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L’Essaillon
« Entre la Tourre et lou Crapoun,
I a moun païs, qu’ei Sederoun »
Alfred Bonnefoy-Debaïs

Etudier, préserver et faire connaître le Patrimoine Historique, Naturel et Culturel de Séderon et de sa Région

Le MOULIN d’ANGÈLE
Article mis en ligne le 17 décembre 2015
dernière modification le 27 décembre 2015

par ROUX Christian

Angèle Guillaumet était née en 1882 à Piégut (Basses Alpes), dans une famille d’agriculteurs. De son enfance dans la grande maison familiale qui dresse toujours ses murs dans le village, nous ne savons rien. Quand le 9 mai 1903 elle épouse Aimé Roux, Angèle ne prend pas seulement un mari, elle épouse aussi un métier. Car chez les Roux, on est meunier de père en fils.

Le père d’Aimé, Anselme Roux, était «  meunier à Ribiers Hautes Alpes  », comme il l’écrivit fièrement sur l’envers de la couverture du catalogue Daverio de 1898. Il avait exploité le moulin de Pomet jusqu’en 1900, année où la Méouge eut une très violente crue : l’eau passait au-dessus du pont  ! Le pont résista, pas le moulin.

© Essaillon
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catalogue Daverio (1898)
«  Roux Anselme, meunier à Ribiers Hautes Alpes  »
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pont et moulin de Pomet – photo et édition Clergue (avant 1900)


Aimé, né en 1875 à Ventavon, village voisin de Piegut, travailla d’abord comme contremaître au moulin Moullet à Laragne. En 1912 se présente l’opportunité de devenir gérant du «  plus haut moulin  » de Séderon. Il s’installe avec sa femme et Jean, leur jeune fils. Angèle est devenue meunière, elle le restera toute sa vie… Un second garçon, Louis, naît en 1913.

Mais le début de la Grande Guerre bouleverse la vie de la famille. Aimé est mobilisé, il ne reviendra à Séderon que pour y mourir, le 26 août 1916, des suites de blessures de guerre.

Angèle se retrouve veuve, avec deux jeunes enfants à charge. Elle a besoin d’aide pour faire tourner le moulin et embauche comme ouvrier un ancien pupille de l’Assistance Publique, Nicolas Féraud.

En 1920, Féraud a 32 ans, il est devenu indispensable dans la vie du moulin comme dans celle d’Angèle. Il sera son second mari.

Le 20 février 1920, par devant le notaire de Séderon Me Bernard, Angèle passe contrat de mariage, se marie le lendemain et, le 11 juillet de la même année, atteint son but : moyennant la somme de 10000 francs, elle devient propriétaire de «  son  » moulin.

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signatures d’Angèle et de Nicolas, sur l’acte d’achat sous seing privé du 11 juillet 1920

Un moulin, c’est un ensemble d’installations et de techniques qui commence avec la capture de l’élément moteur, l’eau. Sur cette carte postale on distingue très nettement, au premier plan à gauche et barrant le lit de la rivière, le petit barrage de pierres détournant l’eau vers le canal d’alimentation du moulin. Ce canal suivait la rive droite de la Méouge, puis jouxtait la route au niveau de Ste Barbe avant de couper droit à travers les parcelles pour atteindre le moulin.

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Carte postale de Camille Jullien
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Plan cadastral

Le moulin d’Angèle est un moulin à roue horizontale. Ce type de moulin était relativement facile et économique à construire car il ne comporte aucun engrenage : la roue horizontale, le «  rodet  », est calée directement sur l’axe de la meule, horizontale elle aussi. Pour que le rodet puisse tourner et entraîner la meule, l’eau doit avoir une vitesse suffisante correspondant à une chute de l’ordre de quatre mètres. Et quand le débit est trop faible, il faut créer un étang (une écluse) pour emmagasiner l’eau : le moulin ne fonctionne alors que par intermittence. Il faut 600 mètres cubes d’eau pour moudre 100 kg de grain.

