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L’Essaillon
« Entre la Tourre et lou Crapoun,
I a moun païs, qu’ei Sederoun »
Alfred Bonnefoy-Debaïs

Etudier, préserver et faire connaître le Patrimoine Historique, Naturel et Culturel de Séderon et de sa Région

Pérégrinations généalogiques et historiques
du livre d’arithmétique écrit par Louis Dethès en 1746
Article mis en ligne le 29 décembre 2016

par DETHÈS Romain

Tout a commencé le 10 septembre 2012… Je reçois un mail d’André Poggio, avec fac-similé de la couverture d’un livre sur lequel était écrit :
« Livre d’arithmétique appartenant a moy Louis Dethes du lieu de Sederon que j’ay faits et construit sous la demonstraction de Monsieur Durand Me Ecrivain a Manosque ce premier juillet 1746 ».
Mes recherches généalogiques et historiques sur la famille DETHÈS [1] depuis plus de 20 ans n’avaient jamais fait mention de l’existence d’un tel ouvrage…
Quelques jours plus tard, André compléta ses informations en précisant que René Delhomme avait quelques photocopies de ce livre – de plus de 200 pages – qu’il avait pu faire il y a de nombreuses années grâce à « Mme Agnès RASPAIL épouse PAYAN, de Vers-sur-Méouge qui le détenait et l’aurait ensuite confié à sa fille prénommée Malvina. Malvina aurait ensuite vécu à Bédoin dont le fils, Helen, fut maire. »
Curieux hasard, habitant moi-même à Bédoin…
Après quelques investigations, je rencontrai Florence ADAM, fille d’Helen ADAM ancien Maire de Bédoin, lui-même fils de Malvina ADAM elle-même fille d’Agnès Payan. Après diverses recherches, Florence ADAM me confia que sa mère avait retrouvé le fameux livre… Il avait été confié à son père par son arrière-grand-mère Agnès Payan de nombreuses années auparavant, pensant qu’en tant que maire, l’ouvrage lui serait plus utile qu’à toute autre personne.
Très aimablement, Florence & Antoinette ADAM me permirent de consulter le livre de Louis, de le numériser et me donnèrent accès à diverses archives familiales…

Enquête généalogique

Il y avait notamment, avec le livre, un testament dressé le 11 novembre 1787 par « Jeanne DETHÈS épouse de Jacques PAYAN de ce lieu de Vers » qui faisait un legs à :

André PAYAN, son fils, quand il aura atteint sa 25e année Pierre PAYAN, son autre fils quand il aura atteint sa 25e année Magdelaine PAYAN ; tous trois héritiers particuliers Joseph PAYAN son fils aîné, héritier universel…

Il y avait sans nul doute un lien entre : Louis DETHÈS, auteur du livre en 1746, cette Jeanne DETHÈS, épouse de Jacques PAYAN au 18e siècle, et Agnès RASPAIL, épouse PAYAN au 20e siècle…
Je commençais donc mes investigations, sur la base des informations figurant sur le livret de famille d’Agnès PAYAN, par des recherches généalogiques pour remonter en ligne agnatique [2] la famille PAYAN grâce aux archives numérisées en ligne [3]

Ainsi, Agnès Magdeleine RASPAIL (née le 26 Juillet 1901 à Vers et décédée le 23 décembre 1994 à Bédoin), fille de Nicolas Joseph RASPAIL & Louise PASCAL, avait épousé le 16 janvier 1919
Fernand Louis PAYAN, (né le 16 janvier 1893 à Vers et décédé le 15 septembre 1975 à Vers-sur-Méouge). Fernand Louis PAYAN était le fils de Jean Louis Eugène PAYAN et de Louise Philomène Herminie GIRARD.

Via les archives numérisées en ligne, je retrouvais rapidement le mariage de Jean Louis Eugène PAYAN avec Louise Philomène Herminie GIRARD le 6 juin 1889 à Vers.
Sur cet acte, il était précisé, que Jean Louis Eugène PAYAN était le fils de Jean Joseph PAYAN (né le 5 novembre 1819 et décédé le 26 septembre 1867 à Vers au quartier « Prérond ») et de Sophie Hélène NICOLAS (née le 18 août 1820 à Vers et décédée à Vers le 20 février 1887 au quartier « Prérond »).
Je retrouvais ensuite l’acte de mariage de Jean Joseph Payan et Sophie Hélène NICOLAS célébré le 7 juillet 1840 à Vers. Sur cet acte, étaient précisées les informations suivantes : Jean Joseph PAYAN était le fils de Joseph PAYAN (né le 6 septembre 1761 à Vers et décédé le 8 février 1845 à Vers quartier de « pré rond ») et de Jeanne VIDAL (née à St Colombe dans les Hautes Alpes vers 1783 et décédée à Vers le 14 mai 1835).

