6908. Journal de Captivité
de juin 1940 à décembre 1941
M. René Delhomme (2e partie)
“… Ainsi nous voilà prisonniers. Quel moment de stupeur !”
C’est sur cette phrase que se terminait la retranscription de ce que nous avions intitulé le JOURNAL de GUERRE de René Delhomme.
Le journal ne s’arrêtera pas là, René Delhomme continuant à faire un récit quasi quotidien des événements. Mais à partir du 10 juin 1940 c’est le JOURNAL de sa CAPTIVITÉ qu’il écrit :
Nous sommes aussitôt fouillés et je dois reconnaître sans brusquerie.
Il est vrai que brisés de fatigue, couverts de sueur, littéralement exténués nous ne risquions pas de nous rebeller ce qui d’ailleurs aurait été inutile.
Mont-Saint-Père était déjà plein de soldats allemands et de prisonniers. Je trouvais là, assis près d’un mur, le chauffeur du colonel, blessé à la cuisse, et d’autres soldats du 159ᵉ RIA.
Les soldats allemands nous donnèrent de l’eau fraîche et des cigarettes… « guerre finie pour vous ». Oui, mais combien de jours allons-nous passer en Allemagne ?
Départ vers 15h, encadrés par des sentinelles baïonnette au canon, sur au moins 15 kms. Puis Beuwardes vers 18h et enfin Fère-en-Tardenais où nous sommes enfermés dans l’église.
Nuit du 10 et Journées des 11, 12 et 13 juin
Ma première demande de prisonnier, une fois « entassé » dans l’église, reçut une réponse négative de l’alsacien faisant fonction d’interprète. Il n’y a rien à faire, sinon attendre. Tant que nous ne serons pas dans un camp, nous ne pourrons rassurer nos familles. Ma mémoire gardera toujours le souvenir de ces malheureuses journées vécues dans cet endroit. En effet, peu ou pas de nourriture (un bout de pain sec et noir) et de l’eau puisée dans des fûts avec une boîte de conserves.
J’ai le temps de ressasser la lettre du 2 juin envoyée par ma chère femme.
Quelques passages me reviennent :
les petits, dans l’innocence de leur âge jouent et sont heureux : Mireille va avec tes parents à Rouvière et le petit René est bien sage malgré son mal aux dents
je suis allée faire passer le C.E.P.E. au Buis, une rude journées
Mr Gianoglio viendra réparer la cheminée, après le feu
le courrier est irrégulier, à part pour les soldats des Alpes…
Chaque jour amène d’autres camarades et nous pouvons être au moins 800, rassemblés là, pêle-mêle. Je revois avec plaisir mes supérieurs. Eux aussi sont heureux de me revoir car ils ignoraient mon sort.
Journées et nuits interminables. Quand pourrons-nous sortir et espérer des conditions de « séquestration » plus humaines ? L’avenir nous le dira, car le départ semble s’organiser.
14 et 15 juin
Départ pour Laon. Je quitte volontiers cette église, où nous ne pouvions même pas nous allonger pour dormir.
Nombreux arrêts. Tout le long de la route, de tristes restes d’une Armée qui s’est battue : lambeaux de vêtements, sacs, capotes, gamelles, musettes… des voitures brisées…
Ça et là, dans les fossés, des tombes de soldats. Une simple croix, un casque donne tout de suite la nationalité… les tombes des soldats allemands sont en plus fleuries… les autres… horrible spectacle !
Nous passons à Chaudun, Villemontoire où j’étais libre il y a quelques jours.
À Laon nous arrivons enfin, dans une salle des fêtes recouverte de paille. Nous allons pouvoir passer une bonne nuit, nos estomacs ayant été un peu soulagés par un morceau de pain et une part de fromage de grandeur non négligeable.
Du camp, je peux écrire, mais les lettres arriveront-elles ?
J’en profite aussi pour griffonner les événements des dernières journées.
Départ dans la soirée.
16 juin
Nous arrivons à Givet, très tôt.
Après 4 heures de marche, Beauraing, en Belgique, où des femmes nous offrent de l’eau, et même un peu de pain.
Voici le camp : un terrain dénudé entouré de fils de fer barbelés. Quelques petites cabanes, mais je préfère rester dehors. Une petite écuelle de soupe et nous repartons à pied vers Gedine, puis Trèves.
17 et 18 juin
Il fait toujours très chaud… noircis par la fumée de la locomotive et la poussière des wagons découverts ayant servis au transport de charbon, nous traversons Trèves.
Le camp se trouve dans une ville propre sans trace de bombardement.
