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L’Essaillon
« Entre la Tourre et lou Crapoun,
I a moun païs, qu’ei Sederoun »
Alfred Bonnefoy-Debaïs

Etudier, préserver et faire connaître le Patrimoine Historique, Naturel et Culturel de Séderon et de sa Région

Lou Trepoun 37
L’amoutagnage à Sederoun (2nde partie)
Article mis en ligne le 5 octobre 2013
dernière modification le 13 décembre 2014

par MERCIER Geneviève
« La transhumance vient comme une libération. C’est l’échappée vers l’Alpe fraîche, bonne nourrice à herbe grasse »
Jean GIONO


« Transhumance, une admirable construction humaine »

Georges DUBY
© Essaillon
« Pierre de Provence »

Le témoignage d’un berger de Maussane

Pierre : Lorsque nous arrivions à Saint-Etienne en Dévoluy, un enfant s’écriait toujours en me voyant « C’est Pierre de Provence ». C’est ainsi que nous étions accueillis lors de notre transhumance.

Geneviève Mercier : Vous habitiez à Maussane (que l’on appelle maintenant Maussane-les-Alpilles) et vous vous rendiez en transhumance à Saint-Etienne en Dévoluy, sur les pentes du « Pic de Bure ». Quel itinéraire empruntiez-vous ?

P : Les étapes étaient bien marquées. On partait de notre village le matin à 4 heures. On allait coucher au Destet. [1] Il faisait chaud. On repartait vers les 4 heures de l’après-midi. On allait coucher dans Cavaillon, dans la ville de Cavaillon, sur la place du marché. On passait le pont de la Durance à la tombée de la nuit, on n’était pas limité par l’heure, on ne regardait pas la montre. On arrivait quand on arrivait. Surtout que quand on partait l’après-midi, il faisait chaud, les brebis marchaient lentement, elles faisaient peut-être du 2 à l’heure. Dès fois on arrivait à 9 heures du soir. Et là dans Cavaillon on allait manger au bar : 2 gardaient le troupeau, 2 autres allaient manger. Beaucoup de bars faisaient manger car Cavaillon c’était le plus grand marché de France. Le matin on partait de bonne heure parce que les gens, à partir de minuit, rentraient à Cavaillon pour venir au marché de légumes. Alors on était obligé de partir de là à 1 h ou 2 h du matin. On n’avait pas dormi et il y avait déjà les premières voitures qui venaient de toute la région.

Et de là on allait se reposer à Coustellet au bord de la route… parce que à cause de la grosse chaleur on était « beaucoup » fatigué. Puis on allait coucher à Gordes, à la bifurcation, au bord de la route encore. Après Gordes on allait à Lioux, puis on traversait une colline très aride, on passait au Château de Javon et on arrivait à Sault. Après Sault, l’Homme-Mort – Séderon – Le Col St-Jean – Orpierre. A Orpierre on couchait au milieu du village. Puis on arrivait par derrière à Lagrand ; on tombait à Eyguians.

Eygians – Serres, une demi-journée. Puis Serres – Veynes. De Orpierre à Veynes, il fallait compter un jour et demi, deux jours. C’était fonction du temps. Parce que s’il faisait beau temps les brebis marchaient bien. S’il y avait de la pluie, s’il faisait un orage, elles n’avançaient plus. Un gros orage, on « garait » le troupeau au bord de la route, on attendait que l’orage passe. On n’était pas limité par le temps, c’était pas le TGV. On mettait 6 à 7 jours en fonction de l’allure des bêtes.

Après Veynes on tournait à gauche et là on prenait les petites routes qui « marquaient » le Dévoluy. La montagne que nous louions partait des bâtiments de Super-Dévoluy et on montait jusque sur le Pic de Bure. « Notre quartier » était là.

GM : Parlez-nous de votre passage à Séderon.