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le montage permet l’alignement de l’axe en sortie de turbine et au-dessus des meules photo du haut : les meules enchâssées dans leur coffre de bois, surmontées de la trémie et de la potence photo du bas : la turbine avec la timonerie et le gorgeron permettant de régler le débit d’arrivée de l’eau état actuel de la machinerie du moulin d’Angèle – photos C. Roux

Le rendement d’un moulin dépend de la qualité et du bon état des meules.

«  Le moulin à meule est formé par la réunion de 2 meules cylindriques dont l’ensemble prend le nom de tournant. La meule inférieure fixe s’appelle la gisante ou la dormante. La meule supérieure mobile, la courante ou la volante. La nature de la pierre de meule a une grande importance : une pierre trop tendre s’effritera et la farine obtenue sera mélangée de particules pierreuses, son usure sera anormalement rapide – à l’inverse une pierre trop dure se polit à l’usage et les grains glissent trop facilement à la surface. La meilleure est une variété de silex, constitué par de la silice, connue sous le nom de silex meunier.

Il faut que le grain qui tombe dans l’oreillard (orifice central) puisse s’engager entre les deux meules. Celles-ci doivent présenter un écart, une «  entrée  » suffisante dans la région centrale, puis le broyage s’effectuant et le grain diminuant de volume en s’approchant de la périphérie, il faut que les parties de la meule se rapprochent l’une de l’autre. On donne donc aux meules une légère forme en entonnoir. La force centrifuge développée par la vitesse de rotation permet au grain de passer sous les meules rapidement.

Des sillons (que l’on désigne sous le nom de rayons) sont creusés à la surface des meules pour guider le grain et faciliter son cheminement vers les rives.

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Le profil des rayons est formé par un plan appelé l’escarpe, taillé perpendiculairement à la face de la meule. Un second plan appelé le rampant part du fond du rayon, remonte obliquement et vient se raccorder avec le plan de la surface. Entre deux sillons, se trouve une partie plane nommée «  portant  ». La profondeur des rayons diminuent de l’entrée à la périphérie de la meule (6 mm au centre et 3 mm à la périphérie).

Les rayons ainsi creusés sont inclinés soit à droite, soit à gauche. Si le moulin tourne de droite à gauche, les meules sont rayonnées à droite et inversement. Les deux meules sont rayonnées dans le même sens. Comme elles sont renversées l’une sur l’autre, leurs rayons se croiseront en sens inverse.

A la partie périphérique des meules, là où les deux pierres sont presque en contact («  la portée  »), on détermine une série de petites rainures espacées de 2 mm et profondes de 1 mm, parallèles entre elles. Ces rainures (les «  rhabillures  ») ont pour but d’empêcher le glissement des sons presque entièrement débarrassés de farine.

Avant la mise en service, le meunier effectue le riblage, opération consistant à faire tourner les meules soit à sec, soit en interposant de l’eau entre les deux. Il met ainsi en évidence les points de frottements qu’il bat ensuite modérément. Il renouvelle l’opération jusqu’à ce que les meules s’appliquent bien l’une à l’autre.

Il passe ensuite au rodage qui consiste à faire fonctionner le moulin avec du sable fin, puis le meunier fait moudre une certaine quantité de son.  »

(d’après Meunerie et Boulangerie – L. AMMAN – 1914)

«  L’entretien des meules nécessite de les désolidariser et pour cela de soulever la meule supérieure. Voilà quel était

le système de levage au moulin d’Angèle :

Sur les flancs de la courante, deux cavités cylindriques et diamétralement opposées servent de point d’ancrage. Par des goujons pénétrant dans chacune de ces cavités, on accroche un croissant métallique, demi-cercle d’un diamètre légèrement supérieur à celui de la meule. Ce croissant est solidaire, à sa partie haute, d’une vis sans fin verticale passant à travers une potence. En tournant le volant situé au-dessus de la potence, la vis sans fin s’élève, soulevant le croissant et la meule. En faisant pivoter la potence, la dormante est alors facilement accessible.

Par contre, pour travailler sur la courante, il fallait la soulever, la retourner de 180° en la faisant pivotant autour des goujons, puis la reposer à l’envers sur la dormante. On pouvait alors procéder au rhabillage proprement dit, technique où Nicolas Féraud excellait.