Après le comptage nous pénétrons à l’intérieur où s’alignent de nombreuses baraques…
Fouille, puis nous rejoignons par petits groupes nos chambres respectives, propres et sans lit de paille. Une soupe abondante d’orge et de pomme de terre nous est distribuée, mais nos estomacs restés longtemps sans nourriture se refusent à en absorber une grande quantité.
Deuxième travail pressant : se débarbouiller, se raser et se faire couper la barbe et les cheveux. Au bout d’une heure, ce sont des hommes méconnaissables qui reviennent dans leur chambre.
Ce stalag est agréable… hélas le départ est fixé à demain.
Une boîte à lettres reçoit nos missives, mais elles sont si nombreuses qu’il est à peu près sûr qu’elle n’arriveront jamais à destination. Nos familles seront toujours dans l’attente de nouvelles. Que de désillusions nous attendent encore sans doute.
19 juin
Direction Coblentz par train, comme toujours entassés dans des wagons où nous ne pouvons allonger nos jambes. Recroquevillés dans un coin, nous sommes si fatigués que cela ne nous empêche pas de nous endormir. Pas pour longtemps, c’est vraiment trop inconfortable.
Passage à Giessen, puis Magdeburg et enfin après 40 kms le camp de Altengrabow, qui contient déjà 25000 Belges et des milliers de Polonais et Français.
Il est 19h30. Après les contrôles habituels, un baraquement est mis à notre disposition.
Ne pouvant plus dormir, que faire ? je rêve, je songe à ceux qui pensent à l’absent, au disparu, s’accrochant à un suprême espoir, à mon beau pays de France, à mon village.
Juillet 1940
Sur le camp, flottent depuis quelques jours 2 drapeaux rouges à croix gammée. C’est le résultat de l’armistice signée le 22 juin entre le représentant du IIIᵉ Reich allemand et celui du gouvernement français de Pétain.
Nous sommes 500 réunis sous la même tente, gens de touts espèces qui essaient de sympathiser entre eux.
Lentement le temps passe. Le repas de midi est très attendu. Et pourtant une seule écuelle de soupe pour satisfaire notre cruel appétit, mieux notre faim. Celui du soir avec un peu de pain, agrémenté d’un peu de miel et de fromage.
Amitié ! Elle n’existe pas… l’instinct de conservation supprime la camaraderie.
Pour rentrer dans un cadre plus vaste, ces querelles quotidiennes, ces disputes ridicules existaient déjà dans la vie civile, mais sur un autre plan, politique, professionnel, toutes ayant pour base l’intérêt.
Une seule distraction, le marché aux puces qui s’organise le soir. Marché curieux, car après toutes les fouilles subies, beaucoup d’objets hétéroclites existent encore : couteaux, rasoirs, briquets, musettes, bidons, ceinturons, chemises, montres…
on échange ces objets pour du TABAC. Un paquet de tabac, si rare hélas, pour une centaine de franc, la cigarette à 6 francs. Que dire de ceux qui vendent même leur alliance ou leur montre !
Presque tout cet argent récupéré passe dans la poche des arabes qui ont conservé, on ne sait comment, du tabac et des feuilles. Ces gens-là ont un art véritable pour rouler une cigarette… avec une infime quantité de tabac.
Les jours passent lentement, tristes, monotones. La liberté est-elle proche, qui transformera un pauvre prisonnier en un homme véritable ?
La pluie revient, après une courte période chaude. Où est donc le brillant soleil de ma belle Provence ?
On doit, paraît-il, nous donner de l’argent du camp (10 marks pour un sergent) qui nous permettra d’acheter un peu de tabac. Ce serait volontiers que je fumerais une nouvelle et bonne pipe, après 3 semaines de privation.
C’est le 14 juillet.
Une date qui rappelle une fête, une réjouissance. Hélas, ce jour qui fait penser à la liberté est pour nous synonyme de barbelés.
Je pense à la propagande française, nous montrant une caricature où un maréchal allemand, s’adressant à une foule squelettique… Jusqu’à présent, je n’ai vu que des allemandes et des allemands resplendissants de santé. Quelle sottise ! Tout cela pour dresser les peuples les uns contre les autres.
23 juillet – départ d’Altengrabow pour Husum
Lever à 4h. Départ de la gare à 8h. Wagon de 60, avec possibilité de s’asseoir. Passage à Magdeburg, Hanovre, Nienburg et enfin Husum
STALAG X I B
n° 45924
Arb. Kdo. 896
Pour la 1ère fois nous sommes assis sur des chaises devant une table. Aussi nous avons fait honneur au casse-croûte : tartine assez épaisse recouverte de saucisse cuite, une autre de saucisse crue. Peu sans doute, mais servi aimablement.
Nous couchons dans une grande pièce sur des lits étagés.
