Bandeau
L’Essaillon
« Entre la Tourre et lou Crapoun,
I a moun païs, qu’ei Sederoun »
Alfred Bonnefoy-Debaïs

Etudier, préserver et faire connaître le Patrimoine Historique, Naturel et Culturel de Séderon et de sa Région

Lou Trepoun 44
L’Aliscaire de Séderon
Traduction
Article mis en ligne le 23 décembre 2015

par JOUVE Suzanne
L’Aliscaire de Séderon [1]
Traduction de Suzanne JOUVE PELLEGRINO

Voici Séderon, un endroit de la Drôme caché entre la Tour et le Crapon, deux petites montagnes coiffées de rochers spectaculaires et qui forment une gorge assez étroite appelée l’Essaillon, par laquelle presque toute l’année le vent passe furieux pour s’étaler sur le territoire, ce qui refraîchit le climat et a fait naître ce proverbe :

Si on murait l’Essaillon

Il ne ferait pas froid dans Séderon

Ici, il y a une vingtaine d’années, habitait un brave travailleur qui portait un surnom  ; on l’appelait l’Aliscaire (le coquet) non pas par le fait qu’il se pommadait souvent la tête (je suis sûr que ses cheveux noirs n’ont jamais été salis par aucune pommade ou parfum, c’est à peine s’il y passait le “rateau” le dimanche avant d’aller à la messe) mais par le biais qu’il avait pour apprêter sa terre quand il la bêchait : on aurait dit que sur son guéret, il avait passé le rouleau, tant les mottes étaient bien égrenées.

Vous aviez beau regarder : quand sa terre du Plan était piochée, vous n’auriez pas vu poindre la plus petite bosse même comme une noix  ; elle ressemblait à l’écluse du moulin, le matin avant que le meunier n’ouvrît la bonde pour faire la farine.

Et les gens de Séderon qui sont les meilleurs paysans de la région, en voyant que sa terre était toujours la mieux travaillée du terroir l’avaient surnommé « l’Aliscaire ». Il faut dire que ce nom lui convenait bien et il y répondait avec plaisir.

Une année cependant quand arriva le mois de mars l’Aliscaire, comme tous les ans se mit a bêcher sa terre pour y semer ses pommes de terre et ses haricots. Mais, brusquement (ce qui est assez rare à Séderon) le temps fut nuageux toute la semaine et s’éclaicit tout juste le samedi soir quand notre homme achevait sa pièce.

A peine eut-il terminé sa tranchée qu’il se recula sur la route de Sault pour mieux voir de là son travail et d’en jouir d’un coup d’œil.

Mais soudain, sa chair brune pâlit, ses bras tombèrent le long de son corps, son échine se recroquevilla, ses yeux n’y virent plus et il faillit tomber la face contre terre sur le chemin.

A la fin pourtant, faisant un gros effort, il se redressa, se frotta les sourcils et regardant son guéret retourné :

« Ah  ! saleté de nuages », s’écria-t-il, « que n’avez-vous emporté dans votre obscurité mon renom d’Aliscaire : Est-ce possible, Jan Sucre, que j’ai pu oublier de briser cette bosse  ? » Et le poing serré, il menaçait une motte, penchée, arrogante au beau milieu de sa terre aplanie.

Que «  le tron de l’air (le tonnerre)  » te “cure” comme un rameau de ver à soie, misérable motte  ! Que n’ai-je le bras assez long pour t’écraser et te fondre comme du sel sans abîmer mon bêchage  !  »

Ainsi parlant, il s’arrachait les cheveux, déchirant sa blouse et défonçant le chemin avec ses gros souliers. Mais voici que soudain, au plus fort de sa rage, ilse frappa le front d’un fort coup de poing. Il ne dit plus rien, ses yeux s’écarquillèrent, il prit le chemin de Séderon en filant comme un lièvre.

Arrivé à la maison, trempé comme une soupe, il dépendit un fusil à silex qui lui venait de son aïeul  ; il y mit une bonne charge de poudre avec une poignée de plomb pour lièvre, combla le bassinet et le voilà reparti à toute allure vers sa terre.

A peine arrivé à son terrain, il arma le chien de sa pétoire, l’épaula, visa bien la mauvaise motte et pan, il lâcha le coup  !

Les rochers de la Tour et du Crapon retentirent, ils en tremblèrent et l’Essaillon fit tintouin.

Les vitres des maisons frémirent et les enfants qui s’amusaient dans la rue, affolés, coururent se cacher dans les jupes de leur mère.

Mais l’Aliscaire était tout souriant, la bosse de sa terre, comme l’éclair, s’était évanouie, le plomb à lièvre comme un grumeau de sel l’avait fondue, et maintenant, plus rien ne ressortait sur le guéret uni comme une pièce de toile grise.

Fusil à silex
© Essaillon