époque car les blessés arrivaient de tous côtés). « Je t’ai apporté des fortifiants » me dit-il simplement le lendemain matin. J’hésite à nommer les infirmières, compte tenu de la difficulté à mettre de l’ordre dans les appellations (noms de famille, nom d’emprunt, prénoms) : Alice BRUN, Lucienne BRUNET, Madame « CHRISTIANE », Claire ENGAN, d’autres encore dont je revois les visages, sans oublier les religieuses de NYONS, sœur Léonce je crois et la jeune mexicaine sœur Thérèse. Avec ma mère, mes amis Albin ARNAUD, de MOLLANS, Raymond PAYAN et René MICHEL se relayèrent aussi à mon chevet.

J’appris alors par des visites que mon camarade de groupe Roger LATIL avait été tué non loin de moi. Maurice PONS blessé à la jambe fut soigné quelque temps à Buis-les-Baronnies. Jules GUERIN et Léon LIEVIN, avaient été retrouvés sans vie au bord de la rivière.

Bombardement
Fernand BLANCHET © Essaillon

Le village de Séderon avait beaucoup souffert. De nombreux engins avaient explosé aux abords des écoles (sans doute précisément visées). L’axe de la rivière était plus particulièrement atteint. L’abattoir GIRARD fut entièrement rasé par une bombe dont l’explosion causa un grand cratère dans le lit du cours d’eau et causa d’importants dégâts aux maisons voisines. La passerelle métallique, face au « patronage », fut atteinte par de nombreux éclats et autres projectiles. C’est aux environs immédiats, un coin, ordinairement riant, de petits jardins fleuris, voués au calme, au repos ou à la promenade que furent tués ou blessés gravement la plupart des victimes de l’attaque allemande.

René MICHEL observe les bombes désamorcées
© Fernand BLANCHET

Néanmoins plusieurs projectiles furent retrouvés non explosés autour du village. En particulier deux bombes restées fichées derrière l’église. On peut être assuré que leur explosion eut considérablement aggravé les destructions et les pertes en vie humaines. Ces engins de mort avaient croit-on été sabotés, vraisemblablement dans les usines de fabrication par des ennemis du nazisme, en Allemagne peut-être, ou dans les pays occupés. On se plaît à imaginer... à quels démocrates inconnus, courageux anonymes exprimant ainsi, au péril de leur vie, leur opposition au nazisme, des habitants de Séderon doivent-ils d’avoir vu leur vie et leur biens sauvegardés ?

Ainsi se confirme cette idée que les forces de la liberté sont multiples dans leur diversité convergente et que dans ces conditions l’oppression et la barbarie pourront être un jour définitivement vaincues.

J.-F. CHARROL
Combattant volontaire de la Résistance
Croix de Guerre avec étoile d’argent
Inspecteur Départemental de l’Education Nationale honoraire
Officier des Palmes Académiques
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Liste des victimes du 10 août 1944
communiquée par M. René DELHOMME
Victimes civiles
Victimes appartenant à la Résistance
(1er Bataillon F.T.P.F. Drôme 2ème Cie)
Morts
Mme OLLIVIER Marie
Mme OLLIVIER Suzanne, née BORDEL
Mme MAURIN Rosa
Mlle BLANC Victorine
M. GUERIN Jules
M. LEVIN Léon
M. LATIL Roger (de Valbelle)
Blessés graves
Mme BONNEFOY Marthe
M. LAMBERT Germain
M. JULLIEN Paul
M. CHARROL Jean-François
M. PONS Maurice

Voir le Numéro Spécial « Cinquantenaire du bombardement de Séderon » (18 bis)