Le soir, veillée avec 4 grands amis, Franc, Eldin, Fourcade et Clément, évoquant le cher et beau passé, parlant du terrible présent, faisant des projets et se posant la même question : les nôtres sont-ils encore anxieux ou enfin rassurés ?
Puis des discussions interminables sur la nourriture française. Comme des enfants, nous venons à désirer du chocolat, du nougat, des desserts, des gâteaux. « La Mère Germaine », à Châteauneuf-du-Pape, fait l’unanimité, et il y a tant de bonnes choses en France.
Une mauvaise surprise, de taille, en se couchant : un ennemi nous menace, tout petit mais fort désagréable, les poux. Nos prédécesseurs nous ont laissé la demeure avec ses meubles et une partie de ses habitants. Il ne manquait plus que cela à notre infortune.
Août 1940
Nous construisons une route.
Voilà l’emploi du temps :
réveil à 5h45, suivi d’un casse-croûte : 200 grammes de pain et une cuillerée de confiture
travail de 7h à 12h
soupe de 12h à 12h45
travail de 12h45 à 17h30
casse-croûte comme le matin vers 18h30/19h
coucher à 21h
Je rentre le soir très fatigué, car en plus la pluie et le froid
Une consolation cependant, les cartes et les lettres, obligatoires pour pouvoir écrire, sont arrivées. Mais faute de pouvoir payer 5 pfennigs chacun, nous devons attendre demain et n’écrirons que si l’entrepreneur veut bien nous avancer cette somme.
Nous repartons pour une nouvelle journée de travail, avec toujours un temps épouvantable.
Une bonne nouvelle, ce soir nous pourrons enfin écrire.
Triste dimanche ! Je revois, sur les cartes postales que j’ai pu conserver, mon village avec l’école, la maison de mes parents… et sur ces photos, les personnes qui me sont chères.
Demain, la reprise est une obsession et une hantise.
Départ pour Brokeloh. Pluie continuelle et glaciale. Nos vêtements n’arrivent plus à sécher…
Nous sommes en plein été, qu’en sera-t-il cet hiver ?
Septembre 1940
Pour la première fois depuis mon arrivée à Husum, du beau temps et quelques plaisirs :
- un ami polonais m’a donné un peu de tabac
- une fillette nous a distribué des pommes
- une sentinelle, très gentille, des friandises
- passage aux douches, et désinfection de nos habits et couvertures – donc plus de poux (on dormira à l’aise cette nuit, sans subir d’affreuses démangeaisons)
Et surtout l’arrivée de quelques lettres est annoncée. La distribution a lieu pendant le repas. Minute d’émotion.
Oh joie, mon nom est prononcé… toute ma famille est bien portante… après presque 3 mois, quel soulagement.
29 septembre – anniversaire de ma petite Mireille, une grande fille maintenant. Pense-t-elle encore à son papa ?
Octobre 1940
Dimanche 6 – j’ai été volontaire, pendant la journée de repos, pour aller ramasser des pommes de terre chez les agriculteurs. Je voulais vivre une journée dans une famille allemande, participer à leur travail et goûter leur cuisine.
Voici donc l’emploi du temps :
- arrivée à la campagne vers 9 heures
- déjeuner : casse-croûte à volonté (café au lait, pain, beurre, saucisson, pâté, 1 verre de schnaps et 1/2 paquet de tabac)
- travail jusqu’à midi
- dîner : soupe aux choux de Bruxelles, pâtes, morceau de lard, pommes de terre écrasées avec des blancs d’œuf, 2 cigarettes
- travail jusqu’à 16 heures
- goûter : casse-croûte à volonté
- travail jusqu’à 18h30
- souper : soupe et pommes de terre en salade avec lard
Je suis rentré bien fatigué, mais la faim calmée. Les gens sont aimables et nous sommes bien reçus dans la plupart des maisons. Nous cherchons aussi à leur faire plaisir par notre travail.
Voilà plus d’un an que je quittais ma maison et mon village !
Quelle chose affreuse que la guerre. Dans un monde, soi-disant, qui a la prétention de parler progrès et civilisation. Je regardais l’autre jour un petit garçon d’Allemagne qui appelait sa « Mama ». Faudra-t-il, inévitablement, qu’il se batte dans quelque vingt ans, contre mon fils du même âge que lui ? Non, non…
L’hiver approche et on sent déjà les premières menaces avec la pluie et le froid. Au camp, on a installé un poêle. Près de lui on cause, on écrit, on relit pour la nième fois la lettre reçue. Et on pense aux veillées d’autrefois.
Toujours le même boulot, à cette fameuse route près de Brokeloh, avec les mêmes horaires. Beaucoup de travail pour peu de nourriture. Certains en sont venus à manger des carottes, des betteraves, des navets…
Toujours pas de tabac. Quelques-uns fument des feuilles de chêne ou des chatons de bouleau. Un essai m’a suffi, et cette fumée âcre ne m’a pas donné envie de recommencer.