Enfin, je retrouvais l’acte de mariage de Joseph PAYAN et Jeanne VIDAL célébré à Vers le 24 Novembre 1817. Sur cet acte étaient précisées les informations suivantes : Joseph PAYAN, âgé de 56 ans et veuf de Jeanne RICOU était le fils de Jacques PAYAN, décédé, et de… Jeanne DETHÈS décédée.
Le livre avait donc bien été en possession de Jeanne DETHÈS qui l’avait légué à son fils aîné Joseph PAYAN qui l’avait lui-même transmis à son fils Jean Joseph PAYAN qui l’avait transmis à son tour à Jean Louis Eugène PAYAN puis à son fils Fernand Louis PAYAN qui l’avait confié à son épouse Agnès PAYAN qui le confia à sa fille Malvina ADAM qui le confia à son fils Helen ADAM et qui était enfin entre les mains de sa fille Florence ADAM… le livre aura traversé 8 générations, trois siècles, 226 ans de 1787 à 2013 et dans un état exemplaire : saluons avec quelle attention toutes ces personnes ont conservé cet ouvrage…

© Essaillon
N = Naissance D = Décès U = Mariage

Le lien était ainsi établi entre Agnès Raspail épouse de Fernand Louis Payan et Jeanne Dethès épouse de Jacques Payan. Mais quel était celui entre Jeanne DETHÈS, de Vers, et Louis DETHÈS, auteur du livre d’arithmétique écrit en 1746 à Séderon ? C’est là que les choses se compliquent…

Discussion

Jeanne, née le 12 février 1734 à Séderon, était la fille de Joseph Dethès et Magdeleine Brachet. Joseph Dethès son père était ménager (=paysan propriétaire). Il fut une figure emblématique à Séderon durant la première moitié du XVIIIe siècle. Dans son acte de décès [4], il est précisé qu’il était « premier consul de ce lieu depuis 10 ans et universellement regretté par sa probité et par son zèle pour la religion ». Jeanne Dethès se maria le 24 février 1756 à Séderon avec son lointain cousin [5] Jacques Payan, ménager de Vers. Elle mourut à Vers le 1er décembre 1787.

On ne trouve qu’un seul Louis DETHÈS vivant à Séderon en 1746. Il est né le 29 mars 1720 à Séderon. Sur son acte de baptême, il est précisé qu’il est le fils de Dominique DETHÈS, ménager et de Louise CHAVAL [6].
Louis est le 5e enfant d’une fratrie de 7 composée de 4 garçons et 3 filles. Il n’est pas l’aîné, et, s’il était l’auteur du livre, ce serait le point de départ des pérégrinations de son ouvrage d’arithmétique. En effet, le droit d’aînesse appliqué à l’époque entre autres dans la paysannerie propriétaire, évitait l’émiettement des biens et seul le fils aîné héritait des terres, de la ferme… Les autres fils cadets, lorsqu’ils atteignaient l’âge adulte, devaient quitter la maison, ou, si leur frère aîné le permettait, ils pouvaient rester mais devenaient de simples « travailleurs », considérés parfois comme domestiques, et ne pouvaient se marier.
On ne trouve aucune information sur Louis, fils de Dominique dans les registres paroissiaux jusqu’au 23 août 1782, date de son décès à Séderon « âgé d’environ 55 ans ». Il semble ne s’être jamais marié et ne pas avoir eu d’enfants : dans son testament [7] nuncupatif [8] dressé le 14 octobre 1772, Louis est qualifié de « travailleur du lieu de Barret-de-Lioure habitant au quartier de Liouron à la grange de son frère ». Il est en bonne santé « ne luy manquant que l’uzage de la vüe ». Il lègue tous ses biens à Jean-Joseph DETHÈS son neveu. Louis DETHÈS ne signe pas son testament car « requis de signer, non ledit testateur pour ne le scavoir (…) et attendu que le testateur se trouve aveugle, a été présent encore Sr Vacque CONSTANTIN marchand negosiant dudit lieu pour septième témoin, ainsy que lexige l’ordonnance de 1733 article 7 ». Louis ne signe donc pas son testament… Mais il n’est pas expressément précisé s’il ne peut pas signer en raison de ses problèmes de vue ou bien parce qu’il ne sait pas…
L’article 7 de l’ordonnance de 1735 (erreur du notaire sur l’année de l’ordonnance ?) donne
quelques éléments de réponses. Ainsi, il stipule « Si le testateur est aveugle ou si, dans le temps du testament, il n’a pas l’usage de la vue, il faut appeler un témoin outre le nombre requis par les Coutumes, lequel signera le testament avec les autres témoins ». La jurisprudence de l’époque nous informe encore « il sera fait mention de la cause pour laquelle ce témoin aura été appelé [9] ». On peut donc supposer que Louis savait signer mais ne put signer en raison de ses problèmes de vue… mais sans certitude : le notaire n’aurait-il pu préciser : « requis de signer, non le dit testateur pour ne le pouvoir (…) attendu que le testateur se trouve aveugle » la formulation aurait été ainsi plus claire ! Mais il est difficile de se projeter dans l’esprit d’un notaire mobilisant des formules complexes et ayant exercé il y a 241 ans…