P : Séderon était un village étape. Que ça soit aussi bien quand on montait en transhumance que quand on descendait. On arrivait à peu près au soleil couchant à Séderon. On couchait avec le troupeau ; on était 3 ou 4 bergers, les ânes, le charreton qui portait la nourriture. On devait avoir au moins quinze cents bêtes. On était groupé. Séderon était un passage où il y avait plusieurs troupeaux. On se suivait souvent à 2 ou 3 Km. Alors comme il n’y avait plus rien à manger au bord des routes, quelquefois, surtout vers Séderon, comme c’était un petit village, les gens qui avaient de petites prairies ou des terrains incultes venaient nous voir au bord de la route. Nous louaient pour faire paître les brebis. On discutait le prix et en même temps on couchait sur ce terrain. Ainsi les brebis mangeaient l’herbe, y couchaient. Ça faisait fumure. C’était juste un peu en dehors du village.

Séderon était un village ancien, typique. Comme les rues étaient très étroites – bon je ne veux pas mal parler des gens de ces pays-là – par expérience auparavant on comptait notre troupeau pour savoir le nombre de bêtes qu’on avait. Si « tu » comptais à la sortie du village il en manquait quelquefois à l’appel. Bien des bergers étaient passés « beaucoup » avant moi et m’avaient dit : « Faites attention à Séderon, comme le village et la route sont très étroits, les bergers ont beau se mettre un d’un côté, un autre de l’autre, des gens avaient parfois des portes en contrebas et « tant » ils tiraient une patte pour… », et c’est vrai ça. Oui dans un village il peut y avoir 2 ou 3 mal « fondés » et le reste est très bien, très sain.

Autrement on était toujours bien accueilli. Les gens quand on arrivait dans l’ensemble venaient nous voir, parce que c’était l’attraction. Alors c’était un peu de folklore aussi. Il y avait 50 grosses cloches, qui résonnaient dans la rue étroite comme un couloir. Le soir ça tinte, même de nuit quand le troupeau est calme. De temps en temps 2 ou 3 bêtes ou 2 ou 3 gros boucs se secouaient un peu, on entendait « ding, ding, ding ». On aurait dit que ça résonnait dans les murs. C’était beau, enfin pour moi.

Lorsqu’on arrivait dans le village, aussitôt il y avait toujours 4 ou 5 gosses qui étaient là tant que ce n’était pas la nuit noire. Nous on faisait notre train, on allait à la rivière prendre un seau d’eau pour se laver les mains et faire la toilette et on sortait un peu des trucs pour manger.

Il y avait les ânes qui avaient les « bardo » [2]. Les deux corbeilles de chaque côté contenaient le matériel pour se changer, la nourriture, enfin tout le nécessaire, avec une bâche pour couvrir le tout en cas de pluie. Alors là, quand on arrivait, le soir, on défaisait les ânes, on mettait les « bardo » par terre pour que les bêtes aillent un peu brouter. On les lâchait. Ca ne s’en va jamais un âne, ça revient toujours au troupeau. Là on mangeait, on « tirait du sac » comme on dit maintenant. On avait un peu de charcuterie, pas trop parce que ça ne se conserve pas, du saucisson, un peu de rustique », deux ou trois grosses boules de pain. Y en avait un qui avait une petite cafetière et qui nous faisait une tasse de café à 3 h du matin. Autrement on buvait « un coup ». Moi je ne buvais pas parce que je n’aime pas l’alcool, mais les vieux bergers buvaient un petit verre de « gnôle » et on repartait.

GM : Vous restiez 4 mois environ là-haut ?

P : On allait en transhumance au printemps, au début du mois de juin. On revenait en automne en fonction du temps qu’il faisait dans les Alpes, c’était début octobre.

En principe les brebis passaient au bélier au mois de mai, et comme une brebis porte 5 mois, pendant les 4 mois d’été, il n’y avait pas d’agneau et en arrivant elles mettaient bas ici. La grossesse se passait là-haut. Mais quelquefois les brebis mettaient bas prématurément, en cours de route. La brebis qui filait, ralentissait un peu, mettait bas comme ça. On prenait l’agneau, on le séchait comme on pouvait. On le marquait un peu et on marquait la mère aussi. On avait le charreton derrière avec un peu de paille et les agneaux de naissance on les mettait là.