Heureusement que les colis arrivent régulièrement avec le tabac et les autres bons produits de France.
Les lettres aussi. Voici la magnifique poésie qu’inspira à un prisonnier l’arrivée de sa première lettre

note de la rédaction :
il se pourrait bien que le prisonnier soit René Delhomme lui-même, et que cette poésie attribuée à un camarade soit le moyen d’extérioriser un instant de bonheur, de le partager…
Une petite parenthèse : à la question que l’on pose à propos de la libération, on nous répond « n’avez-vous pas gardé vos prisonniers de 14-18 jusqu’en 1920 ? mais rassurez-vous, nous ne voulons pas de vengeance ». D’autres disent « la guerre n’est pas finie ».
Novembre 1940
Des bruits circulent, après l’entrevue Hitler-Pétain, d’une libération prochaine. Ah si l’espoir n’était pas sans lendemain !
Un vent épouvantable, accompagné de pluie, n’a pas empêché que nous allions travailler au nouveau chantier de Brokeloh.
Heureusement, le soir quelques bons camarades aident à chasser le cafard en discutant, en regardant des photos (souvenirs que j’ai pu fort heureusement conserver) et en fumant. On ne peut pas s’imaginer la valeur que l’on attache au tabac dans un camp de prisonniers.
Décembre 1940
Toujours un froid glacial et le travail à Brokeloh, sans autre distraction que de pousser des wagonnets. Les mains se collent sur le fer glacé. Le soir, complètement frigorifié, on apprécie la salle chauffée qui nous attend.
Sans lettre depuis 15 jours, je suis dans l’inquiétude.
Que devient ma chère famille, ma femme, mes parents, notre bébé qui va naître ? Mireille qui m’aura peut-être oublié et le petit René qui m’aura à peine connu ? Je détourne ma pensée, car j’ai trop de peine, alors…
Que sont devenus mes camarades du village ?
Nous arrivons à Noël, fête suivie par presque tous les prisonniers. Pour moi, ce sera mon 2ᵉ Noël loin de ma famille et de mon village.
Noël « 40 »
Veillée de Noël qui ressemble si peu aux joyeux Noëls des années passées, où j’étais si bien dans la douce intimité de ma chère maison. Que de doux souvenirs surgissent dans mon esprit, appelés par cette soirée.
Ce soir, rassemblés dans cette salle, à quelques 1300 kms de chez nous, nous avons chanté devant le sapin dressé sur notre table, mais notre joie était fausse. Notre pensée s’envolait loin d’ici et le cœur plein de regret et de tristesse battait un peu plus fort que d’habitude. Sans cette maudite guerre, c’est à mes chers enfants que j’aurais offert un arbre de Noël.
Mais malgré mon absence, cela ne les empêchera pas, j’espère, de trouver demain matin, à leur lever, un joli cadeau qui garnira leurs petits souliers.
Comment ne retiendrai-je pas la magnifique poésie, écrite par un prisonnier
Que de tendresse et d’émotion dans ces vers [la note du premier poème peut être réutilisée]
La veillée de Noël amène toujours un bon repas. Notre menu est amélioré grâce au pain brioché offert par la population voisine, et surtout grâce aux colis que nous recevons.
Dans ce camp où personne ne demeure que contraint, c’est pourtant Noël. L’atmosphère est particulièrement clémente.
Les prisonniers, polonais, belges, français, se hâtent vers la salle transformée en chapelle. Sur l’autel se dresse 2 arbres de Noël qui évoquent tout un monde de traditions. Quel spectacle inoubliable que celui de ces hommes aux yeux profondément enfouis et brûlés de plus d’espérance que de joie. Près de l’autel les Polonais semblent avoir le mieux exprimé en des chœurs puissants et graves l’âme religieuse de leur pays.
Minuit approchait. Les conversations se faisaient moins bruyantes, les chansons devenaient mélancoliques, inconsciemment les musiques s’attardaient aux mélodies sentimentales.
Soudain, Minuit…
Dans un même élan, nous nous dressons tous et le « Minuit Chrétien » s’élève vibrant, enthousiaste, libérateur.
Parce qu’un 25 décembre, 2000 ans auparavant, Noël envoyait à nos cœurs esseulés, affamés de tendresse, ivres de liberté, son cadeau le plus précieux : un rayon d’espérance.
Année 1941
Janvier
Mireille et René vont avoir un petit frère ou une petite sœur. Je devine et je partage tes soucis, les peines que tu vas avoir et que tu as déjà eues. Aussi combien je voudrais être auprès de toi. Hélas le destin nous a séparés.