Ainsi de nombreux doutes subsistent… D’abord, si Louis ne savait pas signer, il n’aurait jamais pu être l’auteur du livre. De plus, écrire ce livre d’arithmétique à l’âge de 26 ans paraît peu probable pour l’époque : il aurait étudié jusqu’à cet âge tardif pendant que son frère aîné travaillait la terre ? Ensuite, Louis a bien eu une sœur qui se prénomme Jeanne mais qui n’est pas l’épouse de Jacques Payan. Enfin, à l’époque, les hommes avec une telle instruction étaient souvent sollicités comme témoins signataires dans les actes de la vie courante ; or, nous n’avons trouvé aucune signature de sa part dans les actes paroissiaux de Séderon…

A la même époque à Séderon, il y a aussi un Jean-Louis DETHÈS… dont la sœur, Jeanne DETHÈS, est l’épouse de Jacques PAYAN. D’ailleurs, lors de son premier mariage [10], comme il est mineur, Jean-Louis DETHÈS a pour tuteur « Jacques PAYAN de Vers son beau-frère »… Il semblerait donc plus simple et logique que le livre ait été écrit par Jean-Louis… qui est qualifié de ménager puis de « marchand de ce lieu » dans divers actes [11]. Jean-Louis pourrait donc être l’auteur de ce livre et l’aurait ensuite transmis à sa sœur Jeanne et à son beau-frère (et tuteur) Jacques PAYAN. Les liens sont d’ailleurs forts puisque Joseph Payan, fils de Jacques et Jeanne Dethès assiste comme témoin au mariage de son cousin germain André Dethès (fils de Jean-Louis Dethès) à Montauban en 1786… Enfin, Jean-Louis, né le 27 décembre 1729, aurait pu écrire ce livre en 1746 à l’âge de 17 ans.
Mais… Jean-Louis a eu 7 enfants. Dans son testament [12], il lègue tous ses biens à son fils aîné André : il aurait donc dû léguer son livre à ce dernier et non à sa sœur. De plus, dans tous les actes retrouvés (paroissiaux, notariés…) il est nommé Jean-Louis DETHÈS, jamais Louis. Enfin, sa signature ne ressemble absolument pas à celle figurant sur la page de garde du livre d’arithmétique :

© Essaillon
Signature du livre par Louis DETHÈS en 1746
© Essaillon
Signature de Jean-Louis DETHÈS sur son acte de mariage le 23 mai 1757 [13]
© Essaillon
Signature de Jean-Louis DETHÈS sur un acté notarié le 17 avril 1769 [14]
© Essaillon
Signature de Jean-Louis DETHÈS sur son testament dressé le 11 avril 1779 [15]

Alors avançons une hypothèse : selon un acte notarié de 1681 [16], la ferme de Lioron [17], berceau de la famille DETHÈS avant que ses membres ne s’éparpillent dans Séderon (quartiers des Freysinnières, Lamourier, Rivaïne… et ailleurs), est divisée en 2 : Louis DETHÈS (père de Dominique DETHÈS et grand-père du « dit » Louis DETHÈS auteur éventuel du livre) et César DETHÈS (père de Joseph DETHÈS, grand-père de Jean-Louis DETHÈS qui a pu aussi écrire le livre). Donc, Louis DETHÈS était le cousin et voisin de Jean-Louis DETHÈS et de sa sœur Jeanne DETHÈS future épouse de Jacques PAYAN.
Louis DETHÈS, simple travailleur pour son frère aîné, ayant besoin d’argent, aurait pu vendre son livre à son cousin et voisin Jean-Louis qui en a l’utilité puisqu’il est marchand et a une certaine assise financière (c’est un Sieur qui s’est marié avec une bourgeoise de Plaisians). Ce dernier « offre » ensuite le livre à sa sœur Jeanne DETHÈS, laquelle y tenant précieusement, le transmet à ses descendants Payan et lui permet ainsi de traverser les siècles…

Autre hypothèse : l’auteur de cet ouvrage pourrait être un autre Louis DETHÈS, parent aussi de Jeanne Dethès épouse Payan mais inconnu des registres de l’époque et dont la seule trace laissée à Séderon serait ce livre…

Malgré toutes nos recherches, il nous est donc impossible à ce jour de déterminer avec certitude l’identité du mathématicien séderonnais qui a écrit ce livre d’arithmétique. Le mystère planera encore sur Louis DETHÈS, auteur de cet ouvrage extraordinaire…

Sans l’aimable concours de Florence et Antoinette ADAM, nous n’aurions pas pu étudier ce livre ni mener nos passionnantes recherches pour les partager avec nos lecteurs. Je tiens donc à les remercier particulièrement pour leur gentillesse, patience et implication.

Romain DETHÈS