Le soir ou à midi on faisait le tour du troupeau et on cherchait la mère pour faire téter l’agneau nouveau-né. Mais la brebis au milieu du troupeau de 1500 bêtes venait sans arrêt, tu n’avais pas de peine à la trouver. Les agneaux n’auraient pas retrouvé leur mère, ils étaient de naissance, mais les mères, elles, venaient tourner autour du charreton quand elles les entendaient bêler. On les donnait, on les faisait téter. On les laissait un peu. Puis on remettait les agneaux sur le charreton. Les bêtes sont intelligentes, si tu les observes. Je crois qu’on a beaucoup à apprendre d’elles.

C’était quand même assez pénible. Mais enfin tu le fais avec passion, tu as envie de le faire, tu peines mais dans le fond tu ne peines pas car tu le fais volontiers.

GM : Parlez-nous encore du troupeau.

P : On ne parlait jamais aux brebis, juste aux chiens. Il y a toujours 3 ou 4 brebis qui viennent devant parce qu’elles sont assez âgées ou vieilles. Elles tiraient les autres, alors on leur mettait une cloche. Pour les attirer on faisait signe avec la main, on leur donnait un peu de maïs. Les bergers expérimentés me disaient : « Dans un troupeau il faut que celles de devant aient des cloches, ainsi que celles qui traînent, qui arrivent toujours les dernières. Au cas ou il y en a une qui reste au bord du chemin, elle entend la cloche et elle rejoint le troupeau ».

Parfois aussi, venaient devant avec les premières brebis, « li flouca » [3] qui portaient des « redouns » [4].

GM : Parlez-nous de quelques malheurs arrivés aux bergers.

P : En pleine nuit on est arrivé au col de l’Homme-Mort. De l’eau, des orages d’une violence inouïe, plus rien marchait. On s’est arrêté là, on n’a même pas mangé. On n’a pas pu sortir un morceau de pain tellement « il en envoyait ». Oui et j’avais une chienne, là – on a des chiens formidables, qui sont affectueux. Je m’étais mis un peu à genoux tellement j’étais fatigué. J’avais un grand parapluie bleu des anciens. Je l’avais planté et je m’étais mis dessous. Je ne tenais plus sur mes jambes. La chienne s’était couchée à mes genoux. Le matin on a mangé un bout de pain à 4 heures, on était tout mouillé. On arrivait de nuit, on repartait de nuit.

En montagne il y a toujours eu des chutes de neige, des avalanches. Maintenant on envoie les « hélicos ». Moi j’ai toujours entendu dire que les gros troupeaux de 1500 ou 2000 brebis avaient 30 ou 40 boucs, des « menouns » [5] de 1,20 ou 1,50 m. Ils filaient devant, ils faisaient des bonds de cette hauteur, ils traçaient la neige pour faire sortir le troupeau. Ces boucs on ne s’en servait que pour ça.

GM : Vous aviez aussi de vrais bonheurs ?

P : Eh, eh, je crois que c’était pendant la guerre. En 44 on descendait, on s’est arrêté pour manger. Les bêtes étaient pleines, avaient du mal à marcher. Y avait les troupes américaines qui montaient. Alors, eux, les Américains, ils étaient super. Nous on avait le troupeau qui avait fringale. Eux, dans leurs véhicules, ne voulaient pas bouger de la route. « Comment voulez-vous qu’on passe, on peut pas rentrer dans les camions ? » Alors on passait dans les prairies et on faisait manger le troupeau puis on ressortait un peu plus loin.

On avait tous (les différents troupeaux) le même itinéraire, les mêmes coins, on se suivait, on avait quelques kilomètres d’écart et c’était difficile avec des troupeaux de 2000 bêtes environ. Le soir on ne pouvait pas dormir. Tu avais l’autre qui était à 1500 m. Tu vois pas si une brebis part, si elle se mélange. Du Château de Javon à Lioux ça descend beaucoup. Les premiers avaient sauté dans la nuit, dans le jardin du garde, les bedigo mangeaient les salades, les poireaux. On était passé dans le potager. Quand, au clair de lune, on s’est aperçu qu’on avait tout « bouffé », on a pris le troupeau et on est reparti. Voici ce qui nous est arrivé, ça arrivait à tous ceux qui faisaient la transhumance.