Sans arrêt de blancs flocons voltigent et viennent doubler le tapis que nous foulons depuis plusieurs semaines. Je pense à la journée de demain que nous passerons dans le bois glacé…
Février
La nuit ne nous donne pas tout le repos auquel nous pourrions prétendre. Poux et puces se chargent de nous prodiguer force piqûres et démangeaisons épouvantables : plaisir de prisonniers !
Aucune lettre encore qui vienne m’apprendre la naissance de notre bébé et m’ôter l’anxiété dans laquelle je me trouve.
Finalement, le 16, j’ai reçu ta lettre m’annonçant l’heureuse nouvelle de la naissance de notre petite Andrée le 2 janvier.
Que je suis content de savoir que tu es rétablie et que notre bébé est sage et bien portant ! Le prénom de de notre fillette me plaît bien.

Depuis quelques jours, la neige et le froid nous procurent un repos agréable. Seulement une marche de 10 kms où nous pouvons oxygéner nos poumons… ensuite, les journées sont longues. Je fais alors des projets d’avenir, concernant ma famille et aussi nos propriétés : Rouvière et notre « pré » et notre « parc » seront réaménagés.
Depuis le 10 juin dernier, que de longs jours d’attente se sont écoulés, pleins de souffrances physiques et morales. Rien n’est plus terrible que l’exil. Loin de tout ce que l’on aime, privé longtemps de nouvelles, sans aucune liberté, sans aucun plaisir, sans aucune satisfaction, dans l’incertitude complète du retour.
Que de mauvaises heures passées, et comptées souvent juste pour passer le temps. Et pourtant, quelles fautes avons-nous commises, n’avons-nous pas fait notre devoir ?
Mais à quoi bon réfléchir et discuter sur toutes ces questions.

Mars 1941
Toujours des wagonnets à pousser et à décharger…
Le retour au stalag se passe dans le calme, avec un seul désir, se réchauffer un peu dans la salle, et se laver en attendant la soupe.
Ensuite toujours les mêmes questions sur ma famille, les habitants du village.
De beaux projets, certains irréalisables certes, mais qui donnent chaud au cœur.
Quelques photos souvenirs, celle de ma femme chérie Maria et ma belle-sœur Léa
C’est l’anniversaire de René (16 mars).
Qu’il doit avoir grandi ! 2 ans déjà.
Un gribouillis de sa main me ferait tellement plaisir.
Avril 1941
Me voici dans un nouveau camp :
DÜDINGHAUSEN – Stalag XC – Arb. Kdo 1048
Je suis maintenant cultivateur. Dès mon arrivée, j’ai eu une première prise de contact avec les habitants de la ferme, gens et bêtes. Certes le travail ne va pas manquer, mais j’aurai en revanche quelques avantages : vie au grand air et nourriture abondante.
Nous sommes logés dans une pièce obscure et d’une propreté douteuse, qui en plus est humide. 27 prisonniers dans ce kommando et un bon nombre de gentils camarades.
Revenons un peu sur les horaires de travail et la nourriture :
lever 6h et départ 6h30
déjeuner vers 7h30 (pain noir et café au lait)
dîner à 12h (pommes de terre, lard, soupe)
goûter vers 15h (pain blanc, beurre, café au lait)
souper vers 19h30 (pommes de terre sautées, pain noir, boudin et café au lait)
en plus, de la confiture à tous les repas, même avec les mets salés
Le travail est dur, même le samedi après-midi et le dimanche matin.
Plus reçu d’autre missive depuis 15 jours, ni de colis d’ailleurs. Ici, la nourriture est « normale », c’est le tabac qui manque le plus.
Mai 1941
Je ne suis plus cultivateur. Nous avons quitté Düdinghausen pour Balge.
Voici les renseignements de ce nouveau camp (Arb. Kdo 6003).

Ce changement est tout à notre avantage. Nous travaillons à la construction d’un canal destiné à supprimer une boucle de la Weser et à régulariser la navigation. Des Allemands, des Tchèques, des juifs autrichiens, des Italiens sont aussi employés à cette tâche, à peine plus heureux que nous.
Exactitude de rigueur : à l’heure sonnante le travail commence et finit.
D’autres avantages existent ici : camp propre et bien éclairé – logés à 16 par chambre, nous avons un bon lit, une petite armoire très pratique, une table et un tabouret.
Un poêle a permis à mes camarades de se chauffer à volonté pendant l’hiver. Nous n’avons ni poux ni puces, pouvant se laver chaque jour à grande eau dans des lavabos et prendre une bonne douche chaque semaine.
Autre avantage : la cuisine préparée par des femmes allemandes, plus propre et mieux répartie.
Une petite bibliothèque nous procure quelques bonnes heures de lecture, distraction que je n’avais plus eu depuis longtemps.
