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L’Essaillon
« Entre la Tourre et lou Crapoun,
I a moun païs, qu’ei Sederoun »
Alfred Bonnefoy-Debaïs

Etudier, préserver et faire connaître le Patrimoine Historique, Naturel et Culturel de Séderon et de sa Région

Lou Trepoun 11
La vie dans un village des Hautes Baronnies au début du siècle
Albert ARMAND
Article mis en ligne le 16 septembre 2013
dernière modification le 13 décembre 2014

par ARMAND Albert

Jusqu’à la Grande guerre de 1914-1918 la vie dans mon village des Hautes Baronnies était pratiquement celle de tous les autres villages de cette région.
Tout d’abord il y avait peu de commerces : une épicerie, un ou deux cafés, un maréchal-ferrant, un charron parfois.
La culture était donc la seule activité des habitants.

La Commune, grande par sa superficie, était composée dans sa plus grande partie de terrains pentus. Les habitants luttaient sans cesse contre les aspérités des sols. Les produits étaient tirés du flanc même des collines. Des murs de soutènement, élevés de distance en distance, retenaient la terre toujours prête à s’ébouler. On voit encore dans les collines les restes de ces murs de pierres sèches qui rappellent que là ont travaillé des hommes, soit à la pioche, soit à la bêche.

Il y avait bien quelques hectares de terrains plats et d’abord facile, mais combien d’autres s’avéraient d’un accès difficile ! Même les charrettes y accédaient avec peine.

Tout le Village se composait de lopins de terre de très faible contenance, loin les uns des autres. Ce morcellement était la conséquence des nombreux partages qui se faisaient dans les familles où chaque héritier voulait posséder son petit coin de terre. Seuls quelques agriculteurs, plus favorisés par la naissance, issus de familles plus aisées, avaient des surfaces suffisantes pour assurer, sinon la richesse, tout au moins une existence plus normale à leur famille. Ceux-là avaient une jument ou un cheval, alors que les autres se contentaient d’un mulet ou d’une mule ou même simplement d’un âne ou ânesse.
Presque pas de « jardinières » à deux roues ; cela était réservé à ceux qui pouvaient atteler un cheval ou une jument. Les jours de foire étaient l’occasion de montrer son attelage.

Il n’existait pas de cultures importantes, à part la LAVANDE qui était déjà à cette époque l’un des principaux revenus du Pays. Quelques noyers, des amandiers, des poiriers aussi. Plus de vigne, le phylloxéra les avait détruites et on n’avait plus replanté ; d’ailleurs à 850 mètres d’altitude on n’aurait pu avoir qu’un vin médiocre. Pas de cheptel non plus quelques poules, des lapins et surtout un petit troupeau de chèvres et quelques brebis. Dans chaque foyer le lait des chèvres servait à la fabrication d’une tomme très appréciée par ailleurs. Chaque semaine, un revendeur venait collecter les fromages, les oeufs et les lapins, pour les acheminer vers le BUIS ou SAULT. Ajoutez un ou deux cochons engraissés en cours d’année : l’un était vendu au boucher du Canton, l’autre allait être destiné à la nourriture du foyer pendant toute une année ; c’est dire que la viande était loin d’être un met ordinaire. Souvent même une seule moitié du cochon était réservée à la consommation du ménage.

Pendant de longs mois c’étaient là les seules ressources du ménage. Heureusement qu’entre-temps on avait vendu l’essence ou la fleur de LAVANDE.

Les travaux des champs s’effectuaient en grande partie avec des moyens nettement archaïques : la bêche était à l’honneur ; la charrue n’était employée que pour la culture du blé, de l’orge ou du seigle. Faute de bêtes de trait suffisantes, les paysans se mettaient à deux pour leurs labours (c’était déjà un peu la « CUMA »).

Les chefs de famille avaient une grande importance dans le foyer. Rarement ils étaient discutés ou contredits. Seuls ils avaient la parole, les autres membres devant s’effacer. Ils n’avaient pas une existence enviable pourtant. Attachés à leurs lopins de terre, travaillant sans relâche, sans grande ambition il est vrai, se contentant de peu, ayant la seule idée de rester sur une propriété bien à eux, pas imaginatifs et surtout manquant d’audace pour envisager un sort plus serein. Quelquefois la nécessité poussait l’un d’entre eux à quitter le Village. La Vallée de l’Ouvèze ou la région de CARPENTRAS leur offraient la possibilité de prendre à ferme une propriété.

La vie pour eux allait changer radicalement. Quelques années après ils revenaient au Pays et montrant avec ostentation leur réussite, ils rendaient visite à leurs connaissances avec un attelage auquel ils n’auraient jamais osé espérer autrefois. Pourtant cela n’encourageait pas les autres habitants, tant ils étaient attachés à leur petit patrimoine. « Il vaut mieux un petit chez soi qu’un grand chez les autres », disait mon père.

Avaient-ils des distractions ces braves gens ?... Oh ! très peu, mais pas grand chose les contentait. Les parties de boules, le dimanche après-midi, suivies du verre d’absinthe dégusté avec ferveur ; puis il y avait les foires. Elles étaient suivies avec régularité et elles prenaient une grande importance. De toute la région on s’y rendait en nombre. A pied on parcourait un grand nombre de kilomètres. Les plus renommées étaient celles du BUIS, de SÉDERON, mais aussi celles qui, une fois par an, allaient apporter une grande animation aux villages de VILLEFRANCHE, LA FARETTE, SAINT-AUBAN, MONTBRUN, BARRET, et beaucoup d’autres encore.