La meule courante ayant été dégagée, on commence à rhabiller la dormante : il faut blanchir les rayons à la boucharde, de façon à avoir une profondeur d’environ 4 mm, et faire le dos du rayon au marteau plat (pioche).

Les outils du rhabilleur de meules
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Ensuite, on délaie de l’ocre rouge dans de l’eau pour avoir une peinture un peu épaisse. Après avoir bien brossé la meule pour la débarrasser de ses poussières, on passe au pinceau une couche de cette peinture sur une grande règle que l’on place le plus près possible de l’axe. On manœuvre la règle pour faire le tour de la meule. Cela fait, la rive sera marquée de points rouges qu’il faut faire disparaître, à la pioche seulement, de façon à avoir une surface parfaitement plane.

Suit une seconde opération : avec une petite règle, également enduite d’ocre rouge et placée perpendiculairement à l’axe, on fait le tour de la meule. Ainsi toutes les bosses seront marquées en rouge et on les fera disparaître à la boucharde ou au marteau pointu.

A nouveau, après avoir brossé la surface, on termine les rives en faisant des petites stries ou cannelures au marteau plat (pioche). Ce travail doit être fait avec une grande précision : plus les cannelures seront fines, meilleure sera la farine.

Il suffit ensuite de faire le même travail sur la courante…  »

(adaptation d’un texte de Charles CROIX, charpentier-amoulageur angevin)

Mais revenons à notre moulin. Durant les années 30, la corporation se sent menacée face à une réglementation qui paraît avantager les grosses minoteries. Un exemplaire du journal «  le Petit Meunier  », pieusement conservé depuis le 19 décembre 1935, rappelle les inquiétudes et les actions de défense entreprises :

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Pendant la guerre de 1939-45, l’organisation du rationnement interdit au moulin de fonctionner : des scellés sont apposés. Pourtant Nicolas Féraud parvient à contourner l’interdiction et fait tourner ses meules au profit des séderonnais  ; en installant des guetteurs au Quatre et à l’Essaillon, il peut être prévenu de l’arrivée des contrôleurs. Mais la chance et la bonhomie complaisante des gendarmes locaux ne suffisent pas toujours : Féraud se retrouvera emprisonné au Fort Barraux (Isère) pendant 6 mois.

C’est également pendant la guerre qu’un réfugié juif (Maubert  ?) peindra le tableau qui orne la couverture de notre Trepoun.

Ce peintre était parent avec Léon Levin, lequel fut une des victimes du bombardement d’août 1944 alors qu’il pêchait dans la Méouge en compagnie de Jules Guérin.

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Rose et Louis Roux, Nicolas Féraud et Angèle, une amie – repas au moulin – photo Roux

A la fin de la guerre l’activité normale va reprendre, mais pour peu de temps. Angèle décède en 1949, à l’âge de 67 ans, et son moulin ne lui survivra que quelques années. Tout seul, Nicolas Féraud n’est plus capable de gérer une entreprise confrontée à la rapide mutation de l’économie rurale. Quelques familles de boulangers ont gardé le souvenir d’avoir fait mouliner leur farine au début des années 50, mais l’activité est sporadique. Comme le moulin du maître Cornille d’Alphonse Daudet, le moulin d’Angèle était arrivé au terme de son existence active.

S’ensuivent des années de dégradation. Les installations, sans entretien, ne sont rapidement plus en état de fonctionner. En 1994 arrive le coup de grâce : la Municipalité ayant décidé de créer une station de lagunage au quartier de Ste Barbe, le canal d’alimentation du moulin va servir de tranchée au tuyau de collecte des eaux usées. Et sa partie traversant les parcelles expropriées pour la cause subit la même expropriation.

Mais Christian Roux, arrière-petit-fils d’Aimé et d’Angèle et actuel propriétaire, après avoir réalisé un grand travail de restauration de toute la machinerie, a entrepris maintenant la réfection du canal secondaire qui captait l’eau du ruisseau au ravin Notre dame. Au moyen de cette eau il espère, ne serait-ce que pendant quelques minutes, arriver à faire tourner et chanter à nouveau son moulin.

Jacques, Lucienne et Christian ROUX