L’amélioration la plus appréciable est celle qui nous est fournie par les envois du Gouvernement français chaque quinzaine : biscuits, sucre, boîtes de bœuf et paquets de tabac et cigarettes. Quel plaisir de pouvoir fumer sans se priver !
Nous avons 1 jour et demi de repos par semaine, du samedi midi au lundi matin 6h15.
Chaque semaine nous pouvons écrire une lettre ou une carte-réponse. Les sous-officiers volontaires pour le travail pourront envoyer 2 missives supplémentaires, récompense qui n’est pas insignifiante. Car au plaisir de communiquer ses pensées s’ajoutera 1 mois et demi après la joie de lire la réponse.
Il est curieux et pénible à la fois de constater comme la mémoire perd dans notre séjour de son acuité. Beaucoup de souvenirs s’estompent, des images s’obscurcissent ou s’effacent, des noms connus n’apparaissent qu’après réflexion. La diminution de cette faculté est la conséquence sans doute de notre état d’esprit, constamment préoccupé, hanté, par une idée fixe : le départ
Malgré cette constatation, je ne reste pas insensible au charme de la nature et mes yeux aiment à voir les cigognes dominant leur nid, faisant les cent pas dans les prés ou volant d’une allure magnifique au-dessus du canal de la Weser. Quelle silhouette élégante dans l’air, son véritable élément.
Mais rien ne peut égaler ma chère Provence pleine de soleil, si belle !
Quand reverrai-je tes montagnes pleines de fleurs sauvages, de la senteur du thym et de la lavande. Et quand retrouverai-je ton petit village où se cache mon bonheur.
Juin 1941
On ne peut passer sous silence, outre les cigognes, les passereaux de toutes sortes qui vivent dans des prairies bordées d’arbres et un troupeau de biches que nous croisons en allant au travail. Quel joli tableau qui ne manquerait pas d’inspirer un peintre.
Mais tout n’est pas poétique dans cette région, il y a la monotonie des vastes étendues plates, couvertes de tourbes et de bruyères et surtout trop souvent cette maudite pluie qui transforme un travail supportable en une corvée pénible et maussade… ajouter à cela les barbelés !
Depuis quelques journées, une bonne chaleur nous permettait de brunir nos bustes, mais cela ne dure pas. Température très variable dans cette région proche de la Baltique. On transpirait, on supporte maintenant un pull-over.
Une bonne nouvelle : bien reçu la jolie photo de Dédée, une belle fillette que je vois pour la 1ère fois.
1 an de captivité, combien d’autres encore ?
Un prisonnier serbe est arrivé parmi nous, mais ne pouvant s’exprimer que dans sa langue maternelle, interprètes d’allemand, d’anglais, d’italien n’ont pu s’entretenir avec lui.
Heureusement, nous allons tout faire pour lui rendre une existence supportable : des biscuits, du sucre, du tabac, mais malgré cela sa vie parmi des gens avec lesquels il ne peut causer ne sera pas drôle.
La plupart des nationalités vont donc figurer dans le troupeau grandissant des prisonniers.
Juillet 1941
On sentait venir l’automne ce matin ; ce soir on respire l’été. Ciel nuageux, prometteur de riches ondées, un coup de vent, les nuages se disloquent, puis le soleil apparaît dans un ciel sans tache.
Cette nuit, des avions ennemis ont sillonné le ciel : vrombissements suivis d’explosions des obus de la DCA et peut-être aussi des bombes. Triste guerre, pour tous les peuples, quand finira-t-elle ?
Divertissement ce samedi après-midi : recherche d’une source dans la cour des barbelés. C’est la fameuse baguette de coudrier qui dévoile le point où se cache l’eau. Chacun de nous a voulu tenir la baguette et pour quelques-uns, elle a voulu se montrer docile.
Hélas, je n’ai pas le don de sourcier. Je le regrette bien d’ailleurs, car j’aurais pu ainsi rechercher la source que je tiendrais tant à voir couler au Pré ou à Rouvière.
Les enfants ne vont en classe que dans la matinée ; aussi chaque jour rencontrons-nous à midi petits écoliers et écolières qui s’en reviennent de l’école. Tous sont propres et respirent la santé. Garçonnets aux cheveux blonds, fillettes aux longues tresses, légèrement habillés par ces chaudes journées.
Le sport, l’éducation physique sont beaucoup plus à l’honneur qu’en France. Filles et garçons, en culottes courtes et légers maillots vont se baigner dans le petit canal. Beaucoup savent déjà nager, et les autres s’ébattent dans l’eau peu profonde. C’est qu’il faut bien profiter des belles journées lorsqu’il est temps.