GM : Mais avec les camions ça n’a plus de « charme ».

P : Ça n’était plus rien. C’était tout à fait différent. On avait certaine facilité. De toute façon y a eu des progrès qui ont été bons. Les camions vous chargeaient le troupeau devant la ferme et vous menaient ça jusqu’au clos. Une petite route plus haut que Veynes, presque à l’entrée de la montagne. Ils se garaient au bord des prairies, au bord de la montagne. Ils déchargeaient et les brebis, de suite, broutaient. Il fallait 5 heures avec les camions. Mais c’était devenu très coûteux, parce que quand on montait à pied, on avait mal aux jambes, mais ça ne coûtait rien.

GM : Depuis quand vous êtes-vous arrêté d’aller dans le Dévoluy ?

P : On a été obligé de s’arrêter en 1975. Avant on allait aux enchères. La mairie de St-Etienne-en-Dévoluy louait les montagnes, ça leur faisait un peu d’argent. Les troupeaux de Provence y en avait un peu de partout dans leurs montagnes.

Mais une fois qu’ils ont commencé à monter la station, que les sociétés des grands travaux de Marseille ont été là, la mairie de St-Etienne-en-Dévoluy n’a plus eu besoin de nous louer les montagnes.

Avant je le trouvais plus beau le Dévoluy ! Le soir quand les troupeaux rentraient y avait de petits troupeaux de brebis, de petits troupeaux de vaches. C’était le grand-père ou le petit-fils quand il sortait de l’école qui les accompagnait. Tu entendais toutes ces cloches qui tintaient au soleil couchant, c’était magnifique. Et là, les vaches étaient mélangées et pourtant chacune rentrait dans son étable.

A St-Etienne-en-Dévoluy les bergers qui gardaient là-haut – là où est la station – descendaient au village, le soir, avec leur sac tyrolien et le chien, parce qu’ils avaient tous une chambre dans une ferme du village. Ils mettaient le troupeau dans un parc sur une prairie de la personne qui les nourrissait et les hébergeait. En même temps ça lui fumait ses quelques prairies. Ils avaient des luzernes, des sainfoins qui avaient un rendement formidable.

Et après tout ça a disparu. Ca fait gagner de l’argent, ça fait travailler, c’est le siècle qui le veut. Mon père me disait (je montais encore avec mon père) «  E mai ! Tan coume èro poulit acò ! Es degueulasse acò aro – Rèn que de ciment ! A de qué ressémblo acò ?  ».

A Maussane, je crois que je ne gardais pas encore, j’allais à l’école, je me souviens le soir quand le troupeau montait sur la route de St-Martin.

Tu les entendais du Pont de l’Etroit, tu entendais quand ils arrivaient à mesure qu’ils montaient. Il fallait voir, ils venaient coucher sur la place de l’église, alors y avait tout Maussane. Petit à petit tout ça a disparu. Il faut pas salir, il faut pas faire du bruit, ça gêne. Je sais pas si on avait que ça comme gêne. Les gens ont peut-être des gênes beaucoup plus importantes, mais enfin ! Même nous les derniers temps ici on était resté bien vu dans le village. Mais enfin, petit à petit, la génération nouvelle, les dernières années que je gardais, quand le troupeau passait, les voitures, ils montaient un peu la vitre !

Maintenant dans la Crau, y a plus de contact, y a plus rien, parce que des bergers y en a pratiquement plus. Les propriétaires ont des difficultés. Alors c’est le truc de la clôture électrique. Tu traverses Pont-de-Crau, tu traverses Raphèle, tu vas à St-Martin, tu vois un troupeau ici, un troupeau là-bas. Tu vois pas un berger. Vers les 5 heures tu vois le berger qui va les chercher ou de temps en temps, tu vois le troupeau sur la route, que la clôture s’est affaissée !

Témoignage oral recueilli
par Geneviève MERCIER

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