Pour aller à ces foires, les paysans allaient revêtir leur tenue du Dimanche ou jours de fêtes : Costume datant quelquefois de leur mariage ou taillé à l’occasion d’une grande cérémonie familiale, chemise blanche avec nœud de cravate noir et par dessus le costume la traditionnelle blouse bleue avec ouverture sur le côté pour permettre le passage des mains. Le chapeau de couleur sombre, semblable à celui des provençaux, complétait l’ensemble.

Mon père m’avait raconté au sujet de ces foires, une anecdote : Se rendant au BUIS, à pieds, quelques personnes parties bien avant le jour, voyant de la lumière dans une maison pensèrent que le propriétaire des lieux n’était pas encore parti. Ils décidèrent de l’attendre. Sans réponse ils s’approchèrent et à travers la vitre (les maisons n’avaient pas de volets) ils virent une bougie allumée, environnée de matières inflammables. Le propriétaire désirant percevoir une indemnité avait pensé trouver une idée géniale pour que l’incendie de sa maison soit accidentel… En effet, le temps que la bougie soit consumée jusqu’à la hauteur des matières inflammables il aurait eu grandement le temps de se trouver loin de chez lui et donc mis hors de cause. Hélas pour lui, l’astuce fit long feu, si l’on peut dire.

Les élections municipales intéressaient particulièrement les habitants de mon Village ; ils étaient si proches les uns des autres que des rivalités étaient inévitables et des urnes sortaient parfois des résultats imprévisibles. Cela me rappelle le fait que m’avait conté en son temps mon Père : les élections se déroulaient dans la salle de classe du village, le dimanche. Les bulletins de vote étaient alors de couleur différente selon les listes en présence. Il n’y avait pas d’enveloppe non plus. Il était donc facile de détecter pour quelle liste on avait voté. Or, il y avait au village un ancien marin qui disait avoir fait le tour du monde en bateau. Il suffisait de le brancher, de l’amener à la carte du monde posée sur le mur de l’école et il devenait intarissable. Il était alors facile à l’équipe adverse de détourner l’attention des électeurs et par une astuce substituer des bulletins à eux à ceux de leurs concurrents. Au ballottage qui s’en suivit mon père avait pu dénoncer la manœuvre et l’élection fut régulière.

Si le sort des chefs de famille n’était pas enviable, celui des femmes était encore plus triste. Le ménage ne prenait pas tellement de leur temps, certes, mais il y avait tant d’autres choses à faire : la cuisine, l’entretien et la surveillance des enfants, par exemple. Beaucoup de travaux reposaient sur elles. Elles allaient aux champs à certaines époques ; gardaient les chèvres les après-midis. Elles n’avaient pratiquement pas d’instants de repos. A table, elles servaient tout le monde et très souvent prenaient leur repas assises au coin du feu. A part la messe du dimanche elles ne sortaient pas, restant au foyer pour accomplir des tâches multiples. Elles avaient beaucoup de mérite, les Mères. Elles ne se plaignaient pas pourtant. Depuis leur enfance elles savaient quelle était leur destinée.

Les jeunes filles, dès leur sortie de l’école, étaient placées chez des fermiers ou des commerçants de la Vallée de l’OUVÈZE ou de CARPENTRAS, comme domestiques ou gens de maison.
Les garçons restaient le plus souvent à la maison pour seconder le père. Ils allaient régulièrement cependant faire les saisons : fraises au printemps, vendanges à l’automne, olives à la Toussaint.
Par contre au moment des gros travaux : moissons, battages et surtout campagne de la LAVANDE, tout le monde revenait donner un coup de main. C’était l’occasion de rencontres entre pays et de renouer les sentiments d’amitié de naguère.
Dans ce Village où pas grand-chose venait rompre la monotonie tout ce qui sortait de l’ordinaire prenait une certaine importance :

  • Il y avait eu JEANNE la folle, pauvre fille qui à la suite d’une grosse déception avait perdu la raison : Elle ne faisait du mal à personne jusqu’au jour où son cerveau détraqué lui fit voir les démons dans sa maison. A coup de pioche insensiblement elle démolissait tout chez elle. Il fallut, l’interner à PRIVAS.
  • Depuis sa maison est toujours en ruines.
  • L’ancien matelot, devenu scieur, qui par ses narrations arrivait à faire croire qu’il avait fait le tour du monde en bateau.
  • La femme aux paquets qui venait régulièrement au Village avec chaque fois un paquet de plus accroché à la ceinture de sa jupe.
  • Et puis pourquoi ne pas évoquer l’âne de l’oncle que l’on attelait à la charrette pour aller à la foire au BUIS. En partant avant le jour on revenait toujours vers 11 heures ou minuit.
  • La voiture du Notaire, la seule au pays, que les gamins manoeuvraient jusqu’au jour où elle tomba d’une hauteur de plusieurs mètres.
  • Le marchand d’escargots qui achetait ceux qu’avaient trouvés les gamins. Un jour l’un d’eux s’aperçut que par suite du jeûne, le poids avait beaucoup diminué. Qu’à cela ne tienne, il fit passer la nuit dans le bassin à ces bêtes. Le poids était revenu le matin, mais voilà il les avait noyés. La marchandise livrée aux restaurateurs de VAISON, valut une sacrée semonce au commerçant innocent.

Après la fin de la guerre de 1914-1918, la vie allait évoluer très rapidement dans ces régions. Tout d’abord le départ en masse des jeunes gens et des hommes vers les champs de bataille, allaient changer leur existence et leur révéler d’autres horizons. Et puis l’hécatombe des jeunes garçons, partis pleins d’enthousiasme et fauchés brutalement, allait priver les villages de leur jeunesse en fleur.
Ceux qui restaient allaient réaliser que les temps passés étaient révolus et qu’une nouvelle époque venait de surgir.

La vie dans les villages devenait désormais plus clémente pour ceux qui allaient assurer le devenir de leur région.

Albert ARMAND
originaire de Mévouillon