Le 27, départ de Balge pour un nouveau camp. Il s’agit du kommando 5133, à Schessinghausen, situé à quelques kms de Nienburg.
Notre installation ne vaut pas la précédente, mais elle se présente tout de même convenable.
Notre travail consiste à travailler dans les bois, après 45 minutes de marche. Ici l’air est plus pur qu’au grand chantier de Balge et la tranquillité plus grande aussi.
Combien de temps allons-nous y rester ? Je suis toujours avec mes 40 camarades dont mon ami Eldin.
Le travail est moins pénible et plus propre. Nous partons le matin à 6h15 pour arriver au travail à 7h précises. Nous suivons un long chemin bordé de fougères, de myrtilles et de framboisiers. Notre boulot consiste à dégager les sous-bois d’une forêt centenaire.
Il est certain que si nous restions pendant la période froide et pluvieuse, nous aurions alors besoin d’habits très chauds. Dans un prochain colis, il faudrait donc prévoir mes gros souliers cloutés, des pantalons doublés, un pull-over à col roulé, des tricots molletonnés, des moufles chaudes, sans oublier du tabac et des cigarettes.
Tout cela pour passer un hiver correct !
Malgré les changements de camp, la correspondance n’a pas trop été retardée.

Une longue lettre de vous et surtout les photos de ma famille réunie :
Andrée, magnifique bébé dans les bras de sa maman
Mireille la grande sœur sérieuse et appliquée
René, le garçon, contre sa sœur aînée
qu’il me tarde de les tenir dans mes bras et de les cajoler
Août 1941
Une pluie ininterrompue nous a valu une après-midi de repos. J’en profite pour lire un peu la presse… revue ciblée, et plus ou moins ancienne. Le Paris-Soir dans l’article sur les Fêtes de juillet oublient les prisonniers.
Le 3 août : quel dimanche ! nettoyage toute la matinée, revue de tout le linge dans la cour. Debout, chacun attend son tour, rêveur ; la pensée bien loin d’ici s’envole vers notre douce France, nos chères familles. L’espoir, le désir de partir emplissent nos cœurs.
Oui, triste dimanche, mais les heures fuient malgré tout et chacune ne nous rapproche-t-elle pas du retour à la vie, à la liberté ?
Depuis notre arrivée à Schessinghausen, le soleil n’a pas daigné se montrer toute une journée. À peine ose-t-il parfois glisser quelques rayons dans les bois où nous travaillons.
Notre arrivée est récompensée chaque jour par un charmant tableau : une biche nous apparaît parmi les arbres. Peu craintive, elle nous regarde de ses yeux doux, à quelques cinquante mètres, puis s’éloigne lentement.
Un à un les jours passent, malgré la pluie quotidienne. Le samedi soir on ne peut s’empêcher de dire : voilà une semaine terminée. Voilà aussi 14 mois qui se sont écoulés depuis ce mémorable 10 juin, plus de 400 jours que nous avons mesurés, heure par heure.
Encore un changement ! Nous quittons, le dimanche 22 août, le camp de Schessinghausen.
Nos remplaçants : 54 juifs français et belges prisonniers comme nous.
Où allons-nous ?
À 15 heures, nous nous séparons par équipe de 3, 4, 7. Après une vingtaine de kms, nous arrivons à Stolzenau sur Weser, et complétons un kommando de 30 (Arb. Kdo 5328)
Nous sommes 7 par chambre. Nous remplissons de paille notre sac troué. Nous continuons notre installation : balayage et fabrication d’étagères rustiques pour placer notre petit matériel.
Premier jour de travail. Je suis employé dans une fabrique de chaise, au polissage et au montage, collage et assemblage. Je suis un peu surpris par le bruit des machines qui coupent, rabotent, percent, polissent, etc. et devine déjà la monotonie de ce travail spécialisé.
Mais certains avantages ne sont pas négligeables : nous sommes à l’abri de la pluie et du froid. Notre caporal, chef de poste, cause un peu le français et on devine en lui un homme intelligent et bon.
Je ne veux pas oublier notre cuisinier, vraiment complaisant et arrivant à nous mijoter quelques bons petits plats. C’est la première fois que je rencontre un cuisinier-prisonnier aimable et consciencieux. Son métier dans le civil : pharmacien à Paris !
Dernier dimanche d’août – je pense à nos promenades passées, à nos randonnées futures, aux vacances si belles autrefois, si tristes cette année. La photo que tu m’as fait parvenir, avec le petit Gérard contre la voiture « Rosalie », évoque aussi ces beaux souvenirs.

Septembre 1941
Les jours se succèdent, et je suis toujours là. Certes je n’ai pas trop à me plaindre de mon travail, ni de mes gardiens raisonnables, mais il me manque ma famille, ma liberté et cela est tout. Je suis sûr que toi aussi, ma chère Maria, tu ne dois pas avoir le cœur à la joie et que les enfants doivent te donner beaucoup de peine. Sois courageuse et patiente !
Vous êtes bien portants, voilà l’essentiel.
Le soleil resplendissant me fait souvenir des beaux jours d’autrefois et des promenades. Et parce qu’il me rappelle ces douces choses, il m’attriste davantage
Mon travail me demande beaucoup d’attention, mais ce n’est pas trop pénible… patron, contremaître et ouvriers sont corrects avec nous.
29 septembre : je ne peux oublier les 5 ans de ma grande fille Mireille. Bon Anniversaire.
Octobre 1941
Mon meilleur ami Eldin (45929) est parti hier au kommando de Rehburg. Il est parti à regret. La perte de ce vrai camarade m’a peiné énormément. Une amitié est chose si rare et si précieuse ici, où l’on ne rencontre qu’indifférence et égoïsme.
La journée m’a paru plus longue, plus maussade.
Nos chers enfants grandissent et sont sages, me dis-tu. Qu’il me tarde de les voir.
Voilà bientôt Noël… je serais heureux si tu pouvais acheter un joli jouet à nos chers petits et pour toi un objet qui te ferait plaisir. Tu considéreras que c’est moi qui te l’offre.
Dans tes lettres, donne-moi aussi des nouvelles de mes collègues et de mes amis séderonnais et du village en général.
Novembre 1941
Il fait froid depuis quelques jours et ce matin de blancs flocons sont venus nous certifier que l’hiver est là. Le ciel est gris, un ciel gris de Toussaint.
Hier, nous nous sommes rendus au cimetière, sur la tombe d’un soldat prisonnier mort en février dernier. Nous nous sommes recueillis près de la croix blanche et notre pensée s’est envolée vers un autre cimetière où dorment les chers morts de nos familles ; car c’est pour eux aussi que nous avons tenu à rendre cette visite au cimetière de Stolzenau.
Pèlerinage de souvenir, simple mais sincère.
Triste anniversaire de l’armistice de 1918.
Décembre 1941
Une bise glaciale souffle depuis le début de la semaine, arrachant aux arbres les dernières feuilles, chassant définitivement l’automne.
Seuls les cygnes du lac semblent indifférents à ces précoces rigueurs. L’aube naît à peine lorsque nous les voyons le matin, près du rivage, parmi les branches qui touchent l’eau de leurs glaçons. Magnifiques dans leur éclatante blancheur, ils tournent vers nous leur regard, un regard où il peut y avoir de la surprise et même de l’ironie.
Ne sommes-nous pas grotesques, tout emmitouflés dans des cache-nez et des manteaux, à côté d’eux qui se rient du froid. Ce matin, une carapace de glace recouvrait l’eau et immobilisait nos cygnes qui dormaient la tête sous l’aile.
Le froid glacial piquait nos visages et nous faisait nous hâter vers l’abri de l’usine.
Je lis actuellement un livre de Paul Arène, La Chèvre d’Or, et ces pages écrites dans notre chère Provence, où l’on parle de lieux que je connais, sont un vrai régal pour moi. Cette poésie parfumée à la lavande et au thym, pleine de la chanson des cigales, me plaît beaucoup et me transporte là-bas tout là-bas, dans ce cher lointain où vivent les miens, où j’irai vivre un jour.
Mais revenons au présent : prisonnier en Allemagne, allant passer mon 3ᵉ Noël hors de France et de mon village…
Noël, c’est Noël ! devant nos yeux se pressent des souvenirs : Noël de notre enfance dans la douce tendresse de nos parents ; Noël de de notre jeunesse dans une insouciante gaieté ; Noël de notre âge d’homme où, chef de famille à notre tour nous préparions la crèche et l’arbre plein de joujoux qui devaient réjouir nos petits.
Ces Noëls d’autrefois sont déjà de lointains souvenirs qu’en ce 24 décembre 1941 nous voulons essayer de revivre entre camarades.
Déjà hier au soir 10 convives se sont réunis autour d’une table au menu rendu copieux par l’arrivée récente de plusieurs colis de France et de Belgique.
Il y eut des chants, des rires mais le cœur était serré tout de même et nos pensées ne pouvaient s’empêcher d’aller à nos parents, à nos femmes et à nos enfants.
Notre soirée Réveillon, qui aurait pu être si délicieuse dans notre maison s’écoula pleine d’amertume. Les cloches ont dû carillonner en France, gaiement pour certains et plus tristes pour d’autres. Le rayon espérance est bien faible et avec anxiété je pense au prochain Noël.
René DELHOMME
La suite (et la fin) du journal de captivité de René Delhomme à lire dans le prochain Trepoun…